Peut-on penser sans langage ? - Mai 2014
La présentation du sujet
« Peut-on penser sans langage ? »
Louis Lavelle a-t-il raison de dire : « le langage n’est pas, comme on le croit souvent, le vêtement de la pensée. Il en est le corps véritable » ? Mais comment comprendre vraiment cette pensée, qui semble bien éloignée de ce qui nous vient spontanément à l’esprit concernant ces rapports entre le dire ou l’écrire d’une part, et d’autre part les idées et leurs développements ? Qui n’a pas lu les annotations suivantes du correcteur sur sa rédaction : « Des idées sur le fond, mais la forme n’est pas satisfaisante... » ? Ce qui peut donner à penser que, contrairement à l’affirmation de L. Lavelle, la pensée existe indépendamment du langage, et que celui-ci sert avant tout à communiquer celle-là à autrui, si possible avec le maximum de clarté et d’élégance. Ainsi une pensée déjà constituée chercherait à s’exprimer dans les mots pour être partageable avec les autres... Lorsque Platon définit la pensée comme « dialogue intérieur de l’âme avec elle-même » (Thééthète), ne se rapproche-t-il pas d’une telle conception ? Mais peut-on ainsi distinguer de façon aussi radicale langage et pensée ? La question posée ce soir, apparemment simple, engage en réalité une réflexion aux enjeux considérables sur la nature du langage aussi bien que de la pensée, et les rapports qu’ils entretiennent entre eux. A travers elle, c’est également le problème de « l’exception humaine » par rapport aux animaux qui est également posé... La philosophie n’a jamais cessé de se questionner sur le sujet dès sa naissance, et ce questionnement s’est trouvée réactivée récemment par les recherches en sciences cognitives aussi bien que linguistiques, sans oublier celles qui explorent le cerveau....
Daniel Mercier, le 30 avril 2014
L'écrit philosophique
« Peut-on penser sans langage ? »
Louis Lavelle : « le langage n’est pas, comme on le croit souvent, le vêtement de la pensée. Il en est le corps véritable ».
Notre activité de pensée, ici au café philo, ne se doit-elle pas d’interroger au moins une fois la nature du « tribu » que ces pensées, à travers les paroles exprimées en public ou à l’intérieur de soi, doivent au langage ? Et quel rapport au juste pensée et langage entretiennent-ils entre eux ?
A travers cette question, c’est aussi celle de l’exception éventuelle de la pensée humaine (puisque seul l’homme est un être de langage, « parlêtre », disait Lacan ). Si en effet la pensée peut être considérée indépendante du langage, alors rien ne s’oppose à ce que l’on puisse l’attribuer à d’autres créatures que les humains, en particulier aux animaux ou aux robots (alors qu’il y a un consensus autour de l’idée que le langage, du moins sous sa forme articulée signifiant/signifié, est le propre de l’homme) ? Autrement dit, même si le langage est reconnu dans sa spécificité comme proprement humain, l’hypothèse d’une indépendance, même relative, entre la pensée et le langage, rend du même coup possible (à priori) l’attribution de la pensée à d’autres êtres que les êtres humains... Mais nous voyons bien qu’une tentative de réponse à toutes ces questions exige que nous nous entendions sur ce qu’on appelle « penser ».
Ce qu’on appelle « penser »...
S’accorder sur une acception plus restrictive que celle de Descartes (tout ce qui est présent à l’esprit : sensations, volitions, pensées rationnelles...)[1] par exemple, sans pour autant s’enfermer dans la définition de la pensée réfléchie telle qu’elle est proposée par J. Dewey : « Résultat de l’examen serré, prolongé, précis, d’une croyance donnée ou d’une forme hypothétique de connaissances, examen effectué à la lumière des arguments qui appuient celles-ci et des conclusions auxquelles elles aboutissent ». Penser n’est pas nécessairement (au sens large) un acte d’assentiment réfléchi à un contenu mental. Nous nous entendrons donc sur une acception intermédiaire des processus de pensée qui englobe la pensée au sens étroit, mais aussi d’autres formes de pensées telles que les croyances, les opinions, les volitions, les craintes...etc., mais exclue ce qui est du domaine de la seule sensation ou perception. Nous pouvons retenir d’une part une formule sur laquelle s’accordent généralement les logiciens (depuis Russel) pour lesquels la pensée est considérée comme une « attitude propositionnelle » du type « je crois que p », ou « je souhaite que p » (ou encore les verbes «juger », « douter », « reconnaître »...etc.). Et d’autre part la célèbre proposition platonicienne du Théétète de la pensée comme dialogue intérieur de l’âme avec elle-même. Enfin, une pensée est rarement un acte mental isolé. Chaque idée s’appuie sur celle qui la précède ; elles ne forment pas un chaos, mais sont reliées entre elles. Elle est alors un processus discursif, actif et intentionnel, qui dure un certain temps, et dont le résultat peut être un certain nombre de jugements ou un certain nombre d’actions.
Déjà une longue histoire des recherches sur ce sujet...
Depuis la fin du XIXème siècle, nombreux sont ceux qui ont voulu percer l’énigme du fonctionnement de la pensée et de ses rapports avec le langage : cybernétique, théorie de l’information, intelligence artificielle, et surtout plus récemment les sciences cognitives et la psychologie du même nom, dont les relations avec les neurosciences, désireuses elles-aussi de montrer le sous-bassement neurologique d’un tel fonctionnement à l’intérieur du cerveau, sont de plus en plus étroites (pour mieux connaître l’histoire de ces recherches, se reporter au n° 35 Hors série de Sciences Humaines, « Les sciences de la cognition ». ). Certaines recherches en Linguistique, en particulier la Grammaire Générative de Noam Chomsky, ont également eu une influence déterminante sur ces travaux. La philosophie n’a pas été en reste : c’est notamment le développement très important de « la philosophie de l’esprit » anglo-saxonne dont les liens avec les sciences cognitives sont serrés, mais aussi d’autres approches plus « occidentales », comme la phénoménologie du langage ou le structuralisme philosophique... Mais il faut souligner que la philosophie n’a pas cessé de s’interroger, depuis qu’elle existe, sur les mécanismes de la pensée et ses rapports avec le langage...
