Qu'est-ce que l'autorité ? A quelles conditions est-elle légitime ?
CAFE PHILO SOPHIA
Samedi 14 avril 2018 à 17h45 à la Maison du Malpas
Le Sujet
"Qu'est-ce que l'autorité ? A quelles conditions est-elle lègitime ?"
Présentation du Sujet
CAFE PHILO SOPHIA
Samedi 17 février 2018 à 17h45 à Sortie Ouest
Le Sujet
"De quoi l'amour est-il le nom ?"
Présentation du Sujet
En savoir plus : https://www.cafephilosophia.fr/sujets/de-quoi-lamour-est-il-le-nom/CAFE PHILO SOPHIA
Samedi 17 février 2018 à 17h45 à Sortie Ouest
Le Sujet
"De quoi l'amour est-il le nom ?"
Présentation du Sujet
En savoir plus : https://www.cafephilosophia.fr/sujets/de-quoi-lamour-est-il-le-nom/
Ecrit philo
Une autorité en crise…
Un bouleversement anthropologique
Qu’est-ce l’autorité ?
L’approche par les qualités personnelles et ses limites
Distinguer les figures historiques de l’autorité du fait même de l’autorité
L’autorité n’est plus gagnée d’avance mais doit se construire
Les pathologies de l’autorité
Une autorité en crise…
Si nous nous interrogeons aujourd’hui autant sur l’autorité, c’est qu’elle est en crise. Comment cela se manifeste-t-il et comment l’analyser ?
Les dérives autoritaires et totalitaires du XXème siècle ne sont sans doute pas totalement étrangères à la déconstruction de toutes les figures de l’autorité, les évènements de 68 et la révolte de la jeunesse représentant à ce titre un moment de non-retour. H. Arendt avait raison : dans les années 50, elle prédit « l’effondrement….de toutes les autorités traditionnelles à partir du début du XXème siècle » (in Crise dans la Culture, chap : « Qu’est-ce que l’autorité ? »). La « crise de l’autorité » traduit très précisément l’affaiblissement des formes traditionnelles d’assujettissement à des contraintes, à des normes et des structures collectives vécues comme extérieures et transcendantes à l’individu. La plupart des philosophes ou sociologues contemporains ont analysé cette tendance « lourde » avec précision (Gauchet, Lipovetsky, Touraine, Dubet, Bourdieu, Ehrenberg …etc.) et l’ont mis en relation avec la montée corrélative des valeurs de l’individu : la norme aujourd’hui, c’est la souveraineté de l’individu, ses droits, sa liberté, la responsabilité de ces choix existentiels ; c’est aussi le primat de la vie individuelle sur le collectif, le « souci de soi », comme le disait Michel Foucault. Nous pouvons citer pour illustrer ce phénomène les deux exemples proposés par François .Dubet ; le premier est celui des relations conjugales : pendant très longtemps, la relation conjugale et la relation amoureuse pouvait être séparées ; le fait d’être mari et femme (consacré par le mariage) était une condition suffisante pour rester ensemble, même si l’amour n’était plus au rendez-vous ; cela est beaucoup moins vrai aujourd’hui : une relation conjugale doit rester amoureuse sous peine d’être annulée, et la « consécration » est devenue facultative…Le lien d’alliance comme fondement traditionnel de la famille ne fait plus « autorité ». Le deuxième exemple concerne l’école : si le Maître était par principe écouté, dit F.Dubet, c’est parce que « dans les vraiesinstitutions, même si le prêtre est nul, on l’écoute parce qu’on croit en Dieu ! ».
Il est également significatif d’observer le rapport qu’entretiennent nos contemporains « modernes » avec le pouvoir (nous verrons qu’autorité et pouvoir ne sont pas équivalents, mais ils entretiennent des relations spécifiques) : la contestation de toutes les formes de domination et de pouvoir est incontestablement un réflexe quasi pavlovien qui hante nos esprits… Qu’y-a-t-il de plus impopulaire aujourd’hui que le pouvoir ? Le paradoxe : en même temps que le pouvoir politique a de plus en plus de mal à peser significativement sur le cours du monde, et courre après des évolutions qu’il ne semble pas pouvoir contrôler (les effets de la mondialisation économique et financière en particulier), il est soupçonné d’abus et d’autoritarisme. Mais cela n’empêche pas, dans un mouvement qui trahit notre grande ambivalence vis-à-vis de ce pouvoir, d’attendre tout de lui… De la même façon, l’autorité qui est de moins en moins acceptée est souvent nostalgiquement regrettée et espérée… En 2016, un sondage Ipsos montrait que 88% de français souhaitait « un vrai chef en France pour remettre de l’ordre », et 83% pensait que « l’autorité était une valeur trop souvent critiquée »… Le paradoxe se manifestait encore lors des derniers attentats de Trèbes où l’opinion revendique plus de fermeté de la part du pouvoir pendant que dans le même temps et depuis longtemps l’arsenal répressif mobilisé avec l’état d’urgence et maintenant la nouvelle loi antiterroriste qui renforce le pouvoir exécutif est dénoncé comme liberticide et attentatoire aux droits de l’homme…
Un bouleversement anthropologique ; L’affaiblissement de l’autorité comme conséquence de la radicalisation de la Modernité
