Sommes-nous les jouets du destin ? - Juin 2014

La présentation du sujet

« Sommes-nous les jouets du destin ? »

 

Les précédentes représentations théâtrales de Sortie Ouest nous ont une fois de plus introduits dans l’univers de la tragédie antique : là, les hommes sont les jouets des dieux, mais ils sont aussi des héros dans la façon dont ils succombent au Destin qui leur est assigné... C’est précisément ce mixte de misère et de grandeur qui constitue l’essence du Tragique. Même si aujourd’hui le visage du destin est le plus souvent « sécularisé », prenant volontiers l’aspect d’une nécessité dépourvue de sens, il n’en demeure pas moins pour la philosophie l’une des figures fondamentales de l’existence humaine. Cette figure du destin s’oppose frontalement aux philosophies de la liberté qui refuse de considérer l’être humain comme passivement soumis, tel un simple objet de la nature, à l’enchaînement de causes qui ne dépendrait aucunement de lui. Mais de quelle liberté parlons-nous au juste, et doit-on considérer comme nécessairement incompatible nécessité ou destin et liberté ? C’est sans doute en examinant quelques  grandes postures existentielles en réponse à la force du destin – le  héros tragique, le stoïque, la posture chrétienne avec l’histoire de Job, le pessimiste schopenhauerien, le Sisyphe de Camus, ou encore l’Amor Fati nietzschéen revisité par Clément Rosset, que nous pourrons essayer de répondre à notre question de ce soir...  

 

A la suite de notre séance, et pour clore en beauté cette saison philosophique, ceux qui le souhaitent pourront partager un repas en commun sous « Le Chapiteau Gourmand ». A bientôt.

 

Daniel Mercier, le 5 juin2014

 

 

L'écrit philosophique

« Sommes-nous les jouets du Destin ? »

 

Cette question sur l’importance du destin dans nos vies a été abordée dans nos café philo, plus ou moins directement, à plusieurs reprises, à travers la réflexion sur la liberté et le déterminisme, la nature du hasard, ou le commentaire de la métaphore shakespearienne sur le monde comme théâtre dans lequel les  hommes seraient les acteurs,  ou encore lorsque nous nous interrogions sur la maîtrise que nous pouvions avoir sur nos désirs... Nous reprendrons donc en partie certains des éléments de réflexion développés à ces occasions. Ici, c’est donc l’idée d’un destin qui nous « possèderait » et qui gouvernerait nos vies qui est explicitement posée comme centrale. Deux questions se posent : le Destin existe-t-il ? Nous pensons, suivant en cela l’argumentation de K. Popper,  que l’affirmation du destin, comme sa proposition contraire, sont, comme beaucoup d’autres, indémontrables car « infalsifiables » : elles ne peuvent être l’objet d’une réfutation expérimentale. Nous nous contenterons donc plus modestement de montrer comment une telle proposition peut résister à un certain nombre d’objections... La deuxième question - sommes-nous les « jouets » du destin – appelle une réflexion sur la manière dont nous vivons cette éventuelle condition, et si la passivité qui semble attachée à une telle formulation correspond à la réalité de notre expérience. Mais nous devons tout d’abord nous arrêter un instant sur cette idée de destin et ses enjeux.

 

 

L’idée de destin

 

Les héros, jouets des dieux

Destin et déterminisme : transcendance ou immanence ?

Nécessité et contingence : la question de la liberté

L’idée du destin peut-elle coexister avec l’idée de la liberté (en quel sens ?)

 

Différentes « variations » sur l’idée de destin

Schopenhauer et le Destin

Le Destin, figure de l’irréversible et de l’insensé.

« Une épreuve des confins » (quand le destin vient nous « cueillir »...)

 

Jouets du destin ou maître de son destin ?

Le héros, le stoïque, le pessimiste, le chrétien, l’homme de l’absurde, l’Amor Fati...

 

L’idée de destin

 

Du latin « destinare » : « fixer » ou « assujettir ». Cette idée exprime le fait que le cours des événements et des actions qui rythment l’histoire humaine sont fixés d’avance par une puissance supérieure. Le destin apparaît comme une force aveugle contre laquelle les hommes ne peuvent pas lutter, et dont ils ne peuvent pas anticiper l’action (Wikiphilo). Il est d’abord et avant tout associée dans nos esprits au monde et à la cosmologie antique ; à Homère, Sophocle, les Trois Moires, filles d’Ananké, la Nécessité (ou les Trois Parques dans le monde romain), et qui sont les déesses du Destin dont Hésiode disait « qu’elles dispensent aux hommes les biens et les maux ». La tragédie grecque parle de Moïra, c’est-à-dire la Destinée, une et aveugle, au sens de détermination implacable de l’existence. Ce destin obéit à une fin, un « telos » divin, mais dont le sens est caché et inaccessible aux humains. Il a sa « nécessité » ou « ses raisons » (en ce sens Chrysippe l’identifie au logos ou à « la raison du monde »), même si nous ne les connaissons pas.

Cette force aveugle peut être vécue comme en provenance de l’extérieur, évènement imprévisible, mais elle peut aussi se traduire comme « fatum », voix de l’intérieur personnifiée par un « daïmon », qui guide ma volonté.

Enfin, même s’ils entretiennent des liens étroits, le destin ne doit pas être confondu avec le « déterminisme » : si dans les deux cas le cours des événements suit un enchaînement nécessaire, le déterminisme peut quant à lui être connu et anticipé grâce à la connaissance rationnelle et scientifique, et exclut l’idée d’une finalité préexistante, d’origine transcendante,  donnant son sens et sa direction au cours des choses.  

 

