Jusqu'où l’homme peut-il se transformer ? - Décembre 2012
La présentation du sujet
Jusqu’où l’homme peut-il se transformer ?
Le café philo terminera l’année 2012 sous le « Chapiteau Gourmand » de Sortie Ouest, et ceux qui le souhaitent pourront prolonger la soirée autour d’un repas convivial concocté par Régina. Le thème abordé : « Jusqu’où l’homme peut-il se transformer ? ». Entrée libre pour le café philo. Sur inscription au Chapiteau Gourmand pour le repas (pour ceux qui ne seraient pas encore inscrits).
Cette question de la transformation de l’humain jusqu’à une hypothétique condition de « post » ou « trans » humain habite depuis longtemps nos rêves (ou nos cauchemars) et les œuvres de science-fiction. Les robots ont laissé maintenant la place aux « cyborgs » et autres « êtres augmentés » dans notre imaginaire contemporain. Mais ne s’agit-il vraiment que d’une spéculation abstraite ? L’humain a toujours était d’une certaine façon en procès de « post-humanisation », et les transformations qu’il accompli sur sa propre « nature » n’ont jamais étaient aussi importantes qu’aujourd’hui : pharmacologie illicite ou non, transplantations d’organes, chirurgie esthétique, implants corporels multiples, manipulations génétiques, mais aussi ralentissement du vieillissement ou naissances programmées (pilule, bébé-éprouvette…)…etc. La progression exponentielle des nouvelles sciences comme les biotechnologies, les nanotechnologies, les technologies de l’information… semblent ouvrir des perspectives inimaginables il y a quelques années. « L’université de la singularité » crée récemment aux USA par Ray Kurweil, considéré comme un des plus grands génies de notre temps, abrité par la NASA et regroupant d’éminents savants de ces diverses disciplines, travaillent sur des projets à la fois stupéfiants et quelque peu effrayants… et nous promettent l’immortalité en 2045 ! En ces temps un peu sombres, seule la technique semble sûre d’elle-même et de ses progrès toujours plus spectaculaires… Les capacités d’action sur l’espèce étant de plus en plus puissantes, nous devons nous interroger sur la question des limites au-delà desquelles l’autoproduction de l’homme par lui-même risque de se retourner contre lui.
Daniel Mercier, le 1/12/2012
L'écrit philosophique
Jusqu’où l’homme peut-il se transformer ?
Transformation : changement de forme. Nous pourrions ajouter à notre question quelque chose qui semble être implicitement sous-entendu : jusqu’où l’homme peut-il se transformer, sans perdre son humanité ? Et poser ainsi la question, c’est se demander si ce changement de forme affecte ou non une supposée « nature » de l’homme dont la perte ou l’altération pourrait faire perdre à l’homme cette « humanité » qui lui est propre… Et à partir de quelles limites cette transformation conduirait à un tel résultat. Nous voyons bien que le « peut-il » de la question renvoie immédiatement à un « doit-il ».
Le mythe de Prométhée est une allégorie parfaite de notre problématique, car il figure les deux dimensions inséparables de la condition humaine : celle de la conquête et de l’aventure d’un homme qui trace son propre chemin, mais aussi celle de la peur ancestrale de transgresser l’interdit qui consiste à vouloir rivaliser avec les dieux : n’oublions pas en effet que Prométhée est puni pour avoir voulu voler le feu (et les arts afférents) à Zeus, et condamné à être attaché au Caucase où un aigle vient lui dévorer le foie, symbole de la vie. En vérité nous pouvons déjà constater que cette tension permanente entre une liberté sans limites à la gloire de l’homme, et l’attachement à une nature qui fixe ses propres frontières, est présente dans la culture humaniste dans laquelle nous avons été éduqué (c’est encore vrai pour la génération ici présente ?), d’où la difficulté de la reconnaissance (éventuelle) de ces limites… Mais la peur aujourd’hui est à la mesure d’une part d’un pouvoir scientifique et technique impressionnant, et d’autre part de ce qu’il est convenu d’appeler « une crise de l’avenir », c’est-à-dire la difficulté à penser un monde de plus en plus incertain, où la référence à l’idéologie du progrès continu est loin d’aller de soi.