Marcel Gauchet nous propose une analyse à la fois historique et anthropologique de la radicalisation de la Modernité dans ces dernières décennies qui peut nous aider à mieux comprendre cette crise de l’autorité. L’histoire de la modernité démocratique est indissociable de la sortie de la religion (non pas en tant que croyance privée mais en tant que pouvoir structurant les formes collectives de la vie en société), et doit se comprendre comme le passage d’une société holiste (hiérarchisée, organisée « en dépendances, communautés et corps », où les places et les rôles de chacun sont fixés, et dont le principe de légitimité est au-dessus des hommes), à une société « historique », c’est-à-dire une société contractualiste dont le principe de légitimité est à l’intérieur d’elle-même, c’est-à-dire repose sur les droits des individus qui la composent. Ce processus nous conduit à cette société des individus qui finit par absolutiser la valeur de l’individu et de ses droits, et à une disjonction de plus en plus profonde entre l’individuel et le collectif, à partir des années 70. Cet individu a tendance à se penser comme « une entité autonome qui se détache de toute appartenance et veut ignorer la société dans laquelle il vit ». Il n’est pas question de développer ici l’analyse dans tous ses aspects, mais les effets d’un tel processus se traduisent globalement par un affaissement de tout ce qui peut figurer une transcendance des collectifs sur les individus et l’éclipse du politique (ce qui n’a rien à voir avec la disparition) comme instance surplombante, ce que MG appelle « la démocratie du privé ». Mais ces derniers développements ne font que radicaliser une antinomie constitutive de la démocratie elle-même : une fois posé qu’il n’y a d’abord que des individus également libres – principe premier de la « légitimité autonome » propre à la modernité, contrairement à la société holiste traditionnelle qui « incorpore » littéralement les êtres à la communauté -, comment faire alors pour les faire tenir ensemble ? Comment construire leur « être-ensemble » à partir de cette irréductible pluralité d’existences ? Notre société ne peut ignorer les données de ce problème car seule sa résolution pourra nous permettre de sortir de ce qui ressemble à une impasse…. Les sociétés où les hommes « doivent s’inventer collectivement dans le temps », sans l’aide de réponses venant « d’en haut », et où l’individu constitue la valeur suprême, avec en tout premier lieu ses droits à l’égalité et à la liberté, vivent les formes traditionnelles d’autorité comme autant de repoussoirs. L’école, la famille, et toutes les institutions de la société sont impactées par ces évolutions, et en premier lieu les institutions politiques[1].
Qu’est-ce que l’autorité ?
Comme toujours en philosophie, le moment de la définition est essentiel : elle contient potentiellement toute la compréhension conceptuelle de la notion, et donc aussi les réponses possibles aux questions posées, ainsi que les conséquences pratiques que l’on peut tirer de pareille analyse. Comme beaucoup d’auteurs ayant travaillé sur l’autorité, considérons la définition en quelque sorte «canonique » de Hannah Arendt, mais auparavant arrêtons-nous à ce qu’elle dit des institutions politiques.Arendt rend intelligible une institution politique à partir de trois termes : l’auctoritas, la tradition, la religio. L’institution est une tradition qui unit les générations entre elles en instaurant un pont entre le passé et le présent, constituant ainsi la mémoire d’un peuple. Elles relient les hommes entre eux (religare) à partir de la profondeur d’un passé inaugural, de la verticalité d’une souveraineté transcendante. On voir comment pour Arendt l’autorité est de nature religieuse (in fine) et renvoie à la tradition. La définition qu’elle propose est la suivante[2] : « L’autorité exclut l’usage extérieur de moyens de coercition ; là où la force est employée, l’autorité proprement dite a échouée. L’autorité d’autre part est incompatible avec la persuasion qui présuppose l’égalité et opère par un processus d’argumentation. Là où on a recours à des arguments, l’autorité est laissée de côté. Face à l’ordre égalitaire de la persuasion, se tient l’ordre autoritaire qui est toujours hiérarchique. S’il faut vraiment définir l’autorité, alors ça doit être en l’opposant à la fois à la contrainte par force et à la persuasion par arguments… ». Nous pouvons résumer cette définition en disant que l’autorité se traduit par une adhésion volontaire sans contraintes ni persuasion.
«Adhésion volontaire » : ce n’est pas qu’un pouvoir, qu’un rapport de forces, puisqu’il exige une adhésion ; il n’est donc pas de l’ordre de la pure soumission contre la volonté de celui qui la subit ; ce n’est pas la dictature, l’abus de pouvoir, l’autoritarisme. « Sans persuasion » : cette définition ne paraît pas compatible avec celle de la démocratie, qui privilégie précisément le débat à égalité de droit pour prendre ensemble les décisions ou résoudre des conflits. « L’indiscutabilité » et le « non négociable » sont des caractères inhérents à l’autorité, et entrent en contradiction avec un éthos démocratique et égalitaire pour lequel tout se discute. Nous allons essayer de montrer que c’est à partir de l’assomption de cette contradiction propre aux Temps Modernes que nous pourrons avancer dans la résolution du problème de l’autorité auquel nous sommes confrontés dans notre monde contemporain
Autorité, pouvoir, force (ou puissance) selon Marcel Gauchet
Nous complèterons cette définition par la distinction que fait Marcel Gauchet entre autorité, pouvoir et puissance[3], notions souvent confondues :
Le pouvoir concerne la dimension institutionnelle (inscrite dans le droit)
La puissance est une dimension « matérielle » caractérisée par une capacité d’imposition due à des moyens de contraintes. Compte-tenu de la polysémie d’un tel terme, nous préférons parler de force.