Les héros, jouets des dieux (à partir d’un article de l’E.U sur Sophocle de Jacqueline de Romilly). Pour analyser plus profondément la figure du Destin, quoi de mieux que de recontacter celle qui le met en scène avec éclat, la tragédie grecque, et en particulier celui qui représente, après son principal créateur Eschyle, l’équilibre comme la perfection du genre tragique, dont l’épanouissement à cette époque va de pair avec celui de la grandeur nationale. Nous faisons référence à Sophocle. C’est du sort universel de l’homme qu’il traite, au-delà des histoires racontées. Son œuvre est considéré comme un modèle épuré de classicisme. Il y  a beaucoup à dire sur les ressorts de ses tragédies, mais nous n’en retiendrons qu’une dimension, essentielle pour notre sujet : les héros sont les jouets des dieux. Car ses héros si nobles et si courageux semblent tous condamnés à un destin qu'ils ne méritaient pas. Même si, comme chez Eschyle, mais de manière plus latente, des fautes doivent être expiées sur plusieurs générations au nom de la justice divine, ce qui arrive aux héros de Sophocle est disproportionné par rapport aux actes qu’ils ont commis, et qui ne méritaient donc pas des sanctions aussi graves. Tous ces innocents, contre lesquels les dieux préparent des désastres, que souvent ils prennent soin de leur annoncer à l'avance, trouvent leur symbole le plus frappant dans le héros qui est, avec Antigone, le plus célèbre des héros de Sophocle : Œdipe. Les dieux avaient prédit le sort d'Œdipe : il tuerait son père et épouserait sa mère. Or Œdipe a tout fait pour éviter ce sort. Il a fui ce qu'il croyait être son pays, ceux qu'il croyait être ses parents. Et cette fuite l'a précipité dans le sort qu'il voulait éviter. Œdipe roi le présente au sommet de sa majesté, ignorant tout ; et c'est un souverain excellent, passionné de bien et de vérité. Mais son civisme même le lance dans une enquête qui, peu à peu, lui révèle l'horreur de sa propre situation ; et le souverain rayonnant du début reparaît à la fin désespéré, détruit, s'étant crevé les yeux pour ne plus voir ce monde où il n'a plus de place. Quant à sa femme, Jocaste, elle s'est pendue. On ne peut imaginer désastre plus complet, ni moins mérité. Et l'ironie qui veut que son désir de bien agir se soit à ce point retourné contre lui-même souligne, d'un bout à l'autre, le sens tragique de son destin. Cependant, la destruction d'Œdipe porte sans doute témoignage de la faiblesse humaine en face des dieux ; mais elle ne constitue pas pour autant un réquisitoire à l'égard de ces dieux. Ce qui perd Œdipe, malgré lui, n'est donc point une puissance maléfique qui se jouerait de lui à plaisir : c'est une puissance trop haute pour que l'on puisse la juger, trop haute aussi pour que l'on espère jamais résister à ses arrêts. Le sens même de l'œuvre de Sophocle suppose que les dieux y soient très loin au-dessus des hommes. On ne leur demande pas de comptes ; on constate seulement leur pouvoir, avec un respect sans réserves. Leurs décisions représentent le domaine de l'immuable et de l'absolu. La « hauteur » et la majesté des lois divines les protègent de toute critique humaine possible. Malgré sa conscience aigüe des vicissitudes humaines, de la ronde inexorable des joies et des peines, Sophocle ne songe pas à s’en plaindre comme d’une injustice, il lui oppose plutôt l’idée d’un autre monde rayonnant qui est celui des dieux, mais dont on ne sait rien non plus... Cette faiblesse humaine, qui fait que le malheur le plus grand puisse immédiatement succéder au bonheur, Œdipe l’incarne au nom de tous les hommes : « Pauvres générations humaines, je ne vois en vous qu'un néant. Quel est, quel est donc l'homme qui obtient plus de bonheur qu'il n'en faut pour paraître heureux, puis, cette apparence donnée, disparaître à l'horizon ? Ayant ton sort pour exemple, ton sort à toi, ô malheureux Œdipe, je ne puis plus juger heureux qui que ce soit parmi les hommes » (1186-1192).

Mais ce qui est le plus important sans doute, dans ce contexte où les dieux se sont retirés dans un lointain inaccessible, c’est l’attitude des hommes en face de leur destin. Nous reviendrons sur cette dimension plus tard mais nous pouvons retenir dès à présent que s’ils sont les jouets du destin, ils n’en sont pas pour autant des jouets passifs. Ils sont des héros dans la façon même dont ils succombent (Œdipe se crève les yeux, Ajax se suicide...). C’est précisément ce mixte de misère et de grandeur qui constitue le ressort tragique.

Destin et déterminisme : transcendance ou immanence ?

Cette antique question du destin ne cessera pas, sous une forme ou une autre, de hanter la conscience : existe-t-il un lien entre les choses, un fil directeur conduit-il le cours des êtres malgré leur prétention à la liberté et malgré le chaos (apparent ?) du monde ? La singularité  de chacune de nos existences et de leurs œuvres ne renvoie-t-elle pas à l’idée d’un destin individuel ? Toute la pensée moderne a tenté de dénouer la notion de destin en essayant de conjuguer fatalisme et liberté, nécessité et contingence, déterminisme et hasard... Avant d’essayer de fixer les termes de l’alternative telle qu’elle est classiquement présentée, introduisant un clivage métaphysique entre les deux grands « courants » de la philosophie, arrêtons-nous un instant sur les deux ordres de nécessité qui sont convoquées dans cette discussion : si nous partons par exemple de la citation de Shakespeare sur laquelle nous avons réfléchi : « Le monde entier est un théâtre, et les hommes et les femmes n’en sont que les acteurs », métaphore de la vie comme théâtre où les rôles sont déjà définis, la question qui se pose aussitôt est  celle de l’éventuel metteur en scène et de l’écriture de l’histoire jouée ... Nous pouvons ici identifier deux ordres de nécessité : une nécessité d’un ordre supérieur, souvent d’essence divine, qui gouverne le cours des choses et l’oriente vers un but prédéfini. Nous retrouvons là l’idée antique d’un dessein qui nous dépasse mais qui n’en est pas moins opérant (perspective téléologique), que nous retrouvons en particulier dans la philosophie stoïcienne. Mais nous pouvons aussi penser à une nécessité de type spinoziste d’où tout finalisme est exclu : les seules lois de la nature peuvent être alors invoquées pour rendre compte, aussi bien individuellement que collectivement dans le registre de l’histoire humaine, des enchaînements causaux responsables de ce qui est. Au sens originel, l’idée de Destin ne correspond qu’au premier cas de figure. Mais le développement de la pensée de la modernité va souvent de pair avec une forme de « sécularisation » de l’idée de destin, correspondant alors davantage à l’idée du déterminisme, même si la transcendance chassée par la porte peut parfois réapparaître explicitement ou non. Chez Hegel par exemple, nul destin aveugle, mais au contraire le processus historique est la réalisation progressive de l’Esprit, dont chacune des étapes correspond à un moment du développement nécessaire de la Raison, sous la forme de la « conscience de soi ». Ainsi la raison gouverne littéralement le monde. Mais Hannah Arendt n’hésiterait pas à dire que le point de vue de Dieu est plus que jamais présent dans une telle conception de l’Histoire, en lieu et place de l’ancienne Destinée des grecs... Quoiqu’il en soit, la question de l’emprise de la nécessité et du hasard (c’est la même chose, à bien y réfléchir : le hasard n’est-il pas une autre manière de parler de la nécessité, lorsque nous sommes dans l’ignorance des causes qui la déterminent ?) sur nos vies, aux dépens de notre liberté, est essentielle ici, et peut donner lieu à une vision du monde intégralement immanente , c’est-à-dire sans qu’aucun principe de transcendance ne vienne reconduire une quelconque finalité. Pensons par exemple à la  figure de la nécessité et du destin chez Schopenhauer, chez Nietzsche, chez Camus (la pensée de l’absurde à travers le mythe de Sisyphe), ou encore chez Clément Rosset (la pensée du tragique). Mais avant de revenir sur ces pensées, il peut être utile de rappeler très brièvement les arguments des deux thèses concurrentes : l’affirmation de la liberté humaine (comme capacité d’arrachement à toute espèce de déterminisme) contre celle d’une nécessité universelle...