La question de savoir si l’homme « peut » se transformer, et faire toujours reculer les limites de sa nature biologique, appelle spontanément une réponse positive : ce processus de transformation est visiblement en cours. L’homme s’est toujours produit lui-même d’une certaine façon. Aujourd’hui, nous avons établi de nouvelles frontières entre l’humain et le machinal (cf. « Règles pour le Parc Humain », et « Ni le soleil, ni la mort », Sloterdijk). Plus on avance en profondeur, plus on trouve d’éléments mécaniques au cœur géographique de ce que l’on considérait comme intrinsèquement spirituel et subjectif. Cette mise à jour de l’élément mécanique touche pratiquement tout ce qui voulait paraître intangible : le rapport à l’enfant, avec la naissance planifiable, la mort, dans certaines limites, le corps, qui devient opérable dans une dimension jusqu’ici inimaginable, la sexualité, maintenant totalement dissociée de la reproduction, les sentiments et états mentaux qui sont désormais souvent tempérés par la pharmacologie (licite ou illicite), la parole, la pensée logique, la traduction et beaucoup d’autres opérations mentales, qui peuvent être exprimées sous forme de calculs et répétées pas des ordinateurs… Les capacités d’action sur l’espèce sont de plus en plus puissantes, avec notamment les biotechnologies, les nanotechnologies, la génomique… Le stade où nous sommes déjà parvenus fait de la question posée ce soir le contraire d’une question abstraite seulement destinée à alimenter les ouvrages de science-fiction (bien qu’elle les alimente aussi !). Mais une question très concrète qui se pose depuis de nombreuses années… Dans ce déplacement des frontières de plus en plus présent, les questions d’éthique vont devenir nombreuses et complexes. Pour Peter Sloterdijk, l’évolution des techniques semblent se faire de constructions qui apparaissent artificielles, utilisant grossièrement les lois de la nature pour pallier à ses manques, à des constructions beaucoup plus en symbiose avec elle, ne rompant plus avec elle, mais au contraire s’y attachant, coopérant avec elle, s’infiltrant dans les productions spécifiques du vivant… Les nouvelles techniques de production des êtres humains sont maintenant proches du noyau biologique. Cette seconde technique prend les formes d’une « épi-nature »… Ainsi, dit Sloterdijk, « une ère post-humaniste a débuté…
Les perspectives ouvertes par le mouvement post-humaniste ou trans-humaniste : celui-ci est officiel est structuré dans la plupart des pays en de multiples associations ; il a aussi ses associations internationales. Mais la mouvance transhumaniste dépasse le cadre de ces organisations pour influencer la plupart des milieux scientifiques, mais plus particulièrement la génomique (génie génétique), les sciences de l’information et du numérique, et les nanotechnologies. L’importance d’une telle recherche est symbolisée par l’ouverture il y a quelques années d’une grande « Université de la Singularité », abritée par la NASA, richement subventionnée, et dont le leadership est assuré par Ray Kursweil, reconnu comme un des plus grands génies de notre temps (même s’il est controversé). La « singularité » est un concept emprunté par analogie à la « singularité gravitationnelle » à proximité d’un trou noir, que la physique moderne est incapable de comprendre avec ses propres lois. Il signifie que la civilisation humaine, à partir d’un point hypothétique de son évolution technologique – qui connaît régulièrement une progression exponentielle – sera dépassée par les machines. Au-delà de ce point le progrès n’est plus l’œuvre que de machines, l’intelligence artificielle prenant le relais, et devenant rapidement autonome, créant elle-même à un rythme très rapide des intelligences bien supérieures à la sienne, dans un cycle lui-même exponentiel. La date de cette « singularité » fait débat, mais elle est généralement attendue durant la troisième décennie de ce siècle. Un seul exemple de ces recherches débridées : l’immortalité est déclarée non seulement possible, mais pronostiquée pour 2045 ! Quelque soit la véritable crédibilité d’une telle annonce, une amélioration très sensible et rapide de la longévité apparaît certaine : au-delà de la médecine traditionnelle, certains pensent que le vieillissement étant le produit d’une programmation génétique, il est « curable » par thérapie génique ; d’autres font plutôt référence à des « cures de jouvence » … Ce « post-humanisme » se positionne