Les questions que nous devons nous poser
La pensée est-elle nécessairement dépendante de la possession du langage, c’est-à-dire intrinsèquement solidaire de significations linguistiques ? S’il est vrai que la pensée est, comme le dit Platon, un dialogue invisible et silencieux de l’âme avec elle-même, si nous pensons quand « nous nous parlons à nous-mêmes », quels sont les liens exacts que la pensée entretient avec le langage ? Penser signifie-t-il que ce dialogue se poursuit dans mon « for intérieur » dans un « langage » purement mental dont les mots ne sont que l’enveloppe externe ? Ou bien que l’âme a besoin des mots d’un langage public (c’est le propre de ce que nous appelons « langage ») pour simplement pouvoir entrer dans ce « dialogue » ? Le langage est-il seulement l’instrument, simple outil d’expression et de transmission d’une pensée « déjà là », préexistante, ou bien au contraire n’y a-t-il pas à proprement pensée lorsqu’il n’y a pas langage ?
Y a-t-il un rapport d’antériorité entre les deux ? De causalité ? Dans la négative, peut-on aller jusqu’à dire que « dire et penser c’est la même chose » ?
A propos de l’origine de la pensée et du langage...
Selon Vigotsky, sur un plan psychogénétique, le langage et la pensée suivraient au départ des filières différentes (il y aurait ainsi une étape d’un langage d’abord affectif et conatif, comme celle d’une pensée prélinguistique, qui se développeraient toues deux de manière indépendante) jusqu’au moment où ils se croisent : leur destin serait alors commun ; le langage devient l’élément même de la pensée et la pensée ne se réalise plus qu’en lui. Mais force est de reconnaître que ces hypothèses sont bien problématiques. Si l’on date à -30 000 l’explosion de la pensée symbolique avec l’accélération des techniques, les peintures pariétales, les rites funéraires, et probablement le langage humain capable de se déployer sur le plan de l’abstraction, en revanche la connaissance de son origine et de ses prémisses nous fait défaut (cris plus ou moins ritualisés, langage de gestes, mimiques ?). Plus globalement aussi, nous sommes impuissants sur la question de savoir comment nous pouvons dater le moment où nous passons de l’évolution de l’espèce à l’histoire proprement humaine, au cours de ce million d’années qui sépare la naissance de l’homo sapiens de ces manifestations historiquement repérés de la pensée symbolique... Les anthropologues ou les paléontologues ne nous renseignent pas beaucoup à ce sujet... Toujours est-il que le langage constitue probablement l’élément discriminant essentiel de ce passage de l’ordre de la nature à celui de la culture.
Deux conceptions philosophiques au moins sont possibles qui affirment l’indépendance de la pensée et du langage :
Première réponse : une conception platonicienne de la pensée. Le logicien et philosophe Frege
Les pensées ne sont ni des représentations mentales, ni des structures linguistiques, mais des entités objectives, vraies ou fausses de toute éternité, également éloignées de représentations symboliques (comme le langage) comme mentales, entités exprimées par des signes, situées dans un univers idéal comme les Idées platoniciennes. La phrase ne fait que véhiculer un contenu objectif, c’est ce qu’on appelle en logique une « proposition ». Dans une telle conception, les pensées sont autonomes par rapport à l’esprit ; celui-ci doit les reconnaître par des « actes d’intuition », comme le géographe découvre un pays inconnu. La critique principale qu’on adresse généralement à cette conception de la pensée met l’accent sur le caractère mystérieux de cette reconnaissance des formes ou des essences (comme avec la théorie platonicienne qui doit faire appel pour cela à l’idée de la réminiscence).
Deuxième réponse : la conception cartésienne de la pensée. La pensée repose sur des actes mentaux dont les contenus sont constitués par certaines représentations dans l’esprit. L’esprit est une chose essentiellement distincte du corps (dualisme), dont la pensée est l’attribut principal (et ses différentes pensées, des modes). La pensée est également conscience (il n’y a rien dans notre esprit dont nous n’avons pas conscience) et recouvre donc très largement tout ce dont j’ai conscience : pensées et croyances de toutes sortes, mais aussi les sensations. Penser ce n’est pas nécessairement penser que l’on pense, mais c’est au moins affirmer la possibilité de principe de cette réflexivité. Comme en ce qui concerne mes sensations, j’ai donc un accès direct et privilégié à mes pensées qui sont par conséquent pour moi transparentes. Mes pensées sont composées d’idées, qui peuvent se combiner pour représenter le monde, et dont le degré de certitude dépend du rôle de l’entendement qui, à la différence de la sensation et de l’imagination, est capable de produire des « idées claires et distinctes », et ainsi conférer à ces représentations une objectivité (garantie par la véracité divine). Dans une telle conception de la pensée, la pensée se distingue nettement de son expression sensible dans le langage. Celui est loin d’être la condition de la pensée ; il n’en est que sa conséquence. La seule marque créatrice de cette pensée est dans sa capacité de former une multitude d’idées, le langage n’étant que « le miroir de la pensée » (Wittgenstein). Beaucoup d’autres doctrines, notamment empiristes, peuvent de ce point de vue être considérées comme cartésiennes.