Nécessité et contingence : la question de la liberté

Aristote distinguait ce qui relevait des « affaires humaines » du monde naturel gouverné par des lois. L’ordre humain, qui se veut régi par l’intentionnalité et la finalité du libre choix, de l’action délibérée, ne peut que se heurter à l’idée de la nécessité ou du hasard (si on le définit essentiellement comme « hasard subjectif », c’est-à-dire lié à l’ignorance des causes). Nul besoin en effet de délibérer sur des « entités éternelles » comme les vérités mathématiques ou les lois naturelles qui peuvent expliquer les solstices ou la lever des astres ; et même pour certains évènements humains qui ne sont pas susceptibles d’être produits par nous : « Ainsi un Lacédémonien ne délibère pas sur la meilleure forme de gouvernement pour les Scythes. » (Ethique à Nicomaque). En revanche, ce qui dépend de nous relève de la contingence et n’est pas nécessairement déterminé. « Mais nous délibérons sur les choses qui dépendent de nous et que nous pouvons réaliser ». En vérité Aristote initie ici une séparation entre deux mondes, celui de la nature réglé par la nécessité, et le monde proprement humain qui est celui de la liberté, qui ne cessera d’être reprise –ou contestée – par les philosophes. C’est peut-être Kant qui légitime philosophiquement avec le plus de force ce clivage : celui-ci tend à répondre au problème métaphysique essentiel qui peut se formuler de la façon suivante : comment, dans un univers soumis au principe de causalité, les hommes peuvent-ils conduire une action libre et être responsables de leurs actes ? Car en effet affirmer le déterminisme peut conduire à affirmer que le cours de l’action humaine est fixé d’avance, même si celle-ci est illusoirement vécue comme libre (c’est la thèse de Spinoza). La réponse de Kant passe par la distinction entre un sujet empirique strictement soumis à la loi d’une causalité naturelle, et un sujet « suprasensible » ou sujet transcendantal (c’est pour cette raison que sa philosophie est qualifiée de philosophie idéaliste transcendantale), se déterminant lui-même dans le domaine de la raison pratique (la morale). Kant décrit cette rupture comme l’antinomie entre la nature et la liberté : celle-ci est en effet incompatible avec l’ordre de la causalité présente dans la nature. Elle suppose une transcendance (celle de la loi morale notamment) qui rompt avec l’immanence de l’enchaînement des causes qui caractérise l’ordre naturel, et qui pose la possibilité d’une volonté libre, au delà de toute dépendance causale à des facteurs extérieurs à la raison. Avant Kant, c’est sans doute la philosophie de Spinoza qui pousse le plus loin et avec le plus de force l’idée d’un déterminisme absolue qui s’étend sur toute chose, y compris sur un ordre humain qui se prétend illusoirement « empire dans un empire ». La contingence n’existe pas dans l’absolu, renvoyant simplement à un défaut de connaissance : une chose est nécessaire ou elle n’est pas. C’est à un déterminisme total que sont soumis les individus –via leur essence singulière et l’économie des affects qui les lie à tous les autres -, et le monde qu’ils habitent. Point de rupture ici : l’homme est partie de la nature, et en tant que tel soumis aux mêmes lois de causalité. Il s’imagine libre parce qu’il a conscience de ses désirs et de ses actions mais qu’il est ignorant des causes qui les déterminent. Ce clivage entre ces deux conceptions de l’homme est sans doute la faille la plus profonde qui traverse toute l’histoire de la philosophie...Après Kant, nombreux sont ceux qui défendront cette idée de la liberté, les existentialistes tout particulièrement : non, la nature, pas plus que l’histoire ou la société, ne sont notre code ! Aucune de ces déterminations ne peuvent me définir, et l’existence précède l’essence (ce qui est une autre manière de dire le primat de ma liberté sur tout autre déterminisme). Si Dieu n’existe pas, nous sommes condamnés à être libres. Il y a au moins un être qui surgit dans le monde avant de pouvoir être défini par aucun concept, c’est l’homme. Il surgit d’un monde frappé par la contingence et l’indéterminisme, qui pourrait donc aussi bien ne pas être et qui n’a aucun sens à priori (Sartre, « L’existentialisme est un humanisme »). C’est ce sentiment de la contingence que Heidegger appelle l’angoisse et Sartre « la nausée ». Une telle philosophie ne peut qu’être réfractaire à l’idée de destin : non pas que Sartre ne tienne aucun compte des déterminations auxquelles nous sommes confrontées : d’une certaine façon en effet, nous ne choisissons pas qui nous sommes, et nous sommes dès le départ  embarqués de manière singulière dans ce monde par notre naissance, notre position sociale, notre culture, notre ethnie…etc. Mais il distingue la détermination de la « situation » : nous sommes « en situation », mais non « déterminés »… Nous avons une nature, une histoire, un corps, mais nous ne sommes pas cette nature, cette histoire, ce corps… précisément parce que c’est la liberté qui nous définit, si je puis dire « essentiellement » : «  L’important n’est pas ce que l’on m’a fait mais ce que je fais de ce que l’on m’a fait ».

Pour terminer sur le choix de telle ou telle option philosophique en faveur ou non de l’existence de la liberté au sens ontologique, reconnaissons qu’il excède sans doute toute expérience possible, et qu’il est donc un choix de nature métaphysique. Comme nous le disions en introduction, chacune de ces thèses n’est pas « falsifiable ».

 

 

L’idée du destin peut-elle coexister avec l’idée de la liberté (en quel sens ?)

 

Il faut bien reconnaître que la thèse du déterminisme, ou cette version moderne et séculière du destin d’où l’on a retiré toute référence à une fin transcendante, heurtent dans un premier temps le sens commun d’une expérience que chacun est en mesure de connaître : l’expérience subjective d’une liberté incontournable, à travers les délibérations, les choix que nous faisons, les décisions que nous prenons, les actes que nous posons volontairement. Comment adhérer à l’idée du destin lorsque notre vécu, dans de nombreuses circonstances de la vie, semble attester au contraire de la présence d’un sujet qui exerce une certaine maîtrise sur sa vie ?

 

L’objection qui a souvent était faite à la toute puissance du Destin sur nos vies consiste à avancer cette possibilité toujours présente d’une action délibérée destinée à y échapper : comme dans beaucoup de cas, le malheur (le destin est souvent tragique) qui doit survenir et frapper un personnage donné est annoncé par un oracle, celui-ci a la possibilité de tout faire pour l’éviter et ainsi pourra modifier le futur, pourtant considéré comme « fatal »... La réponse à cette objection est évidemment dans Sophocle et son « Œdipe Roi » : cette tragédie raconte l’histoire d’un enfant à qui l’oracle avait prédit qu’il tuerait son père et ferait l’amour avec sa mère. Ses parents l’abandonnent pour que cela ne se produise pas.... Mais cet abandon même sera indirectement  responsable de la réalisation de cette prédiction, puisque ne connaissant pas ses parents, le cours de sa vie va l’amener malgré lui et à son insu à les rencontrer et à commettre l’irréparable. La décision destinée à contrecarrer le destin est précisément celle qui le précipite. Clément Rosset décrit ce processus comme « l’illusion oraculaire » qui consiste à penser qu’il peut toujours y avoir une alternative au réel - un autre réel plus favorable – (« Le Réel et son Double »). Mais contentons-nous simplement ici de considérer la tragédie de Sophocle et le mythe d’Œdipe comme une métaphore de la vie dans cette perspective déterministe : la nécessité absolue du monde et de la trajectoire de ma propre vie est tout à fait compatible avec ma liberté d’action.