généralement dans le prolongement de l’esprit de l’humanisme des Lumières et ne se pense pas comme sujet à discussion : il est simplement « dans l’air du temps », se proposant de promouvoir « l’amélioration de la condition humaine à travers les techniques d’amélioration de la vie, comme l’élimination du vieillissement et l’augmentation des capacités intellectuelles, physiques ou psychologiques » (noté dans un des documents transhumanistes les plus reconnus). Ce sont ses deux objectifs principaux. L’arrivée de l’intelligence artificielle et de la nanotechnologie pourra nous transformer en cyborg (êtres hybrides entre l’homme et la machine). Mais cela n’’est pas du goût de tous, et Hawkings dans le magazine Focus, conseillait de manipuler l’ADN pour résister à la montée en puissance des robots. Pour l’augmentation des capacités mentales, on peut espérer la création de « designer’s drugs » : des produits chimiques capables d’agir précisément sur certaines zones du cerveau. Enfin, le downloading ou uploading, qui désigne l’opération de téléchargement de la conscience dans un nouveau corps, un robot, ou même un corps virtuel existant dans un monde tout aussi virtuel (c’est le thème du film Mattrix). Un chercheur en IA aujourd’hui décédé, Sasha Chislenko, imaginait l’intelligence absolue sous la forme d’une « soupe fonctionnelle », capable de s’autocréer en reconfigurant constamment les éléments qui la constituent. Mais pourquoi alors, vu l’éloignement de ces nouvelles formes d’intelligence de l’humain, continuer à partir de lui ? Le pas a été franchi par l’auteur d’une thèse (Vernor Vinge) présentée en 1993 qui écrit : « Dans les trente ans, l’humanité aura les moyens de créer une intelligence suprahumaine. Peu après, l’ère de l’espèce humaine aura pris fin». Eliezer Yudkowski qui a fondé le Singularity Institute, spécule autour d’« IA amicales », dont la générosité serait codée au niveau le plus profond. Mais une telle intelligence ne risque-t-elle pas de court-circuiter sa propre programmation ? Pas forcément, explique E. Yudkowski, si cette sympathie est au cœur même de son identité : « Gandhi ne veut pas commettre de meurtre, et ne souhaite pas s’automodifier afin de pouvoir commettre un meurtre ».
Il ne nous appartient pas de juger de la crédibilité de telles anticipations présentées comme étant du domaine de l’évidence… Je ne peux cependant m’empêcher un certain scepticisme sur la pertinence de leurs prévisions. Mais nous n’avons pas à nous situer sur ce terrain dans notre réflexion. Mais plutôt s’interroger sur les enjeux éthiques de tels scénarios. Quelques premières questions donc…
Interrogations éthiques …
Sortir des lois de l’évolution ?
Pour un philosophe comme JM Besnier (professeur de philosophie à Paris-Sorbonne, « Demain, les posthumains »,2009, Hachette)) nous allons en effet entrer dans une phase post-darwinienne de notre existence, c’est-à-dire une humanité qui échapperait aux lois de l’évolution, et prendrait ainsi la relève de la nature. Une telle thèse est parfaitement compatible d’ailleurs avec la pensée de tous ceux qui soutiennent l’idée d’un être humain défini comme « hors nature » ou « surnature », capable de s’arracher à tous les déterminismes. Rêve de puissance sans doute, mais pourquoi ne pas reconnaître cette évidence : la fécondation in vitro ou la contraception ne sont-elles pas déjà des échappées hors des lois de l’évolution ? Henri Atlan pronostique dans son livre « L’utérus artificiel » que l’ectogenèse sera techniquement possible d’ici peu ; « le clonage reproductif est probable » affirme JM Besniers (faut-il préciser qu’il est à ce jour interdit dans presque tous les pays qui ont légiférer sur cette question?).
Le post-humain peut en particulier se présenter comme une réponse en termes d’adaptation aux conditions climatiques modifiées : les technologies post-humaines vont nous aider en effet à survivre en introduisant dans les corps des éléments non biologiques, prothèses, implants, nano-robots, qui supplanteront les formes vitales, ou les amélioreront. Le prototype du cyborg, qui consiste à coupler l’homme avec des dispositifs cybernétiques – combinaisons, machines -, pour assurer les performances cognitives et motrices de l’homme, a déjà été initié dans les années soixante avec la conquête de l’espace. A partir de là, beaucoup de scientifiques et d’écrivains ont imaginé des organismes bio-mécaniques dotés de nouvelles facultés dépassant les limites humaines.