Le fait d’être en position de pouvoir ne peut à lui seul générer l’autorité. Macron peut bien dire « c’est moi le chef des armées, et vous me devez obéissance »[4], il dit une vérité, mais cette vérité (le pouvoir) n’implique pas automatiquement l’efficience d’une « autorité ». Et le répéter a même tendance à l’affaiblir. L’autorité excède le pouvoir, nous verrons comment… L’autorité repose sur la reconnaissance de celui sur laquelle elle porte, et le défaut de reconnaissance de sa part suffit à lui seul pour diagnostiquer une défaillance de l’autorité dans le cas précis (en dehors de ce cas, nous pouvons reconnaître qu’il se débrouille bien dans l’exercice d’une façon générale…). Elle est la plupart du temps associée à un pouvoir institutionnel (fondé sur la Loi). Mais pas nécessairement. Nous pouvons apprécier l’autorité de quelqu’un en dehors de tout commandement ou d’une quelconque relation hiérarchique institutionnellement posée, par rapport à ce qu’il dit ou ce qu’il fait. Prenons l’exemple de l’autorité d’une certaine culture, menacée sans doute aujourd’hui : admettons que je n’ai pas lu Sartre ; et bien la confiance que je mets dans cette œuvre qui a en quelque sorte était célébré par de grands esprits peut me conduire à la lire… Mais si pour moi cela n’a pas de sens particulier de lire Sartre, je passerai bien sûr à côté.
L’autorité est inséparable de la question de la légitimité, car c’est toujours au nom de quelque chose qu’elle s’exerce, « qui fait signe vers un au-delà d’elle-même » : une valeur collectivement partageable, un principe de validité générale. Elle est« représentative par essence »[5]. La force sans le droit c’est la dictature. Mais le droit doit bénéficier de l’appui de la légitimité : « C’est-elle qui permet de faire l’économie de la contrainte et de la violence ». Nous retrouvons la définition de H. Arendt au sens où l’autorité passe par la reconnaissance et l’acceptation des acteurs. Si tel n’est pas le cas, c’est une lutte de tous les instants pour l’application coercitive des règles. C’est en ce sens que l’on peut dire que l’autorité est le « grand levier pacificateur des sociétés humaines ». Contrairement au pouvoir qui est impersonnel (se transmet sous des normes légales et institutionnelles ; formalisme juridique, exercice d’une fonction), l’autorité est inévitablement portée par une personne, contient une part informelle qui prend le dessus sur le cadre dans lequel elle s’inscrit (précisément au sens où elle est une disposition spéciale à représenter quelque chose qui est au-delà de soi).Ce qui légitime la relation hiérarchique et oblige les protagonistes n’est pas l’objet d’un contrat express (même quand celui ce existe, pensons par exemple à celui qui exerce une fonction au nom de l’Etat) mais précède les protagonistes. Celui qui est dépositaire de l’autorité n’en « décide » pas. C’est « en tant que père », en « tant que prof », « en tant que chef d’Etat » que celle-ci est légitime. « Autorictas » du verbe latin « augere » est ce qui augmente un pouvoir, en le reliant à une source plus haute (pour les Romains cette source est le Sénat, gardien de l’esprit et de la fondation des Anciens). Nous sommes ici dans une société traditionnelle où la référence au passé fondateur est centrale.
En toute rigueur (mais nous verrons que cette affirmation sera mise à la question ultérieurement), l’autorité semble automatiquement impliquer la légitimité : si elle est ce « plus » qui augmente le pouvoir de celui qui l’exerce, si elle représente un au-delà d’elle-même, quelque chose de supérieur à quoi nous devons librement obéir, sa propre légitimité est contenue dans sa définition même. La manifestation de l’autorité renverrait ipso facto à cette reconnaissance et à cet acquiescement de l’action ou des propos de celui qui l’exerce. La défaillance de l’autorité renvoyant réciproquement à une forme d’illégitimité… Une autorité en acte sous-entend nécessairement cette reconnaissance et cette obéissance choisie. Le fait qu’elle soit contestée ou ignorée ne peut qu’impacter sa légitimité présumée… S’il est vrai que l’autorité suppose une part informelle et donc une personnalisation (contrairement au pouvoir définit institutionnellement), qu’est-ce qui peut rendre compte de son efficience ? Qu’est-ce qui fait que je vais parvenir à l’exercer ?