 Il est empiriquement indiscutable que nous faisons des choix, délibérons, prenons des décisions. Que nous pouvons parfois être contraints par d’autres hommes, et que d’autre fois nous pouvons agir librement, c'est-à-dire sans ce genre de contraintes (autrement dit, la liberté au sens de la philosophie politique n’est pas en cause). Bref que nous agissons selon notre gré, c’est à dire volontairement : je peux vouloir ce que je fais, mais en revanche rien ne me garantit que ce vouloir est lui-même libre (je suis là avec vous ce soir parce que j’en ai décidé ainsi librement, mais la question est : ce vouloir est-il lui-même libre, ou est-il à son tour déterminé par des causes que j’ignore, ou dont je n’ai conscience que très partiellement ?). Autrement dit, je ne suis nullement contraint contre ma volonté à faire ou penser ceci ou cela, mais peut-être suis-je contraint à avoir nécessairement le désir ou la volonté de penser ou d’agir ainsi. L’expérience quotidienne du libre arbitre où je me représente comme agent libre à l’origine d’une chaîne causale d’évènements est bien réelle, même si cette liberté-là (liberté au sens métaphysique ou ontologique) peut n’être qu’une illusion. Pour exemplifier le ressort et les enjeux de cette thèse selon laquelle l’expérience subjective de la liberté n’est pas nécessairement la preuve de l’existence d’une volonté libre et par définition indéterminée, suivons Clément Rosset dans un de ses premiers livres, « La philosophie tragique », lorsqu’il nous parle du « choix » de Rodrigue dans le Cid. Lorsque celui-ci, entre le devoir filial et son amour pour Chimène, choisit le devoir, n’est-il pas libre ? Ne s’agit-il pas de l’exemple même de l’exercice d’une authentique liberté morale ? Rodrigue est libre de choisir entre son désir et la morale, et choisit le devoir. Il est ainsi méritant dans son choix souvent qualifié de « cornélien », et responsable de son héroïsme. Pour Clément Rosset, ce type d’analyse est complètement illusoire : « Rodrigue préfère et ne choisit pas : il n’y a pas réellement conflit entre la grandeur héroïque par renoncement moral et la joie personnelle, dût-il en coûter l’honneur ; il n’y a que la générosité de Rodrigue, et il suffit juste de savoir laquelle de ces deux voies est la plus généreuse. Ce n’est pas sa liberté qui choisira, mais « le plateau  le plus lourd qui imposera son choix » à la volonté de Rodrigue déjà soumise au verdict de l’honneur. Une fois sa décision prise, le héros cornélien constate en effet avec enthousiasme la nécessité de son attitude, à quel point il lui était impossible de choisir autrement ; « avec quelle joie il constate l’inexistence de sa liberté ». Point de regret, car il n’a fait que subir l’évidence de la supériorité d’un bien sur un autre. » Autrement dit, l’action de Rodrigue peut tout à fait s’inscrire dans une perspective philosophique où prime la détermination et le destin sur une quelconque liberté.

 

Mais ce qui importe ici est de retenir que nous faisons l’expérience subjective du choix et de la prise de décision, même si « in fine » celui-ci n’est pas le fruit d’une volonté libre. Peut-être qu’en effet, comme semble le soutenir Henri Atlan (« Les étincelles du hasard »), du point de vue « absolu » d’une réalité éternelle et infinie, « rien ne change jamais sous le soleil » et « tout est déjà là » déplié devant nos yeux (c’est la conséquence ultime de l’hypothèse d’une nécessité absolue gouvernant l’univers)....Toujours est-il que nous vivons dans la durée d’un temps qui s’écoule et que nos actes sont subjectivement vécus comme à l’origine d’une chaîne causale susceptible d’introduire  « quelque chose de nouveau dans le monde » (Hannah Arendt). Cela n’empêche donc en rien l’expérience subjective du choix et le sentiment d’être tourné vers le futur et la nouveauté. Cette vision du monde difficile et exigeante a longtemps provoqué – et continue de le faire – résistances et échappatoires des philosophies « humanistes » de la liberté, qui brandissent souvent le libre-arbitre contre la science, et ceci d’autant plus que celle-ci apporte de plus en plus d’explications sur les mécanismes qui déterminent, de façon purement causale, les comportements des organismes, y compris des organismes humains. Mais cette conception déterministe ne supprime nullement les conditions de toute liberté. Il ne faut plus alors penser que pour qu’il puisse y avoir liberté humaine, il doit nécessairement exister hasard (au sens « objectif ») et indétermination. Il ne faut plus poser la liberté humaine « dans les trous du déterminisme » (Atlan). Accepter au contraire que ces choix que nous faisons ne sont pas aussi libres que nous le pensons, mais déterminés par de multiples séries causales dont nous ne pouvons que prendre une connaissance limitée. Il est vrai en même temps qu’une telle conception rend l’idée du destin d’une certaine manière imparable : Œdipe fait tout ce qui est en son pouvoir pour s’éloigner de son père et de sa mère, et c’est précisément cela qui le précipite vers l’issue fatale... Le destin retombe toujours sur ses pieds quelque soit nos efforts pour nous en soustraire. Nous retrouvons là la même idée que celle évoquée avec H.Atlan : dans cette perspective déterministe (que celle-ci soit finalisée ou pas, cela n’a pas d’importance ici), il n’est pas possible, dans l’absolu, de s’écarter un tant soit peu des chemins tracés... Mais encore une fois, et c’est peut-être l’essentiel, même si nous admettons que « tout est écrit » d’une certaine manière, cela n’annule absolument pas, d’un point de vue relatif, l’impact de nos actions sur nos vies et sur le monde, puisque qu’elles sont de toute façon incluses et prévues dans le plan du Destin ! En ce sens, l’idée du destin est une croyance qui ne doit pas influer négativement sur la manière dont nous entendons intervenir dans nos existences (individuellement ou collectivement). Et nous n’avons aucun moyen de savoir en toute certitude s’il gouverne sans partage ces dernières, ou si au contraire il n’est qu’une illusion...

 

Henri Atlan insiste sur l’importance que nous devons accorder à l’ignorance assumée (de toutes les causes mais aussi des conséquences) dans laquelle nous nous trouvons lorsque nous sommes amenés à poser un acte. La conscience du hasard comme ignorance des causes, et reconnaissance de l’impossibilité de choisir « en connaissance de cause », est une ouverture qui peut empêcher la possibilité d’un enfermement dans un sens préfabriqué ou dans un désir de rationalisation à tout prix. « L’ignorance reconnue est préférable à un faux savoir. » (Atlan).