Nous quitterions donc l’histoire naturelle de l’humanité pour entrer dans une phase où nous auto-produirions des hommes meilleurs….
Axel Khan, généticien français, est radicalement opposé à cette utopie technicienne. Pour lui, la contraception ou la PMA permettent certes de ne pas avoir d’enfants ou au contraire d’avoir une descendance prolifique alors que nous ne pourrions pas en avoir, mais doivent être interprétées comme des preuves d’adaptation sur le terrain de la reproduction, et non comme des entorses à l’évolution ; les humains peuvent accélérer ou modifier l’évolution, et ils ne se sont pas privés de le faire : les horticulteurs avec les multiples variétés de fleurs sélectionnées, les éleveurs qui sélectionnent des espèces animales domestiques…etc. Mais il ne s’agit en aucune manière d’arrêter, ou de sortir de cette évolution. La grande loterie de l’évolution continue avec le bébé-éprouvette – celle qui est responsable de la reproduction d’un être à chaque fois original et singulier - , alors qu’elle est radicalement mise en cause par le clonage reproductif (puisqu’il s’agit de « copier », même si nous savons aujourd’hui que l’idée d’une copie fidèle est aussi une illusion) génétiquement un individu donné, comme par exemple son père, son frère…etc. A.K prend l’exemple de l’obésité pour montrer que nous sommes bel et bien soumis aux processus de l’évolution : elle serait le produit des périodes plus fréquentes de « vaches maigres » que nous avons connues pendant plusieurs siècles, et qui auraient conduit l’organisme à sélectionner des gènes permettant de stoker les graisses. Le changement de régime alimentaire étant alors responsable de l’obésité.
Le jugement moral de A.K par rapport aux perspectives du clonage reproductif est sans ambiguïté : instituer artificiellement, à dessein, et aux bénéfices de certains, une inégalité biologique, est condamnable. C’est le danger de l’eugénisme qui est ici pointé, qu’il s’agisse d’une initiative collective –fabrication d’une élite ou d’une race supérieure - ou privée. Au nom de quoi des parents pourraient décider du corps de leur enfant ? Les techniques de contraception et l’avortement ont déjà considérablement changé les conditions d’entrée dans la vie de l’enfant : « l’enfant du désir » (expression de Marcel Gauchet, qui fait référence à l’enfant choisi par ses (son) parents, pour lesquels « le hasard et la nécessité » sont devenus synonymes d’horreur) n’est plus le fruit des nécessités de la vie, mais s’inscrit dès le départ dans un projet parental : son rapport à la contingence radicale de son existence n’est plus le même ; or un sujet s’était construit jusqu’à présent à partir de cette contingence : « exister, c’est ne pas avoir choisi d’exister ». Ces changements des conditions de la naissance affectent profondément, selon Gauchet, la manière dont je me construis comme sujet… Mais le clonage entraîne une transformation beaucoup plus importante : avec lui, je ne suis pas seulement celui qui a été voulu par ses parents, mais je suis littéralement ce que mes parents ont décidé que je sois : la couleur des yeux, le caractère, la taille, le sexe, les talents …etc. Nul doute que cela bouleverse radicalement les conditions de subjectivation.
Un homme technologiquement assisté reste-t-il un homme ?
Question qui suit immédiatement la précédente : en admettant que nous sortions ainsi des lois de l’évolution, restons-nous des humains ? La question récurrente et qui ne nous quittera désormais plus est bien celle de l’identité humaine. A partir de quand cessons-nous d’être humains ? Pourquoi de telles transformations l’empêcheraient d’être un homme, sauf à considérer qu’il existe une essence humaine, inamovible, naturelle. Mais alors que penser déjà du « pace-maker », des prothèses, des xénogreffes ? L’homme est une créature flexible, douée de plasticité (nous y reviendrons), qui s’adapte à son environnement grâce à ses technologies. Penser le post-humain, c’est accepter d’associer l’autonomie des hommes à celle des machines (machines douées d’existence propre, comme celles des animaux). Mais quel que soit ce nouveau statut de l’humain, il est indéniable que dans cette logique de transformation exponentielle, le cyborg fera place à des formes de « vie » non humaines… La biologie dite « synthétique » envisage par exemple de réaliser des espèces vivantes autrement qu’avec de l’ADN.