L’approche par les qualités personnelles et ses limites
Nombreux sont les apports de cette nature, la plupart du temps à caractère psychologique. Nombreux aussi sont les exemples où nous voyons que le courage, la compétence, l’intelligence ne suffisent pas pour franchir l’épreuve de l’autorité, parce qu’il manquerait quelque chose d’impalpable qui permettrait à ses qualités de pouvoir s’exprimer… Max Weber distingue plusieurs « idéaux-types » d’autorité : traditionnelle, légale-rationnelle associée à l’Etat bureaucratique, mais aussi l’autorité charismatique. A propos du charisme, voilà ce qu’il en dit : cette « grâce personnelle et extraordinaire d’un individu » qui pousse celui qui lui obéit « à travailler avec le dévouement d’un croyant ». Il évoque l’aura propre et quasi inexplicable de tel ou tel individu particulier…Ce charisme personnel finit par apparaître comme une sorte d’indicible que, paraphrasant Spinoza à propos d’une certaine conception de Dieu, nous pourrions qualifier de « refuge de l’ignorance »… Faire reposer l’autorité sur de telles « ondes favorables » risque d’avoir deux inconvénients majeurs :premièrement, en admettant que de telles « ondes » existent, nous ne pouvons pas faire reposer une institution (par exemple l’école) sur l’existence aléatoire d’un tel trait psychologique ! Comment demander à tous ceux qui doivent exercer l’autorité d’être « charismatiques » ? La question posée, sous une apparence psychologique, est en réalité fondamentalement politique… Deuxièmement, cette notion de charisme, manifestement irrationnelle, peut s’appliquer naturellement à nombre d’entreprises dangereuses et sectaires, conduite par des gourous et autres charlatans… La relation charismatique, s’appuyant avant tout sur la séduction, est synonyme d’emprise psychologique et donc suscite une grande dépendance chez celui qui en est l’objet, et s’avère particulièrement malsaine, par exemple dans le cadre éducatif de l’école… Elle est tournée vers des mobiles narcissiquesde la part de celui qui domine la situation, aux dépens des finalités inhérentes à la fonction exercée (émancipation et élévation de l’éduqué). Ce n’est plus la personne qui est au service de la fonction, c’est la fonction qui est au service de la personne… Les enjeux personnels des acteurs prennent alors le pas sur les enjeux professionnels et d’éducation.
D’autres réflexions sur les qualités personnelles nécessaires parviennent à dépasser le mystère du charisme au profit de qualités psychologiquement ou moralement mieux identifiées : pour Yves Michaud, le noyau de l’autorité semble être la confiance, la fiabilité (une forme de cohérence entre ce qu’on dit et ce qu’on fait), la loyauté. D’autres font référence à la justesse de ses paroles, leur authenticité ou sincérité ; la droiture ; la clairvoyance ; la fermeté ; Finkielkraut parle de « noblesse d’âme »…etc. Là encore nous devons rester vigilants vis-à-vis d’une psychologisation à outrance du phénomène d’autorité, au sens où il peut occulter sa dimension politique. En même temps, si les formes traditionnelles d’autorité s’effondrent et qu’elles ne peuvent plus « tomber du ciel » de par leur transcendance, comment les faire revivre autrement ? Ne s’agit-il pas précisément de mobiliser de nouvelles compétences ? Répondre à une telle question suppose que nous avons préalablement répondu à celle-ci : peut-on encore parler raisonnablement d’autorité s’il est entendu que l’autorité au sens traditionnel n’a plus droit de cité ?
Distinguer les figures historiques de l’autorité du fait même de l’autorité
Si l’autorité est une dimension incontournable du fonctionnement collectif, il faut distinguer les figures historiques de l’autorité du fait même de l’autorité. L’autorité éducative en particulier est fondée pour Arendt sur un fait indiscutable : les enfants ne sont pas seulement des êtres inachevés mais des nouveaux venus au monde, et la responsabilité impérieuse des adultes est de les y introduire. Les professeurs comme les parents sont avant tout les représentants du monde aux yeux des enfants. Il faut bien reconnaître avec Alain Finkielkraut que ce message est brouillé aujourd’hui. Ce sens de l’autorité est par exemple mis à mal par la critique post-soixante-huit de la domination culturelle telle qu’elle est formulée par Pierre Bourdieu : « toute action pédagogique est objectivement une violence symbolique en tant qu’imposition, par un pouvoir arbitraire, d’un arbitraire culturel. ». Il n’y a pas de transmission possible si toute hiérarchie est considérée comme arbitraire… Des philosophes comme Cynthia Fleury, identifiant tout pouvoir à une emprise aliénante sur le sujet, s’inscrivent aujourd’hui dans une telle perspective, faisant écho à certaines déclarations de pédagogues qui avaient le vent en poupe dans les années 80 : J. Houssaye[6] affirme : « Entre l’autorité et l’éducation, nous avons choisi…. Loin d’être indispensable à la réalité scolaire, l’autorité signe l’échec de l’éducation à l’école. Il convient de construire l’éducation en dehors d’elle. Il n’y a pas de problème d’autorité à l’école. C’est l’autorité en tant que telle qui fait problème. L’autorité ne peut-être une solution. L’autorité n’existe pas. ». Certains,comme Alain Renaut, insistent sur la disparition de l’autorité comme aboutissement naturel de l’évolution démocratique[7].Pour lui, la démocratie ne peut coexister longtemps avec l’autorité, survivance d’un autre âge. Les droits sacrés de l’individu, l’égalité entre égaux et la liberté égale pour chacun ne pouvaient que s’imposer partout (y compris à l’école) dans l’univers démocratique. Finalement toux ceux-là sont d’accord sur un point : la dénonciation de l’autorité, soit à partir d’un diagnostic historique sur sa fin proche, soit à partir d’un positionnement idéologique qui l’identifie à une forme d’oppression.
Ce qui va distinguer l’analyse de MG de celles de Hannah Arendt regrettant l’effondrement de l’autorité, comme celles des défenseurs actifs de la suppression de l’autorité, c’est la différence qu’il conceptualise entre les formes historiques de l’autorité décrites par Arendt, vouées en effet à disparaître avec la Modernité, et le fait même de l’autorité, qui est selon lui constitutif de l’existence collective et par-là même irréductible. L’autorité en constitue en effet le rouage essentiel….