Nous pourrions comprendre la philosophie de l’histoire implicite ébauchée par Hannah Arendt en la revisitant à partir de cette profonde observation : car son problème est de savoir comment l’on peut penser l’action humaine définie comme action libre, et refuser « le déterminisme » de cette conception de l’histoire (selon elle la conception marxiste, mais il serait sans doute plus juste de dire « marxiste-léniniste ») qui en fait un processus « naturel-historique », soumis à des lois comme le monde physique, réduisant d’autant l’espace pour la politique, c’est-à-dire pour des projets de volontés « libres ». Nous pourrions soutenir qu’une vision déterministe de l’histoire peut rester « ouverte » à beaucoup de possibles à échelle humaine, à condition de garder vigilante notre lucidité sur l’aspect fini et limité des connaissances que nous pouvons acquérir sur ses processus. Et affirmer comme Arendt que les évènements, comme produits de l’action humaine, échappe à la prévision. Selon elle en effet, les actions relèvent de la catégorie du possible et non de la nécessité ; ils auraient pu aussi bien ne pas advenir. Il est possible d’expliquer un fait historique à postériori (par exemple les « Origines du totalitarisme ») par un certain nombre de facteurs, mais ceux-ci ne sont pas des causes au sens où ils produiraient immanquablement ces effets. Il se trouve que ces différents facteurs ont « cristallisé » ou « coagulé » entre eux pour produire le totalitarisme, mais cela aurait pu ne pas se produire. En ce sens, il est très difficile, voire impossible, de prévoir l’avenir. Sinon en effet, le futur s’évanouit ; c’est comme s’il est déjà passé en quelque sorte, puisqu’il ne peut pas plus être modifié que le passé. Le point de vue de l’Histoire, comme celui présent dans la philosophie de Hegel ou Marx, est un succédané du point de vue de Dieu. Arendt nous propose d’adhérer au seul temps authentique de « l’homme fini », celui du futur réel (qui est au fond celui du présent…), c’est-à-dire un monde ouvert à la possibilité.

Il serait par ailleurs faux de penser que l’homme peut façonner l’histoire. Notre inscription temporaire dans une histoire qui nous précède et qui perdurera longtemps après, doit nous inspirer de la modestie : nous pouvons agir politiquement dans et pour le présent mais sans vraiment savoir ce que nous sommes en train de faire pour l’avenir de l’humanité. Il ne faut pas confondre agir politiquement et faire l’histoire. Nous sommes sans doute les acteurs de l’histoire, mais les résultats de nos actions ne sont pas prévisibles et nous ne pouvons donc pas nous considérer comme les auteurs ou les sujets de cette histoire.

Nous dirons en conclusion que cette conception de l’histoire est paradoxalement compatible avec une hypothèse déterministe, à condition de ne pas confondre cette position de principe avec la connaissance factuelle que nous avons de ces déterminismes ! Sauf à penser, comme le dit Arendt, que nous pouvons adopter le point de vue de Dieu, celui d’un entendement infini.

 

Différentes « variations » sur l’idée de destin

 

Schopenhauer et le Destin

Pour Schopenhauer (lire à ce sujet sur son site Internet le texte de Jacques Darriulat, Introduction à la philosophie esthétique, « Schopenhauer et la tragédie »), sans doute le premier philosophe de la modernité à avoir repris avec autant de force la thématique du destin, ceci  dans une version très pessimiste, les protagonistes sont les jouets d’un destin métaphysique qu’ils ignorent. Lutte sans fin des individus les uns contre les autres, poussés par le vouloir-vivre, pulsion de vie aveugle. Ce côté terrible de la vie est justement « représenté » par la tragédie : « la misère de l’humanité, le règne du hasard et de l’erreur, la chute du juste, le triomphe des méchants (« Le monde comme Volonté et Représentation ») ». Quelque soient les motifs au nom desquels les personnages de la tragédie doivent agir, ils doivent avant tout expier la seule faute qui vaille, celle d’être nés, d’être venus sur la scène d’un théâtre manifestement absurde (reprise de la métaphore shakespearienne), et mourir consumés du désir qui les brûle. Il ne s’agit pas d’un destin exceptionnel, mais c’est au contraire le destin irrévocable de tout vivant. La tragédie en tant que représentation doit nous aider à considérer avec recul une existence vouée à la douleur, et donc à s’affranchir de ce vouloir, à éteindre sa « rage ». La révélation de cette idée que le monde, la vie sont impuissants à nous procurer aucune satisfaction véritable et sont par suite indignes de notre attachement, constitue pour Schopenhauer, la dimension « sublime » de la tragédie.

Le destin n’est donc plus une force extérieure et impersonnelle qui caractérisait la conception des anciens, mais cette force aveugle à l’intérieur de nous de la « volonté », déterminée par ce qu’il appelle « le principe d’individuation »[1]. Il distingue ainsi trois formes de destin : la perversité d’un caractère monstrueux (par exemple Richard III), le destin aveugle dû au hasard (c’est le cas du destin d’Œdipe selon lui), mais surtout celui qui lui paraît de loin le plus intéressant : la seule logique de la situation dramatique et des relations réciproques entre protagonistes. Chacun peut alors reconnaître dans la situation tragique l’image de sa propre existence : « Ce procédé dramatique me paraît infiniment meilleur que les deux précédents ; car il nous présente le comble de l’infortune non comme une exception amenée par des circonstances anormales ou par des caractères monstrueux, mais comme une suite aisée, naturelle et presque nécessaire de la conduite et des caractères humains, si bien que de pareilles catastrophes prennent, grâce à leur facilité, une proximité redoutable pour nous-mêmes » (« le M comme V et comme R »). Il n’y a en vérité rien de noble ni de sage dans la tragédie de l’existence Nous sommes ici très proche de la formule du Macbeth de Shakespeare : « une histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien ». Conception moderne avant la lettre, il est peut-être le premier à percevoir que la vérité de la tragédie n’était pas celle de l’héroïsme (« vanité qui se flatte elle-même ») mais de la banalité : la volonté qui les fait se mouvoir comme des marionnettes, les personnages entrent dans la situation qui doit irréversiblement les broyer, attisant la force aveugle du vouloir qui les pousse à s’exterminer les uns les autres. On est impressionné par la manière dont chacun s’enfonce dans son rôle sans pouvoir en sortir. C’est ainsi que le grand metteur en scène de toute tragédie, est la machine infernale du vouloir-vivre. Bien loin de penser comme beaucoup que la tragédie représente la lutte de l’homme contre le destin, « le destin est tout-puissant, et combattre contre lui serait la plus sotte des audaces » (Œdipe est ici exemplaire). Il en est ainsi du monde : toujours « les mêmes personnages », « les mêmes passions », « le même sort », « les motifs et les événements varient, il est vrai, dans les différentes pièces, mais l’esprit des événements est le même » (« le M comme V et comme R »).

 Le Destin, figure de l’irréversible et de l’insensé.