La philosophie du langage de Port Royal est dans la droite ligne de la conception cartésienne...
Le langage est considéré comme un moyen d’expression : il est le vêtement, le tableau, la copie ... Le langage fournit aux produits de l’activité intellectuelle un support matériel qui en permet la communication mais n’intervient pas de plein droit dans leur mise au point. La version un peu « canonique » de cette conception est développée à l’âge classique par l’école de Port Royal. La Grammaire générale et raisonnée de Port Royal s’ouvre par ces phrases : « Parler est expliquer ses pensées par des signes que les hommes ont inventés à ce dessein. ». Elle sera emblématique d’une philosophie du langage qui s’imposera longtemps. Le langage, dans cette représentation, est destiné à la transmission à autrui (il n’aide pas à penser). Les sons émis (dans le cas du langage oral) excitent en lui les idées qui leurs correspondent, en vertu d’une langue commune à tous. En réalité nous transmettons moins nos pensées que nous provoquons autrui à les former pour son compte. Cela suppose que nous disposons tous d’un stock d’idées en commun. Les auteurs de la logique Arnauld et P. Nicole (« La logique de Port Royal ») admettent que sans la présence d’autrui nous n’aurions pas besoin du langage, et nous pourrions « considérer (les idées) en elles-mêmes, sans les revêtir d’aucunes paroles ».
De cette conception du langage, est déduite une esthétique que Boileau formule clairement, mais aussi beaucoup d’autres. Par exemple La Bruyère : « entre toutes les différentes expressions qui peuvent rendre une seule de nos pensées il n’y en a qu’une qui soit la bonne. ». Le rôle de l’écrivain est de la chercher (quel critère lui permettra-t-il de la reconnaître ?). L’écriture ne vaut pas pour elle-même mais pour sa capacité à rendre une pensée, qui est par définition déjà là, prête à être exprimée. Esthétique qui repose sur la séparation de la forme et du fond, qui est d’ailleurs toujours répandue, à l’école en particulier (il suffit de lire la plupart des annotations de professeurs sur les copies), sans doute parce qu’elle semble correspondre à un solide bon sens...
La critique de la conception cartésienne : Peirce, Wittgenstein et Ryle (troisième réponse). Au-delà des signes, rien d’autre de «caché ».
Les pensées, comme « attitudes propositionnelles » (définition qui fait consensus aujourd’hui : pensée sous la forme « je pense que p », « je désire que p », « je crois que p »..., et qui exclut les seules sensations), ne peuvent être conçues comme intrinsèquement privées et subjectives, renvoyant à des états mentaux similaires aux sensations, sur lesquels on se bornerait à mettre des noms. Car cela ne constituerait pas un langage, celui-ci exigeant des règles et des critères publics. D’une manière plus radicale, on ne peut attribuer un état mental à quelqu’un que si l’on a un concept (ou un critère) de ce que c’est que d’avoir un état (par exemple une sensation) de ce type. Ce qui suppose l’exercice de jugements linguistiques... Dans le même esprit Peirce soutient que toute pensée est un signe qui suppose l’usage du langage, et requiert un mode d’expression publique par lequel il est interprété par un tiers, y compris quand cette pensée paraît être complètement solitaire. L’opération qui consiste à dégager la pensée de son revêtement linguistique est non seulement impossible mais n’a pas de sens : vouloir accoler un soi-disant processus mental à la pensée telle qu’elle se formule n’ajoute strictement rien. En réalité, nous ne pouvons jamais sortir du langage pour vérifier les idées qui sont derrière ! Lorsque nous pensons l’avoir fait, nous ne sommes pas allés du langage à la pensée, mais d’une phrase à l’autre. Il n’y a pas de pensée pure, de pensée séparée de son expression. Wittgenstein est un de ceux qui le montre le mieux (in Cahier Bleu) : penser, c’est opérer avec des signes, et il n’y a pas à chercher, derrière les signes que nous combinons ou au-delà d’eux, une mystérieuse activité mentale, pure et transcendante, qui régirait leur combinaison. Pour ces auteurs, la pensée doit se confondre avec l’activité à laquelle elle donne lieu, à ses manifestations comportementales. Elle n’est pas plus un processus mental que physique. La thèse matérialiste qui postulerait un processus physique sous-jacent à ses manifestations, serait tout aussi erronée, selon ces auteurs, que la thèse dualiste[2].
En résumé : on ne remonte pas du langage à une pensée qui serait au-delà de lui. Comme nous n’avons pas d’autre moyen de nous assurer de notre pensée qu’en l’exprimant, nous ne sortons jamais du langage. Et pourtant qui ne le fait ? Qui ne prétend déceler les pensées véritables ou les arrière-pensées derrière les mots ? Comme nous l’évoquions à travers la classique distinction entre la forme et le fond, nous sommes sous l’emprise d’une puissante métaphore des rapports du langage et de la pensée : elle comporte une topique : la pensée est derrière le langage ; une chronologie imparable : la pensée précède le langage ; une éthique : le langage ne doit pas trahir la pensée mais lui être fidèle ; une métaphysique : la pensée est vivante, le langage figé et inerte.
Le langage et « l’effet-pensée » : un exemple étudié dans « La pertinence » par D. Sperber et D.Wilson (relaté par Jean-Claude Pariente dans Notions de Philosophie I)
L’effet pensée : ne pas pouvoir parler ou écouter sans nommer pensée le contenu des paroles échangées ; nous ne pouvons user du langage qu’en le niant comme langage... Cet « effet-pensée » ne peut être compris sans renoncer préalablement à la distinction du langage et de la pensée comme deux substances distinctes. C’est au sein du complexe qu’ils forment que nous pouvons atteindre la manière dont cette distinction peut se constituer.