Revenons à cette analyse : il est vrai qu’historiquement l’autorité est indéfectiblement attachée à la religion et à la tradition. Chez Arendt nous avons en effet une trinité indissoluble entre tradition, religion et autorité dont l’origine est la Rome antique. Selon MG, même si nos principes de droit ne peuvent reconnaître vraiment le phénomène de l’autorité, il reste que le fait de l’autorité continue d’être bien là comme donné qui semble inhérent au fonctionnement social comme au fonctionnement humain. Il est vrai sans doute que le « type pur » du rapport d’autorité prend sa source dans la tradition et la religion, et que cette position transcendante devient un repoussoir face à la Modernité, qui lui substitue au contraire l’immanence de la raison, l’examen rationnel, et ce qui lui est naturellement associée, la prééminence de ses valeurs d’égalité et de liberté. Nous pourrions développer ici tous les bénéfices et les critiques légitimes de l’autorité que cela implique : l’apprentissage de la liberté exclut la passivité mais implique au contraire que l’élève soit actif et découvre par lui-même la nécessité et le sens des savoirs ; la dénonciation des dégâts psychologiques de l’autorité que l’on connaît bien maintenant avec l’expérience du totalitarisme et les apports de la psychanalyse, notamment les méfaits d’une éducation répressive qui produit des individus soumis et sadiques. Il est vrai aussi qu’il ne reste plus grand-chose de l’empreinte structurante sur la vie sociale de ces anciennes formes d’autorité : la transcendance n’est plus de mise dans les principales institutions dites d’autorité, comme la famille (disparition du « chef de famille »), la Police (la figure du policier) , la Justice (la figure du juge), l’Ecole (la figure du Maître), l’Etat (le chef de l’Etat).
Malgré tout le fait de l’autorité subsiste. Pourquoi ? Nous avons déjà dit qu’une société où il n’y aurait que de la force et du droit serait proche du cauchemar. Il y aura toujours, que nous le voulions ou non, une transcendance du collectif, au sens où nous appartenons à une collectivité qui nous a fait comme nous sommes, qui nous précède et nous antécède, qui nous procure le langage, nous investit de son héritage, nous infuse la culture et les idéaux qui nous guident (quoiqu’en disent les naïfs individualistes !). L’autorité, et sa dimension représentative (qui représente cet « au-delà » dont nous venons de parler, même s’il ne s’agit pas nécessairement d’un regard religieux mais qui peut être laïc…), répond à ce besoin spécifique de médiation entre l’individuel et le collectif. En ce sens l’autorité est un rouage constitutif du mécanisme social ; elle est inhérente à l’articulation de l’être-soi et de l’être ensemble.
Dans la sphère éducative, la relation d’autorité est la relation essentielle.
Dans une société où précisément la logique de l’individu risque de nous conduire à l’illusion que celui-ci peut construire des savoirs et déterminer les parcours qui lui convient sans l’aide d’un extérieur plus ou moins contraignant, se former de son propre mouvement de façon purement endogène, de l’intérieur, sans l’aide de l’extérieur, la fonction de l’autorité est d’autant plus fondamentale : elle est l’unique moyen pour juguler ces velléités illusoires d’auto-engendrement, « l’unique médiation possible entre le commandement d’ensemble et la reconnaissance des individualités, s’agissant de cette entreprise impossible, former des individus »…. « La possibilité de l’éducation commence là où s’arrête la contrainte légale et là où le recours à la force est proscrit. »[8]
A l’école encore plus qu’ailleurs, la relation d’autorité est essentielle, à l’exclusion du pouvoir et de la force. Comment en effet accorder l’obligation sociale de passer par l’école avec l’adhésion personnelle des élèves à ses buts ? Bien sûr, le rôle des familles est crucial ici (et les changements anthropologiques affectant également la famille dans le sens de la désinstitutionnalisation rendent souvent problématiques les relations de la famille avec l’école…), mais celui des enseignants aussi. Finalement, la prééminence du collectif est toujours indispensable dans la vie en société, quelle que soit par ailleurs la crise que connaît aujourd’hui ses formes d’expression publique (en particulier le pilier du savoir, un des piliers essentiels de l’autorité de l’enseignant, mais aussi le pilier de l’institution scolaire (en tant qu’institution forte), sont tous les deux mis en question). L’un comme l’autre sont indépassables, même s’il s’agit sans doute de les « refonder ». L’autorité est la clé de l’éducation, au sens où elle est seule à même de réaliser cette articulation entre l’individuel et le collectif.