Cette « structure de malheur », dont parle aussi Ricoeur, dont on ne peut sortir, représente cependant une version particulière du destin, que Schopenhauer développe effectivement jusqu’à son terme ultime. Mais le destin ne comporte pas toujours ce caractère funeste ; il se caractérise toujours, en revanche, par son sentiment de l’irréversible et la dimension de l’insensé. Nous sommes ainsi inexorablement embarqués dans des histoires sur lesquelles nous n’avons pas une grande maîtrise, à commencer par l’issue fatale de la mort...  Le finalisme métaphysique en faveur d’une quelconque « providence » divine (comme chez les stoïciens) a disparu, et laisse place à une existence pour laquelle le tragique est d’autant plus brutal qu’il n’obéit à aucun dessein, même caché. Le destin tragique des héros grecs est remplacé par une philosophie qui s’intéresse à un sentiment du tragique constituant le tissu même de l’existence ordinaire, dans sa banalité première. La « philosophie tragique » de Clément Rosset en développe toutes les conséquences : absence totale de justification et de sens de la vie, combiné à son caractère hasardeux (mais le hasard chez Rosset est une forme de nécessité dénuée de toute raison d’être transcendante, et peut pas conséquent être rapproché de la nécessité causale spinoziste…), précaire, et cependant unique autant que quelconque. Pourquoi les hommes ont-ils à souffrir ? Pourquoi tant d'hommes ont-ils à vivre leur vie sous le signe du malheur alors que leur attente est de vivre une vie heureuse ? Pourquoi, enfin, celui qui espère tout de la vie est-il, en fin de compte, voué à mourir ? Interroge François Chirpaz[2]. Mais le tragique est « ce qui laisse muet tout discours, ce qui se dérobe à toute tentative d’interprétation» (Clément Rosset), se réduisant à un silence stupéfait… Le caractère insensé de l’existence va être aussi exprimé par Camus à travers son « sentiment de l’absurde », incarné par Sisyphe, qui fait partie de ces nombreux personnages de la mythologie grecque châtiés pour avoir voulu affronter les dieux et rivaliser avec eux. Le destin de Sisyphe va ainsi consister à remonter sans fin un rocher sur le sommet de la montagne (celui-ci en effet roulera en bas aussitôt qu’il atteint ce sommet). Cette tâche sans fin va incarner le sort de nos vies et la répétition d’activités dont le résultat ultime est nul ou incertain, et dont l’issue finale ne peut être que la mort. Ce destin tragique qui est en quelque sorte la « toile de fond » de notre existence, s’exprime aussi très concrètement à partir d’évènements tragiques, toujours associés à la mort d’une façon ou d’une autre. Mais à quoi correspond subjectivement une telle expérience ? Dans quelle circonstance nous y avons accès ? Comment cette dimension tragique du destin habite notre expérience ordinaire ? François Chirpaz, dans un article intitulé « Dire le tragique », nous propose en quelque sorte les linéaments d’une« phénoménologie » de ce vécu...

 

« Une épreuve des confins » (quand le destin vient nous « cueillir »...)

Le tragique habite l’expérience ordinaire comme « épreuve des confins » : cela signifie qu’est toujours proche, quoique le plus souvent enfouie, « la part énigmatique d’une altérité inquiétante qui est la mort même ». Bien sûr, le temps de notre jeunesse passé - celui de l’inconscience par rapport à la mort – laisse place à un état « adulte » où nous nous savons mortels ; mais ce « savoir » a un statut étrange car en réalité nous le savons sans le comprendre vraiment. La mort est certes le lot du vivant mais, pour soi-même, cela relève d’un futur lointain, horizon jamais réellement pris en compte... Mais il arrive toujours un moment où l’épreuve survient sous sa forme extrême et devient un proche immédiat... L’existence est dessaisie alors de toute prérogative et de toute maîtrise sur son destin, « livrée à la terreur de ce qui lui arrive, et incapable de la moindre parole qui lui accorderait la distance nécessaire. ». Nous retrouvons là la notion de « phobos » chez Eschyle, qui signifie l’effroi qui rend muet, et qui « me défend de joindre mes paupières par un sommeil paisible », ou encore Job en proie au tremblement qui imprime sa marque à chacune de ses paroles, à chaque fois qu’il est mis à l’épreuve par Dieu (Le livre de Job, la Bible).

 

Jouets du destin ou maître de son destin ?

 

Nous aborderons maintenant la question peut-être la plus importante : peut-on retenir cette formulation indiquant une passivité absolue (être « les jouets » du destin) des êtres humains par rapport aux prérogatives du destin ? Schopenhauer nous disait déjà que toute tentative de résister ou de lutter contre le destin était vaine, contrairement à ce que la tragédie antique prétendait représenter : « le destin est tout-puissant, et combattre contre lui serait la plus sotte des audaces » (Œdipe serait ici exemplaire). Ce retour aux héros de la tragédie antique est en effet révélateur car il semble répondre négativement à notre présente question : les héros de Sophocle (Œdipe, Ajax, Héraclès, Antigone...) ne sont pas les jouets passifs des desseins impénétrables des dieux, au sens où la seule chose qui importe finalement est l’attitude qu’ils opposent à ce qui leur arrive. Nous l’avons déjà évoqué : si ce sont des héros, c’est précisément à cause de la grandeur de ces attitudes, opposée à la faiblesse de leur condition (humaine), qui est responsable d’une telle exposition à des évènements sur lesquels ils n’ont aucune prise. Autrement dit, même si les hommes n’ont pas la possibilité de modifier le cours de leur destinée, ils ont le choix d’y réagir ou de « faire avec » de différentes manières... Cette capacité, inhérente à leur liberté[3], est aussi une façon de reprendre le destin à son propre compte. Nous voudrions montrer à l’aide de quelques exemples, et à la suite de ce qui a déjà été dit concernant les héros des tragédies grecques,  ce que peut concrètement signifier une telle ressource  humaine sur le destin.

 

La présentation de ces quelques « postures » existentielles sera nécessairement trop brève... Chacune d’entre elles justifierait un long développement.

 

Bien jouer son rôle : la « posture » stoïcienne

« Il dépend de toi de bien jouer ton rôle, mais non de le choisir », Epictète.   

Le rôle que l’on est amené à jouer, les buts que nous poursuivons, sont dépendants de la Fortune ou Providence. C'est cette providence qui distribue à chacun le rôle qu'il est appelé à jouer ici-bas. Je ne suis donc pas l’auteur de mon rôle ; en revanche, il m’appartient d’être un bon acteur. Pour un stoïcien, il est essentiel de distinguer les choses qui dépendent de nous et celles qui n’en dépendent pas. La plupart des choses qui nous arrivent sont à comprendre du point de vue d’une cosmologie finaliste d’un monde harmonieux gouverné par la Providence ; Nous n’avons donc pas le choix, mais nous devons « préférer » ce qui arrive à tout autre chose. Vouloir ce qui nous arrive n’est-il pas une manière de reprendre l’initiative ? Notre liberté réside non dans les choses qui nous arrivent mais dans la représentation que nous nous faisons de ces choses. Et nous avons donc toujours le pouvoir de vouloir ce qui nous arrive, non dans une démarche de résignation, mais dans un mouvement actif d’acquiescement ou d’assentiment. L’essentiel n’est donc pas ce que nous jouons (le maître ou l’esclave…), mais la manière dont nous le jouons.