Soit la phrase : « Robert a acheté le Figaro ».
Son sens est ambigu : la phrase peut signifier soit : « Robert a acheté un exemplaire du Figaro », soit « Robert a acheté l’entreprise du Figaro ». Il est vrai que la seconde est peu probable pour notre lecteur virtuel, étant donné que parmi les hommes qu’il connaît et qui s’appellent Robert, rares sont ceux susceptibles d’acheter une entreprise de presse. Il aura raison, mais cependant il devra (ou il pourra) se demander pourquoi, si la phrase avait été formulée ainsi « Le Figaro a été vendu à Robert », elle serait plus spontanément considérée comme relative à l’entreprise... L’émetteur choisit sa formulation et le destinataire son interprétation en fonction de ce qu’il croit savoir l’un de l’autre et des données de la situation d’entretien. Reprenons notre exemple : admettons que la phrase précédente soit émise pour exprimer la pensée : « Robert a acheté un exemplaire du Figaro ». En dehors de cette phrase que je viens d’écrire ou de prononcer, ou d’une autre phrase ayant le même sens, la pensée en question n’a aucune réalité. Mais alors pourquoi la phrase 1 aurait le statut de simple phrase et la phrase 2 le statut de pensée véritable ? Qu’est-ce qui nous donne à croire que de la phrase 1 à la phrase 2, nous sommes passés du langage à la pensée, alors que nous sommes passés d’une phrase à une autre ? En réalité, tous les calculs du monde conduisent d’un énoncé à un autre... Si la pensée exprimée par la première phrase prononcée, « Robert a acheté un exemplaire du Figaro » avait été effectivement prononcée, elle serait à son tour l’objet d’un processus d’inférence du type : Veut-on me faire savoir que ce numéro était si intéressant que Robert n’a pas pu s’empêcher de l’acheter, ou bien que voulant de la petite monnaie, il n’ a pas pu faire autrement que d’acheter un journal qu’il exècre...etc. Bref, la seconde phrase qui était censée exprimer la pensée communiquée par la première est une phrase comme une autre susceptible à son tour d’interprétations...etc.
Nous retrouvons ici la difficulté que Wittgenstein avait repérée dans « Cahier bleu » : la signification d’un signe ne renvoie pas, malgré nos préjugés, à un ordre qui serait transcendant à l’univers des signes, mais au contraire n’est jamais donnée que par un autre signe (n’est-ce pas le principe du dictionnaire ?). Lorsque nous cherchons à penser une signification, nous allons de signes en signes jusqu’au moment où nous nous décidons à nous arrêter, parce que nous pensons que nous tenons suffisamment la signification du premier... Nous pourrions ajouter que cette décision est d’une certaine façon arbitraire, et cette recherche pourrait durer indéfiniment. Deleuze avait raison de parler du « mouvement infini de la pensée... Revenons à nos deux phrases de départ : soit nous pensons que la seconde a un statut particulier par rapport à la première, et que celle-ci était l’instrument privilégié destiné à faire sortir la deuxième, et l’on retrouve la théorie précédente du langage instrument de la pensée. Ou bien les deux phrases ont le même statut et participent toutes deux du même mixte de pensée et de langage, et alors la seconde apparaît au récepteur comme porteuse de la pensée de l’émetteur, simplement parce qu’elle n’a pas été prononcée par celui-ci, mais inférée par celui-là. C’est ce que nous pouvons appeler l’effet-pensée. La pensée d’autrui ne serait que ma contribution au sens de ses paroles. Montaigne disait dans les Essais : « La parole est moitié à celui qui parle, moitié à celui qui écoute ». Et ma propre pensée n’est-elle pas le discours que la présence d’autrui fait lever en moi ? Le langage n’est rien d’autre que la pensée en tant que je ne la possède pas, en tant qu’elle se fait en moi sans que je puisse la contrôler vraiment. Je suis en quelque sorte le siège d’un déroulement qui a commencé avant moi et continuera sans moi...
Contrairement à une autre idée reçue, le langage n’est pas amarré à la réalité aussi solidement qu’on le croit. Même si nous restons dans le domaine de l’assertion simple –comme par exemple quand je dis « Le ciel est bleu », nous ne parlons pas seulement pour décrire le réel. Si je dis « le ciel est bleu » quand le ciel est bleu, il y a des chances qu’on me dise que je parle pour ne rien dire. Sauf si l’on cherche pour quelles raisons j’ai éprouvé le besoin de le dire : peut-être dans le sens « d’un ciel enfin bleu », ou bien « le ciel est toujours bleu », indiquant par là le plaisir qu’il y a à sortir de la grisaille des jours précédents, ou l’accablement que procure la continuation d’une chaleur excessive...etc. Si je romps le silence en disant cette phrase, ce ne peut être seulement pour dire quelque chose que tout le monde sait. Mais ici le langage rejoint une de ses fonctions essentielles qui est de nous permettre d’accéder à la connaissance mutuelle de nos états d’esprit respectifs vis-à-vis du donné. La fonction propre du langage n’est donc pas de fournir une image du monde conforme, à nous mettre en présence d’un double du donné.
L’exercice de la pensée est certes inséparable de la structure langagière mais n’en reste pas moins une activité mentale singulière à chacun qui ne peut se réduire à l’existence d’un langage ni même de langues particulières. Si la fonction symbolique propre à l’humain repose sur la médiation privilégiée du langage articulé, il n’en demeure pas moins qu’une activité de l’esprit a lieu, utilisant les signes pour faire advenir du sens.... Il est nécessaire de parler pour penser, mais il est non moins nécessaire de penser pour parler. C’est le sens de cette phrase de J.J. Rousseau : « Si les hommes ont eu besoin de la parole pour apprendre à penser, ils ont eu plus besoin encore de savoir penser pour trouver l’art de la parole » (Rousseau, Discours sur l’origine de l’inégalité ». Analyser cette activité de l’esprit, c’est tout l’enjeu des recherches de la Philosophie de l’Esprit et des sciences cognitives. Dans cette nouvelle « galaxie », la linguistique de Chomsky et la philosophie dite « fonctionnaliste » de Fodor apportent un éclairage particulier.