L’autorité n’est plus « gagnée » d’avance mais doit se construire
Nous voilà devant une question difficile : si le fait de l’autorité est une donnée sociale irréductible, et que par ailleurs s’affaissent ses formes traditionnelles, l’enjeu essentiel est de penser les nouvelles formes d’autorité qui peuvent s’avérer opérantes. Les tentatives visant à réduire l’autorité à « la persuasion par argument », selon l’expression de Hanna Arendt, pensant que la logique démocratique ne peut conduire qu’à une extinction de l’autorité, font fausse route. De ce point de vue, les dispositifs de discussions fondés sur « un accord rationnellement motivé », et visant collectivement « à trouver le meilleur argument » pour prendre les décisions publiques[9] (Habermas), sont-ils bien réalistes ?Combien de temps passé pour sortir des remous des raisons contraires ? Combien de temps pour définir les règles de la future discussion avant même d’aborder les sujets prévus ? Comment traduire de tels dispositifs à l’école et dans les diverses institutions (Justice, Armée, Eglise, Entreprise) ? Qu’est-ce qui protège finalement une telle décision d’une remise en cause immédiate de tel ou tel à partir d’un nouvel argument ? Et la transmission ne repose-t-elle pas en partie sur la confiance accordée par les apprenants à l’enseignant du point de vue du « savoir-savant » qu’il est en mesure de délivrer ? Nous ne pouvons pas douter de tout en permanence. Tocqueville expliquait très justement que la plupart du temps dans la vie quotidienne nous étions conduits à faire confiance, car nous n’avons pas la possibilité (ne serait-ce qu’à cause du manque de temps !) de tout examiner dans le détail… Imaginez par exemple un élève qui refuse de croire son professeur d’histoire quand il raconte les campagnes napoléoniennes…. Ou quelqu’un qui s’arrête devant un pont pour vérifier si les calculs qui ont présidé à sa construction ne sont pas erronés ! Même si certaines pédagogies nouvelles prétendent que l’enfant doit être en mesure de reconstruire toutes les connaissances pour son propre compte, ne réalisant pas qu’il serait mort avant de commencer vraiment s’il devait refaire tout ce parcours du savoir ! « Il faut donc toujours, quoiqu’il arrive, que l’autorité se rencontre quelque part dans le monde intellectuel et moral. Sa place est variable, mais elle a nécessairement une place... Ainsi, la question n’est pas de savoir s’il existe une autorité intellectuelle dans les siècles démocratiques, mais seulement où en est le dépôt et quelle en sera la mesure ». Il ne s’agit évidemment pas de dénier l’importance de la discussion démocratique et de la délibération. Celle-ci doit pouvoir venir irriguer le fonctionnement des institutions en permanence. Mais en aucun cas elle permet de faire l’économie de l’exercice d’une autorité au moment voulu.
Une dimension essentielle semble transcender les formes particulières prises par l’autorité traditionnelle : celle de la nécessaire médiation que l’autorité réalise entre l’individuel et le collectif. Mais le Tiers ou « l’au-delà d’elle-même » que l’autorité mobilise avec la tradition est un tiers transcendant (un passé fondateur qui s’appuie sur la puissance du « Très Haut »). Le Tiers de l’univers démocratique qui repose sur un principe de légitimité autonome ne peut pas être de même nature : l’autorité ne peut plus être « de droit divin », et son extériorité ou sa précédence doit paradoxalement être construite. Nous voyons bien là la difficulté : pendant longtemps « l’habit faisait le moine », et il suffisait à la rigueur de revêtir les oripeaux de la fonction pour être reconnu dans son autorité : « Même si le prêtre était nul on écoutait son prêche parce que l’on croyait en Dieu »… il n’en va plus ainsi : aujourd’hui, c’est dans la façon plus ou moins performante de « personnaliser » la fonction ou de l’incarner en tant que personne que réside l’exercice de l’autorité. Nous retrouvons là comme prévu un espace de responsabilité personnelle où l’apprentissage et la formation peuvent trouver leur juste place. L’autorité se gagne désormais. La reconnaissance ne va plus de soi. Mais le pouvoir ne cesse pas pour autant d’en constituer une condition nécessaire… Ce qui légitime ce pouvoir, et qui subsume tous les cas particuliers de « délégation » (le professeur est « délégué » par la République pour remplir sa mission), c’est ce que Hobbes appelle « l’autorisation », qui est donnée par les hommes à ceux ou celui qui les représentent et assurent leur protection et la possibilité d’une existence collective[10]. C’est nous tous qui avons donné à tel ou tel acteur l’autorité d’agir à notre place en vertu de ce pacte social. L’effet pervers est immédiatement palpable : le souverain peut se retourner contre moi, m’ôtez jusqu’à la vie… Face à de tels risques de despotisme et d’autoritarisme, n’ai-je pas le droit alors de lui retirer cette autorisation et de le considérer illégitime ? Le droit de sédition et de désobéissance prévaut dans ce cas…
Mais revenons à la question d’un tiers « laïc » qui ne serait soutenu par aucune transcendance…Il apparaît clairement aujourd’hui que nous n’acceptons d’être affectés et dirigés par un autre que parce que nous sommes intimement convaincus que c’est la condition d’une « augmentation », qu’elle doit me faire grandir et devenir « un auteur » (« auctor » en latin)[11]. Ellene peut plus s’appuyer sur son caractère « sacré », mais ne peut que se construire avec les intéressés. Prenons l’exemple de l’autorité à l’école…
L’exemple de l’exercice de l’autorité à l’école : faire vivre un « tiers » qui n’est jamais établi définitivement…