Face à ces transformations, c’est toujours au nom d’une certaine « image » de l’homme qu’interviennent ceux qui refusent un tel avenir : les arguments sont nombreux, et convoquent une nature humaine, définie à la fois biologiquement ou ontologiquement. H. Jonas (le Principe responsabilité, 1979) dénonce les risques d’altération de l’identité biologique, la domination sans mesure des techniques menaçant à la fois la nature hors de nous et la nature en nous. Il est déjà à son époque (années 70) très préoccupé par la bioéthique, et rejette la prétention des biologistes à améliorer la vie…Une position radicale donc, à tord ou à raison, totalement dépassée dans les faits aujourd’hui. D’une façon générale, il faut être soucieux de ne pas affecter l’ensemble des caractères qui définissent naturellement (biologiquement) et traditionnellement (référence ici à l’idée d’une filiation culturelle à vocation universelle) l’être humain. D’une part, concernant le premier point, la loterie génétique naturelle ne doit pas être affectée ; certes inégalitaire, sa contingence doit absolument être respectée, car elle est par un autre côté très égalitaire, car « chacun, sans considération de classe sociale, race ou ethnie, doit y prendre part » (Fukuyama). D’autre part, la convergence de toutes les religions et de l’éthique de l’espèce humaine sur la même « Image » de l’homme doit nous servir de référence (soulignée par Habermas). La notion de « dignité humaine » d’inspiration kantienne est souvent convoquée : l’homme étant une fin en lui-même, ne doit en aucun cas être considéré comme un moyen ou un instrument, ce qui est le cas dans cette orientation futuriste. Jonas peut résumer assez bien ce refus, et considère même l’homme comme la butée absolue de l’emprise de la science : « …dans son essence, dans sa substance (les mots utilisés sont sans ambiguïté), l’homme tel qu’il a été créé, tel qu’il est issu soit de la volonté divine, soit du hasard de l’évolution (donc même d’un point de vue darwinien), n’a pas besoin d’être amélioré. Chacun peut développer les possibilités les plus profondes de son être. Mais il n’a pas à chercher à dépasser cela, car l’homme est indépassable. » Nous verrons dans un instant que cette référence absolue à une « Image » qui ne doit pas être altérée, sera mise en cause par Rorty (philosophe pragmatiste américain). Notre question « Jusqu’où…etc. », à partir du moment où elle induit celles des « limites » à ne pas franchir, pose indubitablement en retour celle de l’identité humaine (c’est le titre du tome IV de la méthode d’Edgar Morin).Il s’agira donc d’y revenir une fois de plus…
Ne s’agit-il pas d’une nouvelle eschatologie (théorie de la fin des temps et du salut) ?
Nous pouvons en effet noter que de telles perspectives se présentent comme prophétiques, à la différence près que les nouveaux prophètes sont cette fois-ci des techno-prophètes. La technique nous offre désormais la clé d’un monde meilleur. Contre ceux qui prédisent l’existence de guerres eugéniques en violation des droits de l’homme, l’euthanasie, la ségrégation raciale…etc., les organisations post-humanistes répondent en se rangeant résolument du côté de l’optimisme des Lumières : ils affirment que ces changements sont guidés par la raison et par l’éthique, et ont au contraire pour but l’amélioration de la condition humaine. Selon Jean-Claude Guillebaud, philosophe chrétien, qui fût l’élève de Jacques Ellul et se situe dans sa mouvance, le trans-humanisme traduit le décalage entre les progrès des réalisations techniques de l’homme, et l’infirmité de son cheminement éthique ou moral. C’est une eschatologie dont la caractéristique essentielle est une confiance aveugle en la technique pour remédier aux malheurs du monde, et la croyance en un homme radicalement nouveau (celui-ci n’est plus l’accomplissement de la fin de l’histoire comme chez Marx, mais le résultat du progrès exponentiel des techniques). Nous rappellerons ici que le Vatican n’a pas épargné sa critique contre ce qu’il considère comme profondément immoral : « Changer l’identité génétique de l’homme, en tant que personne humaine, par la production d’un être infra-humain (il ne peut être qu’ « infra », comparé à la créature de Dieu) est radicalement immoral… la création d’un surhomme ou d’un être spirituel supérieur est impensable puisque la véritable amélioration ne peut survenir que par l’expérience religieuse et la théosis. » (théosis) : l’appel de l’homme à rechercher le salut par l’union avec Dieu).