Jerry Fodor et Noam Chomsky : « Langage de la pensée » et « Grammaire Générative »
Par une certaine forme de « retournement », Fodor, et les sciences cognitives avec lui, va invoquer un « langage de la pensée » autonome....
Pour lui (Fonctionnalisme et « théorie représentationnelle de la pensée » en philosophie de l’esprit in « The Language of Thought », article sur la pensée dans le Dictionnaire philosophique de l’Encyclopédie Universalis), on ne doit plus se préoccuper de la nature physique ou mentale des états internes responsables de la pensée pour ne considérer chez elle que sa capacité à entrer en relation ou à produire d’autres états ou actions (posture « agnostique » par rapport à la causalité physique ou neurologique de nos processus de pensée, au profit d’une approche purement fonctionnelle), suivant l’exemple d’un programme d’ordinateur (celui-ci peut être implanté sur des machines de composition matérielle différente). Comme les états internes du programme d’un ordinateur, les pensées se définissent par leurs relations logiques et causales, c’est-à-dire « fonctionnelles ». C’est plus ou moins la thèse officielle des sciences cognitives et de toutes les disciplines qui cherchent à expliquer le comportement en termes de traitement de l’information et de contenus de représentations. On va se référer alors à une pensée davantage sur le mode du calcul à l’aide d’un langage interne, privé et inné, qui sera « le langage de la pensée » ou « mentalais », et qui relève d’un processus de pensée autonome par rapport au langage dont nous parlons ici, sur le modèle du fonctionnement de l’ordinateur. La pensée est donc conçue sur le modèle du calcul comme une succession d'opérations élémentaires, qui s'exécutent d'elles-mêmes grâce aux propriétés syntaxiques des composants élémentaires de ce langage. Le langage de la pensée possèderait donc une structure composée à partir d'éléments atomiques (comme les mots d'un langage naturel). Ces composants peuvent apparaître dans des représentations diverses, de même que les mots ou les constituants de phrases peuvent apparaître dans des phrases différentes. Comme dans d'autres langages, le sens des représentations individuelles se compose à partir du sens de leurs éléments constitutifs. Nous retrouvons des processus cognitifs internes et des représentations, mais contrairement au cartésianisme, ceux-ci sont désormais inconscients. S’il est peu envisageable que les physiologistes parviennent à trouver dans le cerveau des configurations neurales qui correspondent à ce que nous appelons des « pensées » ou des «croyances », en revanche l’espoir de théoriciens comme Fodor est de parvenir à expliquer entièrement l’intentionnalité de la pensée en termes de processus physiques et naturels, c’est-à-dire à naturaliser le mental. Les sciences de la cognition parviendront-elles à rendre compte du mental dans les termes des processus naturels de traitement de l’information (sans nécessairement souscrire au matérialisme radical des neurosciences, plus ou moins explicitement assumé), telle est désormais la question que l’on peut se poser... L’expression de « langage de la pensée » ne doit pas nous faire oublier que la primauté du langage est ici plus que contestée puisqu’il s’agit au contraire d’une tentative pour autonomiser complètement le fonctionnement de la pensée, renouant ainsi avec la conception cartésienne.
Mais pourquoi donc devons-nous supposer qu'il existe une langue propre à la pensée, différentes des langues naturelles, alors que tout ce qui précède montre que nous pensons dans les termes de notre langue naturelle ? Il s’agit explicitement de pouvoir rendre compte d’une « pensée sans langage », pouvoir comprendre une pensée non formulée en langue naturelle, telle que celle des animaux ou des nourrissons, mais aussi chez les adultes... Autrement dit, la pensée n’est plus ici identifiée comme inséparable du langage. De ce point de vue, la théorie de Chomsky, qui peut se rapprocher de cette dernière, a l’avantage décisif (à mon sens) de parvenir à concilier une forme de naturalisme (innéisme des capacités de langage propre à l’être humain) avec la priorité accordée au langage comme condition de possibilité de la pensée : c’est l’établissement de ce qu’il appelle « une Grammaire Générative » (« Structures syntaxiques »,1957) dont nous pouvons rappeler les caractéristiques importantes pour ce qui nous concerne ici (sans entrer dans les détails d’une élaboration conceptuelle très complexe...) : le langage est considéré comme le moyen privilégié de la pensée, et relève d’ un fondement biologique, contrôlé par la génétique. Tout être dispose de manière innée d’une « compétence » linguistique, dont la grammaire générative est le modèle[3] : celle-ci est commune à toutes les langues, et sa combinatoire syntaxique peut générer l’ensemble des grammaires particulières à chaque langue. C'est la somme complète de tous les principes immuables que l'hérédité implante dans l'organe du langage, et qui recouvrent la grammaire, les sons de la parole, et la signification. Autrement dit, la grammaire universelle est la dotation génétique héritée qui nous permet de parler et d'apprendre toutes les langues naturelles, et rend possible ainsi chaque « performance » actuelle d’un locuteur donné (quel que soit la langue)[4]. Cette thèse a le mérite de rendre compte des caractéristiques de l’apprentissage de la langue maternelle par l’enfant : une grande partie de la grammaire ne semble pas apprise, mais construite spontanément. Ce qui explique la possibilité d’acquérir quelque chose d’aussi complexe qu’une langue dès le plus jeune âge. Même si l’actualisation des règles en fonction de la langue choisie doit être l’objet d’un apprentissage explicite, les règles essentielles de cette grammaire universelle sont implantées biologiquement. La principale fonction de ce langage est de permettre la pensée (et secondairement seulement de communiquer). Pour Chomsky, la grammaire générative ne remplace pas le système cognitivo-rationnel mais se lie étroitement à lui pour permettre l’exercice de cette pensée. Cette « interface » est un des points difficiles et sans doute en partie non résolu de son modèle.