L’autorité traditionnelle est extérieure et postérieure aux individus : elle s’impose d’elle-même dans la classe, les élèves obéissant aux dogmes et rites scolaires d’une école qui est, selon François Dubet, « une véritable contre-église » (la fameuse école des « hussards de la République…). Tout le monde « joue le jeu » et adhère à ce que représente symboliquement l’école. Pour l’enseignant il n’y a rien à construire de ce côté-là, sinon endosser le mieux possible la fonction, dont la dimension symbolique est très opérante. Aujourd’hui, la référence à un Tiers ainsi sacralisé n’est plus d’actualité et ne peut parvenir à articuler efficacement l’individuel et le collectif. Et pourtant l’autorité doit continuer de jouer son rôle et de répondre à ce besoin social spécifique de médiation entre l’individuel et le collectif, elle est toujours le rouage essentiel de l’articulation de l’être-soi et de l’être ensemble. D’où l’enjeu considérable : comment alors créer les conditions d’une autorité qui ne sera plus jamais celle du passé ? « Le moment est venu de la regarder d’un œil laïc, à distance égale de la révérence béate et de l’horreur sacrée » (Marcel Gauchet) ; la notion importante ici est celle de médiation : la nouvelle autorité sera « relationnelle » (à condition de ne pas entendre ce terme d’un point de vue exclusivement psychologique : il s’agit de « mettre en relation »). Il ne suffit plus de parler au nom de ce qui nous précède et nous est en quelque sorte supérieur pour articuler l’individuel et le collectif ; en même temps, la génération des « j’ai le droit » (titre d’un ouvrage récent) ne peut continuer de polluer l’acte de transmission. Ce dernier ne peut pas non plus ne pas prendre en compte les nouvelles attentes éducatives inséparables des réquisitions de l’individualisme. Nous avons là deux vérités partielles irréductibles à toute résolution de type binaire, qui traversent l’existence collective de nos sociétés : celle de la nécessaire loi de l’héritage et de la transmission, qui est tout simplement la condition pour qu’une société perdure à travers le renouvellement des générations, et d’autre part celle de la dynamique de promotion et d’égalité des individus qui est maintenant au coeur des institutions traditionnelles comme l’école. Exercer l’autorité dans ce contexte, c’est nécessairement mettre en relation et en compromis ces deux vérités pour « sortir de la crise par le haut », comme on le dit souvent aujourd’hui… C’est dans la professionnalisation de la fonction d’enseignant que réside en partie cette réponse de nature « relationnelle ». L’expertise du savoir et le rapport que l’on entretient soi-même avec lui, la nécessaire triangulation entre l’enseignant, l’enseigné et le savoir que l’enseignant est capable de faire vivre dans sa classe (apports pédagogique et didactique), sont les premières des conditions. Mais par ailleurs, mes compétences relationnelles pour entendre avec empathie les logiques individuelles, et aussi ma compréhension et ma capacité à réguler les dynamiques collectives que je dois affronter, sont également nécessaires. Telles sont les trois dimensions sur lesquelles on doit travailler pour « construire » une autorité qui n’est plus acquise de droit divin, mais permet de surmonter provisoirement les tensions inhérentes au « vivre ensemble » contemporain. Le débat entre « les républicains » et les « pédago » était pour cette raison miné au départ… Nous voyons à travers cet exemple que l’autorité est par définition et restera une médiation indispensable entre l’individuel et le collectif (le pouvoir à lui seul ne suffit pas), mais qu’elle devra l’être doublement aujourd’hui au sens où elle se construit au quotidien dans la matière même des relations individuelles et collectives qui se déploient ici et maintenant. Pour passer de la philosophie de l’éducation à la philosophie politique, nous devrons sans doute de plus en plus penser la médiation comme innervant l’ensemble du tissu social. Là encore aucune dichotomie n’est permise : le pouvoir républicain incarne le sujet politique qui doit être pensé légitimement sur l’axe de la verticalité. Mais la démocratie n’existe pas seulement par intermittence, et doit également être irriguée par des pratiques horizontales de participation et de délibération dans tous les domaines de la vie économique, politique et sociale. La « verticale » de l’autorité ne peut être opérante aujourd’hui sans l’horizontalité d’une délibération permanente…
Les pathologies de l’autorité
En face du plaidoyer en faveur de l’autorité, nous ne pouvons pas ne pas noter en conclusion ce qu’un excès de passivité, ou mieux de zèle provoqués par une autorité soi-disant indiscutable, peut engendrer comme complicité devant le pire : pensons à la fameuse expérimentation de Milgram, un psychologue américain, dite « de soumission volontaire à l’autorité », en 1961. Il y a en effet « un côté sombre de la force », que cette expérimentation a bien montré… Cette célèbre expérience, qui a donné lieu à de nombreuses rééditions, dont la toute dernière à la télévision (je crois que l’émission s’appelait « Mort en direct » ?), ne sera pas ici relatée dans le détail, mais elle est suffisamment connue. Elle montre notamment, grâce à un dispositif très ingénieux, que n’importe quel « quidam » peut, sous les directives d’une autorité soi-disant légitime, se mettre à martyriser un individu qu’il n’avait jamais vu auparavant.Plus des deux-tiers des personnes cobayes (un millier à chaque expérimentation) administrent à ceux qui sont censés faire le test (et qui sont de « fausses » victimes) des décharges électriques de 450 volts, réputées être très dangereuses. Plus que la personnalité du cobaye, ce qui est en jeu est le contexte d’engrenage ainsi créé, grâce notamment au truchement d’une autorité jugée crédible et qui endosse la responsabilité ultime des conséquences de l’acte. Cette expérience a