 

Job mis à l’épreuve

Alors qu’il est heureux et comblé, Job, homme juste et généreux, est soumis à l’épreuve conjointe de Dieu et du Diable (alliance insolite !), et va tout perdre : tous ses enfants, tous ses biens... Lorsque cela arrive, il tombe à terre en disant notamment : « Le Seigneur a donné, le Seigneur a repris, loué soit le Nom du Seigneur ». Satan lui inflige peu de temps après une maladie (toujours en accord avec Dieu), un « ulcère malin », mais Job ne se rebelle toujours pas contre Dieu. Ses amis ne peuvent s’empêcher de penser que Job a péché pour mériter une telle punition divine, malgré ses dénégations. Un dialogue entre Dieu et Job va intervenir, où Dieu lui demande s’il comprend vraiment ce que signifie être responsable du monde comme il l’est lui-même. Job avoue que non et demande à Dieu de lui pardonner. Dieu va rapidement restaurer la fortune de Job, lui donnant le double des richesses qu'il possédait, et 10 enfants. Ses filles furent les plus belles du pays, et reçurent l'héritage de leur vivant. Job vit une vie sainte et heureuse et mourra d'une belle mort. Et d’autre part Dieu condamne ses amis pour avoir penser qu’il y avait une correspondance entre vertu ou vice d’un côté, récompense et punition divine de l’autre... L’interprétation de cette histoire biblique a soulevé beaucoup de discussions et de polémiques, mais trois points saillants apparaissent de mon point de vue : le caractère impénétrable des voies divines, une forme de soumission au dictat de l’au-delà qui rejoint d’une certaine façon l’acceptation du tragique de l’existence, mais surtout la permanence de l’amour de Dieu quelque soit les souffrances et injustice infligées ... Et ce qui caractérise en filigrane  l’attitude de Job est peut-être surtout son espérance malgré le plus grand des malheurs. L’épreuve infligée n’est-elle pas un test visant à mesurer cette foi/espérance ? L’espérance me semble ici intimement et symétriquement  reliée à la douleur comme constitutive de la condition humaine, qui devient par la même investie d’une valeur intrinsèque. Ainsi nous pouvons peut-être faire l’hypothèse que la prise de conscience chrétienne du tragique de l’existence ne va pas sans la souffrance assumée de « cette nuit » et de cette « part d’ombre » (expression utilisée par F.Chirpaz) inhérente à une existence privée ici-bàs de tout sens. Seule la foi et l’espérance sont en mesure de nous faire franchir victorieusement pareilles épreuves de la vie. L’acceptation est certes commune avec le stoïcisme, mais un certain « dolorisme » (pour le christianisme la souffrance de Job peut être apparentée avec le Christ, « Dieu souffrant »)  et le recours à l’espérance en Dieu sont peut-être les marques de fabrique du christianisme dans ses rapports avec le destin. Une enquête plus approfondie serait dans tous les cas nécessaire...

 

Sisyphe et son rocher

C’est le Sisyphe revisité par Camus (« Le mythe de Sisyphe ») qui doit retenir notre attention, car il va en pervertir le sens initial, qui rejoint celui de tous ces personnages de la mythologie grecque qui sont châtiés pour avoir voulu affronter les dieux et rivaliser avec eux. Le destin de Sisyphe, comme chacun sait,  va  consister à remonter sans fin un rocher sur le sommet de la montagne (celui-ci en effet roulera en bas aussitôt qu’il atteint ce sommet). Cette tâche sans fin va incarner le sort de nos vies et la répétition d’activités dont le résultat ultime est nul ou incertain... La punition des dieux est choisie pour le caractère effectivement tragique d’une vie répétitive et sans espoir... Pour Camus, Sisyphe pose donc cette question fondamentale, et première, surpassant toues les autres par son importance : la vie vaut-elle la peine d’être vécue ? C’est la question du suicide. « Je juge donc que le sens de la vie est la plus pressante des questions. ... ». La question reste sans réponse, et Sisyphe est condamné à répéter une tâche qui n’a pas de sens... Le seul lien qui unit l’homme au monde est ce sentiment de l’absurde né de la confrontation entre le désir de bonheur et de raison qui anime l’homme au plus profond de lui-même, et le silence déraisonnable du monde. Mais la seule réponse cohérente selon Camus n’est pas le suicide (notons ici qu’il constitue effectivement une réponse possible...) mais celle qui consiste à faire vivre jusqu’au bout les conséquences de cet absurde né de ce divorce. Assumer par conséquent ce divorce, c’est-à-dire la révolte. Cette révolte consiste à s’employer corps et âme à notre vie d’homme, comme Sisyphe soulève son rocher, sans aucun espoir d’achèvement. Ainsi la grandeur tragique de Sisyphe réside dans sa conscience de l’impossibilité de réussir. Il est en cela « supérieur à son destin ; plus fort que son rocher ». La perspective classique du mythe se renverse et l’homme devient maître de son destin. La tragédie commence toujours à partir du moment où le protagoniste « sait »... Parfois Sisyphe, redescendant la montagne, peut être submergé par la détresse, c’est alors le rocher qui gagne... mais d’autres fois, il peut être gagné par la joie. Comme Œdipe aveugle et désespéré qui fait retentir une parole démesurée : "Malgré tant d'épreuves, mon âge avancé et la grandeur de mon âme me font juger que tout est bien."(« Œdipe Roi, Sophocle »). Il n’y a alors plus place pour des douleurs inutiles à cause de la punition d’un dieu quelconque, mais le destin est devenu « une affaire d’homme ».  En assumant leur châtiment et la responsabilité de leur acte, Œdipe comme Sisyphe peuvent selon Camus s’affranchir des dieux et devenir actif dans le choix d’une vie qu’il devait subir au départ. « La clairvoyance qui devait faire son tourment consomme du même coup sa victoire. Il n'est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris ». L’homme de l’absurde sait maintenant qu’il n’y a pas de destinée supérieure - ou que s’il y en a une il l’a juge méprisable-, et qu’il est lui-même l’auteur de son propre destin, qu’il est maître de ses jours. Il faut commencer par accepter la nuit sans fin pour pouvoir profiter du soleil... Car la nuit n’épuise pas tout, tout n’est pas terminé avec elle...   Le choix de l’homme se situe dans la possibilité de ce retournement, persuadé de l’origine toute humaine de tout ce qui est humain. Il s’agit par conséquent d’adhérer à l’existence, vivre sa vie, et continuer de lui donner le sens que nous choisissons de lui donner... Plutôt que de céder au sentiment de l’absurde, il faut au contraire continuer à remonter son rocher, « tel Sisyphe heureux », et continuer à faire valoir nos choix et nos engagements. Voilà à coup sûr encore une autre posture philosophique et existentielle qui, tout en partageant avec les précédentes une forme d’acceptation (comment faire autrement ?), s’en distingue radicalement par le rejet de tout recours « extra-naturel » à une quelconque perspective téléologique, et embrassant jusqu’au bout l’absurde comme étant « une affaire d’homme ».

Un tragique « joyeux » ?