A partir d’une telle approche, nous pouvons observer que l'homme n'est pas "parlé" par le langage, il n'est pas déterminé de manière radicalement hétéronome par une structure qui lui serait externe (référence ici à une forme de structuralisme philosophique). Le langage est, au contraire, le produit d'une capacité qui appartient à l'homme et est inscrite génétiquement en lui. Peut-on concilier ce « naturalisme » scientifique avec la dimension d’extériorité du langage comme outil de médiation privilégiée dans l’accès de l’homme à l’univers de la culture ? Question difficile... Mais ne peut-on pas considérer que la « Grammaire Générative » propose une passerelle pour une articulation possible ? Finalement, ne pouvons-nous pas envisager une explication naturaliste élargie à la réalité foncièrement symbolique dans laquelle l’être humain évolue ? C’est le linguiste Benveniste qui nous le rappelle. Le langage représente à ce titre la forme la plus haute d’une faculté humaine inhérente à notre condition, celle de symboliser. Autrement dit, très globalement, la faculté de représenter le réel par un « signe », d’établir un rapport de signification entre quelque chose et quelque chose d’autre. Le langage est de ce point de vue la grande médiation entre l’homme et le monde, entre l’homme et l’homme : « Qu’un pareil système de symboles existe nous dévoile une des données essentielles, la plus profonde peut-être de la condition humaine : c’est qu’il n’y a pas de relation naturelle, immédiate et directe entre l’homme et le monde, ni entre l’homme et l’homme ; il y faut un intermédiaire, cet appareil symbolique, qui a rendu possible la pensée. Hors de la sphère biologique, la capacité symbolique est la capacité la plus spécifique de l’être humain. » (« Problèmes de linguistique générale »).
Le paradoxe du langage
Le paradoxe du langage, souligné par P. Ricoeur : il n’apparaît pas comme premier ni même autonome, puisque qu’il est l’expression seconde d’une appréhension de la réalité, « articulée plus bas que lui » ; et pourtant c’est toujours dans le langage que sa propre dépendance à ce qui le précède vient se dire. (à rapprocher de l’exemple « Robert a acheté « Le Figaro ») : on ne peut jamais sortir du langage ; Plus qu’habit de la pensée, plus qu’outil ou support de celle-ci, plus même que la forme d’une matière qui serait « informe » sans lui, le langage serait la condition de possibilité même de la pensée, autrement dit son « transcendantal ».
Et même si nous pensons, dans le prolongement de ce que nous venons de dire sur la fonction symbolique, qu’il y a sous elle une forme intentionnelle plus fondamentale encore avec « le monde de la vie », commun à tout vécu en tant qu’il est « conscience de » (thèse de Husserl et de la phénoménologie), nous devons nous rendre compte que cet « immédiat » du vécu est perdu (mais a-t-il jamais existé ?), tout simplement parce que c’est du milieu du langage que le langage désigne sa relation à quelque chose qui n’est pas langage. Un exemple frappant est celui de l’effort mobilisé par Fodor et de nombreux philosophes de cette « Philosophie de l’Esprit » pour rendre compte de ces opérations de l’esprit censées être indépendantes du langage « naturel » : non seulement il ne peut le faire que du milieu du langage lui-même, mais aussi et surtout il en vient à poser l’existence d’un « langage de la pensée » en lieu et place du langage naturel qu’il se propose d’écarter !
L’activité de pensée comporte une dimension sémiotique (étude des signes et de leurs significations) qui apparaît irréductible à toute inscription physique ou neuronale, ou même à toute opération de calcul (au sens des algorithmes des ordinateurs). Comme le dit Ricoeur (L’histoire, la mémoire, l’oubli, Troisième partie, chapitre 3) : les neurosciences peuvent me dire ce qui fait que je pense, ou ce sans quoi je ne pourrais penser (le cerveau). Mais elles n’ont pas pour tâche de me dire ce qui me fait penser.