Comment peut-on défendre les positions « trans-humanistes » ?
Nous ne reviendrons pas sur le caractère ouvertement humaniste des déclarations qui sont faites. Ils se voient dans le prolongement de la philosophie du progrès et visent moins à rompre avec l’humanité qu’à améliorer celle-ci avec l’aide des techniques matérielles et dans le respect des libertés individuelles (droit de disposer de son corps –qui inclut le cerveau-, et liberté des choix reproductifs (en ce sens, ils sont généralement très libéraux). Finalement, il peut apparaître comme le dépassement et le renouvellement de l’humanisme grec, en un sens : en lieu et place des esclaves (ceux-ci étaient nécessaires pour que les hommes libres puissent s’occuper de la seule chose qui vaille pour les grecs, la polis ou la « chose publique »), les machines et les robots se comportant de façon désormais indépendante prendront la relève d’innombrables activités humaines.
Les modifications biotechniques, héréditaires ou non, peuvent contribuer à accroître, intensifier, étendre, ou équilibrer toute une série de qualités humaines : santé, longévité, mémoire, intelligence, conscience, autonomie, sensibilité, tolérance, bienveillance…etc. Les post-humains peuvent ainsi être plus « moraux » que les humains… Cela conduit à repenser la notion de dignité humaine : celle-ci peut être étendue aux êtres « améliorés » en fonction de leurs qualités, et non au nom d’une ontologie universelle. Cela nous amène à l’argument peut-être le plus convaincant, qui est développé par le philosophe américain Richard Rorty : celui-ci revient sur le concept de l’ « essence » humaine : plutôt que de refuser les perspectives de la post-humanité au nom de cette différence essentielle, la seule question que l’on doit poser, c’est : « Qui reconnaît et qui est reconnu comme être humain ? Quel est le contenu de cette reconnaissance (les droits et les devoirs qui en relèvent) ? » Ce sont des questions de décision, individuelle et collective, et non de connaissance. Donc notre question de ce soir doit appartenir à la libre décision de définir ensemble l’acceptation de l’autre au sein d’une même communauté humaine. Les hommes ont ainsi la possibilité de se (re)définir, sans les contraintes absolues imposées par une « Image de l’homme » d’origine religieuse ou philosophique. L’argument est de poids : toute tentative de connaissance fondationnelle pour tracer une limite absolue entre ce qui relève de l’humanité et ce qui n’en relève pas n’est pas légitime parce qu’impossible. Le retour à cette question relative à la « nature » de l’homme peut sans doute nous aider à avancer encore …
Encore une fois sur la nature de l’homme…
Ce n’est pas l’objet ici de retracer l’odyssée de cette notion au cours de l’histoire des idées ! Toujours est-il que les jugement portés ou les limites tracées à propos des perspectives de la post-humanité semblent nous renvoyer à cette question : les résistances jusque-là formulées le sont au nom d’une nature ou d’une « image » de l’homme posées comme référence ultime. Peut-on vraiment, et doit-on, sauver le concept de nature humaine, alors que nous savons depuis longtemps qu’il n’y a pas d’essence immuable propre à l’homme ? Sans prétendre répondre tout à fait à cette question, nous pouvons peut-être poser quelques jalons… Pouvons-nous nous borner à retenir ce qui aujourd’hui encore continue de faire partie d’une culture humaniste commune ? Jouera-t-elle encore longtemps ce rôle fédérateur ? C’est peut-être autour des réponses à cette question que nous pourrons mieux nous positionner sur le problème de ce soir…
Les Anciens se proposent d’atteindre ou plutôt de tendre vers une nature humaine accomplie, certes idéale, d’apprendre à vivre selon la vertu. Cette nature semble définie pour toujours ; elle n’est pas un donné, mais quelque chose que l’on doit acquérir ou conquérir par l’éducation et le commerce avec autrui. Elle est donc affaire de pédagogie. Elle se distingue avant tout par ce qui n’est pas elle, c’est-à-dire l’animal ou le barbare ; elle doit refouler pour cela une partie d’elle-même : l’irrationalité et les passions particulièrement. Elle est avant tout une finalité morale et politique, un ensemble de valeurs telles que la justice, la solidarité, la clémence, la prudence, la compassion, mais aussi le civisme, la civilité ou la sociabilité. C’est la première composante de l’humanisme, et depuis le XIXème siècle en Europe, cet humanisme antique a fait partie de notre culture humaniste, c’est-à-dire des « Humanités » enseignées dans les lycées.