Nous terminerons cette petite exploration avec une dernière figure du tragique qui se distingue également de toutes les autres, même si au premier abord elle semble avoir beaucoup de point commun avec l’absurde de Camus. Il s’agit de la figure du tragique telle que nous pouvons la trouver chez Clément Rosset. Là encore, contrairement à la cosmologie stoïcienne, le caractère énigmatique de l’existence est mis en avant : elle est insensée, irraisonnable, peut être invivable, génère toutes les souffrances, et pourtant elle est pourtant compatible avec une profonde et intense jubilation. Quel est donc le secret de la vie ? Pourquoi, même si le diagnostic posé par Shakespeare peut apparaître comme justement lucide, pouvons-nous suivre Nietzsche ou Clément Rosset lorsqu’ils affirment son caractère précieux et joyeux ? En quoi pouvons-nous soutenir cette solidarité entre le tragique le plus absolu et la joie la plus profonde ? Contre toute tentative de fuite ou de représentations erronées du réel tentant de lui substituer des doubles illusoires, contre toute tentation pour voir ce qui n’existe réellement pas, nous propose la matrice de l’acquiescement inconditionnel que nous pouvons résumer ainsi : ce qui est, est ; ce qui n’existe pas, n’existe pas. Ces formules lapidaires montrent la difficulté du langage à décrire le réel dans sa nudité insaisissable (alors qu’il est prompt à décrire le faux…). Toute l’œuvre de Rosset, qui la rapproche en cela de la littérature, va consister moins à l’expliquer qu’à le « capturer ». Quant aux questions posées concernant le caractère somme toute énigmatique aussi de la joie, elles n’ont pas de réponse raisonnable, « car l’approbation de la vie est indicible » (« La Joie. Une force majeure », Clément Rosset) ; sinon que la contradiction précédemment évoquée  constitue précisément ce qui fait le paradoxe de la joie : cette disposition à la réjouissance est  indépendante de tout objet ou situation particulière (ce qui ne signifie pas que tel objet ne puisse pas être l’occasion ou mieux le prétexte d’une manifestation de joie) ;  plutôt « joie générale qui consiste à vivre, à s’aviser que le monde existe et qu’on en fait part ». Joie de vivre tout simplement, dans la lucidité du mystère de son caractère irrationnel, car rationnellement toujours indéfendable, mais condition nécessaire de la vie menée en conscience et connaissance de cause (c’est-à-dire nous sachant incapable de dire pour quoi ni en vue de quoi nous vivons.). Il serait inexact de penser que cette attitude de l’homme du « tragique » rejoint celle de l’homme de l’absurde de Camus : dénoncer l’absurde du monde, c’est encore dire qu’il n’est pas comme nous voudrions qu’il soit... Le sentiment de l’absurde est selon Rosset encore une façon de ne pas endosser la position tragique : nous n’avons rien à revendiquer, à déplorer. Notre révolte est de trop ; elle ne peut être une posture définitive. Ce qui est, est, et il n’y a rien à redire. Demander des comptes au monde est encore une manière de fuir le réel. An nom de quoi, de quel folle présomption pourrais-je exiger ou même souhaiter que le monde fût autrement qu’il n’est ? Il suffit simplement de soutenir sans plaintes le caractère insensé et insignifiant de cette vie, ce qui même, paradoxalement, peut aller de pair avec une forme d’allégresse, celle de notre passion inconditionnelle pour cette même existence, aussi précaire et insensée soit-elle...  Quand Camus dit que la seule réponse de l’homme à l’expérience de l’absurdité de l’existence est de l’assumer jusqu’au bout, c’est-à-dire d’y répondre par le défi, l’engagement, le choix réitéré, Rosset lui rétorquerait sans doute qu’il n’y a aucun défi à relever, le sentiment de l’absurde n’étant en quelque sorte que l’effet d’une révolte beaucoup trop égocentrique... Le point de désaccord fondamental concerne cette question du défi devant « l’irrationalité du monde » : le monde est seulement nécessaire autant qu’hasardeux pour Clément Rosset (hasardeux au sens où il ne relève d’aucun sens ou finalité particulière), et donc aucun « scandale », ni aucune « injustice » ne pourrait venir alimenter un tel questionnement. 

Il est encore moins question de s’installer, comme nous y encourage la pensée chrétienne, dans les affres d’une conscience malheureuse et inquiète, et « d’assumer » la douleur inhérente à notre condition (cf. le Livre de Job). Cette forme d’insatisfaction chronique devant le réel serait vraisemblablement jugée masochiste et ressentimentale par Clément Rosset. Ce qui est, est. « Ainsi soit-il » dirait malicieusement Raphaël Enthoven. Si Shakespeare a raison, si les dieux nous font jouer des rôles dont ils nous cachent le sens (Hésiode : « Les dieux ont caché ce qui fait vivre les hommes »), alors seul le goût de vivre la vie que l’on vit, nonobstant son caractère « insensé », dont la vraie source est la force vitale elle-même, et qui dispense précisément de tout espoir de « changer la vie » - espérance dérisoire, substitutive à la vraie vie – demeure l’option la plus conséquente[4].

 

A l’issue de ce petit florilège des attitudes possibles face au destin tragique de la vie même, qui est sans doute très incomplet, nous pouvons mesurer à quel point, si nous sommes  d’une certaine façon les « jouets du destin », d’une autre façon nous pouvons en devenir maître (il s’agit bien sûr d’un oxymore) par le type de réponse existentielle que nous développons. Rappelons ici la belle phrase de Montaigne : « Il n’est rien si beau et si légitime que de faire bien l’homme et dûment, ni science si ardue que de bien et naturellement savoir vivre cette vie. ». Le héros tragique, le stoïque, le pessimiste schopenhauerien, Job, le Sisyphe de Camus, L’« Amor Fati » de Nietzsche ou de Rosset, ne nous propose-t-il pas chacun à sa façon des versions possibles de ce en quoi consiste « faire bien l’homme » ? Au-delà des rôles particuliers que nous endossons, des péripéties de l’existence que nous traversons, et même de l’issu fatale à laquelle nous sommes tous conviés, notre liberté s’enracine dans ce rapport au monde, aux autres et à soi-même que nous sommes, du moins en partie, susceptible de penser, et donc aussi de vivre.

 

Daniel Mercier, le 19/05/2014

 



[1] Principe selon lequel nous percevons illusoirement cette « volonté », qui est essentiellement « une » et la même dans tout l’univers quelque soient les êtres, comme plurielle et fragmentée sous la forme de volontés individuelles et antagonistes. Nous retrouvons chez Schopenhauer une idée voisine de la conception bouddhiste de l’illusion du moi comme entité indépendante et de son « extinction » recherchée. Il l’a d’ailleurs explicitement revendiqué.

 

[2] Philosophe chrétien né en 1930, agrégé de philosophie. Professeur à l’Université de Lyon. Auteur de quelques ouvrages, en particulier un « Que sais-je ? » sur le tragique.

[3] Se reporter à ce sujet au paragraphe précédent : « L’idée du destin peut-elle coexister avec l’idée de la liberté ? »

[4] Il faudrait développer ici l’argumentation de Clément Rosset concernant l’autre option, celle d’une espérance qu’il considère « névrotique », et surtout symptôme moderne d’une défaillance, d’un défaut de force, d’une incapacité à vivre cette vie. Non pas qu’il ne faille pas chercher à faire reculer scandales et horreurs perpétrés par l’homme, mais il est illusoire de croire qu’une découverte scientifique ou une amélioration de l’organisation sociale pourrait nous permettre d’en finir avec le malheur inhérent à l’existence. C’est estomper l’essentiel au profit de l’inessentiel. Cf. Une force majeure, p 27 à30 (les Editions de Minuit)