éclairé d’un nouveau jour un certain nombre d’ évènements tristement célèbres de la dernière guerre mondiale : par exemple le comportement de tous ceux qui, avec Eichmann, ont été très impliqués dans la déportation des juifs, tout en expliquant comme lui qu’ils n’avaient rien contre eux et qu’ils se sont contentés d’exécuter les ordres… Pensons aussi à la rafle du Vel d’Hiv, où nos gendarmes ont tranquillement participé à l’arrestation et la déportation de plus de 13000 juifs parisiens et de 4000 enfants. Il ne suffit pas de s’en émouvoir ou de trouver cela « monstrueux »… Mais il s’agit de comprendre la réalité d’un fonctionnement et de mécanismes psychologiques dont la force est telle qu’ils peuvent conduire la majorité d’entre nous à commettre des actions contraires à notre idée du bien…Seule la connaissance de l’enchaînement des causes de tels phénomènes – et non la simple offuscation indignée – peut nous aider à nous prémunir contre cette « banalité du mal » (Hannah Arendt) par déresponsabilisation. Il suffit de garder les yeux ouverts pour se rendre compte que beaucoup de phénomènes qui peuplent notre quotidien, que nous soyons impliqués ou non, relèvent de la même dynamique, même s’ils sont infiniment moins graves… Il est indéniable qu’il y a une part d’imitation dans le phénomène de l’autorité. Pour le mieux, imitation admirative de quelqu’un qui se présente à raison comme un modèle pour moi. Pour le pire, imitation conformiste d’individus zélés, désireux de donner satisfaction devant l’autorité consacrée ; grégarité moutonnière bien connue, mais aux conséquences négatives parfois démesurées. Cette forme de conformisme est exploitée massivement par les médias qui ne cessent de mettre en avant des personnages auxquels on est censé s’identifier. Nous devons distinguer ces formes d’autorité, et ne pas ériger en absolu l’obéissance ou la désobéissance, dont la signification éthique peut être très différente. Lorsque le respect de l’autorité vire au conformisme et se traduit par un affaiblissement sensible de la responsabilité de l’agent, comme dans l’expérience de Milgram, nous sommes typiquement dans le cas d’une pathologie de l’autorité. Nous l’avons montré, l’autorité légitime « augmente », nous rend davantage auteur, et donc davantage responsable de nos actes. Dans notre exemple de soumission à l’autorité, il y a semble-t-il deux causes majeures qui pervertissent l’expérience : premièrement, l’usurpation manifeste d’une autorité en quelque sorte « volée » (celles des « savants ») par le fait même de la mise en scène d’une telle simulation. Deuxièmement, l’absence de pensée de la majorité des cobayes, au sens où Hannah Arendt en parle dans « La banalité du mal ». Les soient-disant victimes crient, souffrent, lorsque nous leur envoyons ces décharges d’électricité dans le corps, mais nous nous en remettons au pouvoir des chercheurs « qui doivent bien savoir ce qu’ils font ». Heichman lui-même explique ne pas en vouloir aux juifs, mais devoir obéir scrupuleusement à sa hiérarchie, sans se préoccuper vraiment de connaître les conséquences ultimes de ses actes, son souci étant d’exécuter les consignes le plus scrupuleusement possible, en bon fonctionnaire qu’il est. Pouvons-nous discerner aisément ce qui relève d’un respect légitime de l’autorité de ce qui relève d’un conformisme plus ou moins servile, ou encore d’une manipulation sectaire ? Le seul point de démarcation est éthique : ai-je vraiment le sentiment d’une obligation qui s’impose à moi indépendamment de mes inclinations ou de mes intérêts ? Au nom de valeurs qui m’apparaissent comme supérieures et excédant la situation du moment ? L’autorité légitime doit induire, comme le dit Frédéric Legros (Philo magazine septembre 2017) une manière d’obéir où je suis moi-même celui qui « se commande à soi-même d’obéir », dans un acte d’autonomie authentique. Mais je n’ai jamais la garantie absolue que je ne suis pas victime d’une illusion, que je ne suis pas manipulé ou simplement conformiste. Comme tout acte éthique, celui-ci ne peut se forger que dans notre for intérieur, la confiance et la reconnaissance que nous accordons à celui qui exerce l’autorité nous appartenant en propre en tant que sujets de l’interaction. Comme nous l’avons déjà mentionné, il nous appartient également de dénoncer comme illégitime telle autorité à partir du moment où nous pensons qu’elle usurpe son titre ou qu’elle trahit ce pour quoi elle est censée se justifier. L’antidote à l’abus d’autorité et donc à l’autorité illégitime est bien sûr le droit à la sédition et la désobéissance. Il s’agit en quelque sorte de retirer « l’autorisation » (au sens hobbesien) accordée à l’institution au nom du collectif. Mais de tels actes de désobéissance, exceptionnels par définition, n’ont aucune commune mesure avec la rébellion élevée à la hauteur d’un dogme…
Daniel Mercier, le 31/03/2018
[1] Crise dans la culture, chapitre « Qu’est-ce que l’autorité ? »
[2] Idem
[3] In » Conditions d’éducation », chapitre 2, écrit par Marcel Gauchet.
[4] Référence au conflit qui oppose au début de son mandat le Président de la République et le Général chef des Armées Pierre de Villiers.
[5] Marcel Gauchet, idem
[6] « Autorité et Education, 1996
[7] Alain Renaut, « La fin de l’autorité »
[8] Marcel Gauchet, « Conditions d’éducation », chapitre 2
[9] Habermas, « L’agir communicationnel ».
[10] En ce sens, nous en sommes les auteurs autant que les subordonnés, en particulier dans le cadre d’une démocratie où les sujets font la loi en même temps qu’ils y sont assujettis…
[11] Pierre Henri Tavoillot, « De mieux en mieux et de pire en pire », Odile Jacob, 2017 : « Nous devons rechercher l’autorité qui fait grandir (c’est-à-dire qui augmente) à la fois celui qui l’exerce et celui qui s’y soumet ».