Ce paradoxe inhérent au langage – désigner du milieu du langage une relation avec quelque chose qui n’est pas lui –, fait de lui en même temps un moyen d’appréhension privilégié et un obstacle redoutable : d’où l’impression d’une pensée qui ne parvient pas à trouver sa traduction dans les mots justes, comme si elle existait dans sa pureté à la recherche d’une expression sensible condamnée à l’impureté (argument en faveur de la première thèse du langage comme instrument, forcément imparfait, d’une pensée déjà constituée). Nous reviendrons sur cet argument avec Bergson. Mais la parole (« la parole parlante » dit Merleau-Ponty) – à la différence de la langue -, est précisément cette tentative de pouvoir « exprimer » l’intention significative à travers l’énonciation articulée. D’une certaine façon, les structures linguistiques sont subordonnées à ce travail de l’expression, sans ne jamais cessées pour autant d’être sa condition de possibilité. Le projet de la phénoménologie, qui est « de revenir aux choses mêmes », de ressaisir ce faisceau de conscience originel et donateur de sens, est de façon incontournable affecté et sans cesse compromis par les multiples sédimentations de sens déposées dans le langage tout au long de l’histoire humaine. Le langage vient en quelque sorte empêcher un tel rapport originel de notre expérience au monde dans lequel nous nous trouvons, car nous ne pouvons éviter d’utiliser les mots dans cette tentative de reconquête de l’intentionnalité de conscience. Il n’est pas possible de remonter en deçà du langage jusqu’à l’âge d’or d’un rapport originaire aux choses : c’est à la fois notre force et notre faiblesse. Et nous voilà donc renvoyé à la deuxième thèse qui affirme la primauté du langage comme condition de la pensée. Ce rapport particulier au langage, qui en fait autant un instrument d’émancipation que d’enfermement, explique sans doute pourquoi quelqu’un comme Paul Ricoeur, revendiquant sa filiation première avec la phénoménologie, affirme que celle-ci doit nécessairement s’adjoindre une « herméneutique », méthode interprétative qui montre la pluralité des interprétations de l’expérience humaine, et met en question la prétention de la philosophie d’être libérée de tout présupposé. D’une autre manière, la psychanalyse, lacanienne en particulier, affirme que le petit d’homme est pris dans le langage avant même de naître, et s’inscrit par conséquent dans ce courant de pensée pour lequel l’ordre humain est inséparable de la dimension symbolique de la culture, et ne peut par conséquent être confondu (même si nous pouvons supposer que les relations qu’ils entretiennent entre eux sont problématiques mais néanmoins réelles) avec un ordre naturel et biologique tel que Darwin l’a analysé à propos de l’évolution de l’espèce. Nul besoin pour cela d’évoquer un ordre transcendant à l’ordre naturel. Mais seulement de souligner la discontinuité ou le saut problématique qui a fait basculer l’être humain (les paléontologues nous livrent encore peu d’éléments à ce sujet), dans le langage et l’ordre de la culture à un moment donné de l’ « histoire » (il vaudrait mieux ici garder le terme d’évolution... et réserver celui d’histoire à l’histoire de « sapiens-sapiens ») de son espèce
Le langage se présente alors comme le milieu universel dans lequel se déploie toute expérience de sens. Il est « ce par quoi l’homme a un monde » et pas seulement un environnement (Ricoeur) ; nous retrouvons ici la thèse de Humboldt sur les langues comme « métaphysiques latentes » ou celle du linguiste Mounin de la langue comme « vision du monde ». Ce qui fait une langue, avant d’être sa grammaire ou son lexique, c’est son pouvoir de faire parler ce qui est dit dans la tradition.
Parler une langue, c’est appartenir à un monde particulier, c’est percevoir, sentir, penser, agir selon un modèle particulier. En ce sens, l’entreprise intellectuelle de quelqu’un comme François Jullien repose toute entière sur l’idée qu’un type de pensée (ici les pensées occidentales et chinoises) est inséparable de la langue qui fait tradition. Et par conséquent on ne peut apprécier les « écarts » qui séparent les différentes pensées que par le vis-à-vis d’une traduction qui fait passer les uns dans les autres les mots et expressions de l’une et de l’autre, donnant ainsi corps aux « bifurcations » ou « embranchements » auxquelles elles renvoient.
Un sens qui ne passe pas par le langage ?
Toujours est-il que nous avons laissé en cours de route l’objection principale qui est faite à la prétention du langage de vouloir s’annexer la pensée : nous faisons souvent l’expérience, à travers les différentes formes d’art en particulier, d’un sens qui ne passe pas par le langage articulé. Ce qui montrerait que ce dernier est insuffisant pour exprimer toutes les dimensions de l’expérience humaine... C’est peut-être Bergson qui a le mieux développé cette critique du langage : le langage « découpe » le monde et introduit le discontinu dans la pensée. Celle-ci demeure incommensurable avec le langage. Le langage et ses concepts sont accusés d’être incapable de saisir le réel dans sa fluidité et sa durée, qu’il s’agisse du monde extérieur ou de mes états intérieurs. Sa finalité est celle de l’utilité et de l’action, d’où sa propension à découper artificiellement ce réel. Seule l’intuition me permet de me transporter à l’intérieur de cette réalité (ou à plus forte raison à l’intérieur de moi) pour coïncider avec son caractère unique. Nous retrouvons là la dimension de l’ineffable :
« Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s'est encore accentuée sous l'influence du langage. Car les mots (à l'exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s'insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux, si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d'âme qui se dérobent à nous dans ce qu'ils ont d'intime, de personnel, d'originalement vécu. Quand nous éprouvons de l'amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d'absolument nôtre? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens.» (« Le rire »)
La mise en garde de Bergson contre les pièges d’un langage impuissant, par sa dimension impersonnelle et généralisatice, à saisir l’unique et l’incomparable, doit bien sûr retenir notre attention et notre vigilance. Nous prémunir en particulier peut-être contre toutes ces connotations implicites attachées aux mots, relevant souvent d’un prétendu « bon sens populaire », prêts-à-porter qui obscurcissent ou empêchent la pensée en « pensant » à notre place. Cette forme de « suspicion » ou de « soupçon » vis-à-vis des mots apparemment les plus habituels ou les plus anodins, est sans aucun doute une « signature » de l’esprit philosophique, qui ne prend jamais les mots comme « allant de soi ». De ce point de vue, il ne suffit pas de dire pour penser... Preuve en est les bavardages infinis du quotidien. Cela suffit à ne pas confondre langage et pensée, et nous permet de comprendre encore une fois que le langage et la pensée sont dans des rapports complexes de dépendance réciproque.
Mais Bergson a-t-il raison d’opposer le langage ou la pensée discursive à l’intuition ? Le rêve d’avoir accès originairement « aux choses mêmes », dont nous avons vu qu’il était constitutif du projet de la phénoménologie que la réflexion bergsonienne a sans doute contribué à construire, n’est-il pas, ultimement, impossible ? Ne peut-on pas entendre la protestation de Bergson contre le langage comme l’expression inavouée des limites inhérentes à toute pensée humaine ? Hegel a sans doute raison contre Bergson : une pensée n’existe vraiment que lorsqu’elle est extériorisée, objectivée dans des mots. La « pensée pure », au sens où elle subsisterait en dehors des mots, pure intériorité ou « pensée de l’ineffable », censée être supérieure à ce qu’on pourrait dire, est une illusion (Hegel, Encyclopédie III. Philosophie de l’esprit). « Le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie ». L’ineffable, ce qui ne peut pas se dire, est en réalité ce qui n’est pas clairement pensé, qui reste confus. C’est dans le mot que la pensée prend corps, consistance, réalité. On a parfois le sentiment que notre pensée « se bouscule » dans notre tête, et que nos paroles ne pourront pas traduire justement ce que nous voulions dire... Mais de fait, on ne sait ce qu’on voulait dire que lorsqu’on la dit. Tant que la pensée n’est pas exprimée, il est difficile de pouvoir en dire grand chose... Ceci dit, et pour en revenir à d’autres moyens d’expression comme la musique, la peinture, le cinéma...etc., il semble raisonnable de reconnaître qu’au moins une partie probablement essentielle de ces activités respectives, ne relèvent pas des processus de pensée. Sans penser cependant avec Deleuze que le qualificatif de « pensée » doive être réservé à la philosophie qu’il définit comme « création de concepts », nous pouvons néanmoins l’appliquer aux seules activités mentales où le langage articulé constitue l’élément central. Mais la fonction sémiotique ne se réduit pas à la pensée rationnelle, ni le sens à celui produit par le langage articulé ! Bien d’autres médiations, telles que les différentes formes artistiques en dehors de la poésie ou de la littérature, peuvent être des vecteurs de significations.
La question de la pensée comme acte de solitude....
La pensée bergsonienne centrée sur une forme d’intuition dont la source est à chercher dans l’intériorité d’un sujet pouvant faire l’économie du langage comme outil public de communication entre les humains, au profit d’un « langage de la pensée » (expression de Fodor évidemment anachronique ici) exclusivement « privé » et lui appartenant en propre, peut rejoindre d’une certaine façon le sentiment que nous avons que la pensée est avant tout un exercice solitaire. Platon ne la définit-elle pas comme un dialogue intérieur de soi avec soi ? Mais cette solitude n’en convoque pas moins autrui : ce silence intérieur est « bruissant de paroles » (Merleau-Ponty), ce qui signifie non seulement que ma pensée est déjà langage (« elle naît tout habillé »), mais qu’elle est dès l’origine peuplée par de nombreux « autrui ». Hannah Arendt en a particulièrement la conviction : si la pensée est dialogue intérieur de l’âme avec elle-même, elle fait donc intervenir « un autre » avec lequel j’échange. La solitude du philosophe en particulier convoque nécessairement autrui : il s’agit en quelque sorte de se séparer des autres pour mieux les retrouver. Le dialogue avec soi-même est la condition du dialogue avec les autres, selon H. Arendt. C’est ce qu’elle appelle le « deux-en-un », ce travail de la pensée avec cet autre que soi qui est en soi, et qui n’est que la présence en soi des autres réels, de la pluralité humaine (d’où aussi la nécessité de n’être pas dans une simple coïncidence de soi à soi, mais de pouvoir s’en arracher pour adopter idéalement le point de vue de tout autrui ; ainsi, le vrai cogito ne serait pas « je pense donc je suis » mais « je pense donc nous sommes »). La pensée, malgré le retrait réflexif qui la caractérise, reste ouverte au monde commun, elle est inséparable de ma participation au monde commun. Penser, c’est pouvoir se mettre à la place de tout autre (Kant)… La solitude du philosophe est ainsi prolongement sur la scène intérieure de « l’être-avec-les-autres ». Et seule une pensée qui se forme à travers l’usage d’un langage commun peut prétendre à une telle intersubjectivité, même si nous savons bien par ailleurs que ce medium public recèle de multiples « chausse-trappes », étant donné l’extrême polysémie et équivocité des mots du vocabulaire. Mais il est la condition sine qua non de toute pensée pouvant être partagée en droit.
Daniel Mercier, le 22/04/2014
[1] « Qu’est-ce qu’une chose qui pense : c’est une chose qui doute, qui entend, qui conçoit, qui affirme, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine et qui sent ». Les Méditations métaphysiques
[2] Cela fait porter un regard critique sur les tentatives des neurosciences pour dégager les « architectures neuronales » de tous nos comportements (affectifs, moraux, langagiers...etc.).Mais la thèse de l’inexistence de tels processus « matériels » peut bien sûr se discuter... En tout cas, il faut reconnaître que le matérialisme, en ramenant toute causalité mentale à une forme de causalité physique, permet de sortir des rapports mystérieux entre le mental et le physique tels qu’ils apparaissent dans le dualisme cartésien. Malheureusement ( ?), jusqu’à ce jour, la neurophysiologie n’a jamais pu dire quelles propriétés du cerveau ou des neurones pourraient être responsables (ou identiques à) des propriétés mentales. Les neurones n’expliquent pas, jusqu’à preuve du contraire, mon contenu de pensée quand je pense à mon père....
[3] C’est la méthode d'analyse permettant de montrer comment est générée une langue selon sa syntaxe
[4]Distinction importante chez Chomsky entre « la compétence » qui est structurelle et commune à tous, et « la performance » qui s’actualise ici-maintenant dans un acte de parole donnée.