Ruwen Ogien nous prévient : avec l’émancipation des Lumières, cette « passerelle » entre l’homme et sa nature idéale est retirée : « Lorsque l’homme moderne s’émancipe lui-même, il ne sait pas qui il fait entrer en scène. »(Jean-Luc Nancy). Nous sommes alors condamnés à nous inventer. Et nous savons bien désormais qu’il n’y a pas une leçon de vertu ou de sagesse universelle et valable pour tous –compte-tenu d’une supposée nature -, mais que nous sommes entrés dans le domaine du pluralisme du bien, et que chacun (individus ou groupes humains) doit inventer pour son propre compte la conception de ce qui est bien pour lui. Nous ne pourrions donc plus nous appuyer sur la transcendance d’une nature humaine extérieure et antérieure à nous pour fixer nos conduites et régler nos actions. Mais alors, y-a-t-il encore matière à tracer des limites ou décider de ce qui est autorisé ou interdit, les seules limites étant alors celles du droit garantissant les droits imprescriptibles de l’individu ?
C’est dans ce contexte que l’on peut situer une théologie du faire dont la pensée de l’humaniste célèbre Pic de la Mirandole est exemplaire ; « « Dieu a dit à Adam : “ Pour les autres, leur nature définie est tenue en bride par des lois que nous avons prescrites : toi, aucune restriction ne te bride, c’est ton propre jugement, auquel je t’ai confié, qui te permettra de définir ta nature. (…) Si nous ne t’avons fait ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, c’est afin que, doté pour ainsi dire du pouvoir de te modeler et de te façonner (plastes et fictor) toi-même, tu te donnes la forme qui aurait eu ta préférence. (…) A l’homme naissant, le Père a donné des semences de toutes sortes et les germes de toute espèce de vie. (…) Qui n’admirerait notre caméléon ? ”(…) L’homme n’a en propre aucune image innée. ». « Discours sur la dignité humaine »,1486. La dignité tient donc au fait que l’homme a été créé sans “ archétype ”, qu’il est « l’oeuvre d’une image indistincte ”. La dignité de l’homme relève de cette “ libre plasticité ontologique ”. Dans cette optique, la transformation historique, progressive et délibérée de notre « nature » est plutôt à mettre au compte de notre dignité… Comme le dit pertinemment Bostrom, philosophe favorable aux transformations post-humaines, l’humanité a toujours été d’une certaine façon en procès de post-humanisation.
Un autre penseur emblématique : JJ Rousseau
A l’appui de cette thèse, nous pouvons aussi nous appuyer sur Rousseau et son concept de perfectibilité : l’homme est l’être dont la nature est de transformer la nature en lui et en dehors de lui grâce à cette faculté de changement. D’où l’historicité de l’être humain : historicité individuelle à travers l’éducation ; historicité collective et sociale à travers l’Histoire. Cette idée force des Lumières sera reprise par La Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Dans ses « Fondements du Droit Naturel », Fichte précise cette distinction éthique entre l’homme et l’animal : « En un mot, tous les animaux sont achevés et parfaits, l’homme est seulement indiqué, esquissé… Tout animal est ce qu’il est ; l’homme seul originairement n’est rien. Il doit devenir ce qu’il doit être et puisqu’il doit être un être pour soi, il doit le devenir par lui-même. La nature a achevé toutes ses œuvres mais elle a abandonné l’homme et l’a remis à lui-même. ».Ce n’est sans doute pas un hasard si Fichte est considéré comme le fondateur de la philosophie de l’éducation moderne. Car cette forme inachevée devra être éduquée…
L’humanisme se définit avant tout comme une éducation de l’homme par lui-même ; ce n’est pas un hasard non plus si Rousseau écrit ce qui est considérée comme l’une des quelques plus grande œuvres sur l’éducation, l’Emile… En effet, la perfectibilité ne va pas sans faiblesses : tout d’abord, les acquisitions qu’elle permet sont fragiles, sujettes à être remises en question ; elles reposent sur la mémoire, et si la transmission aux nouveaux venus ne se fait pas, elles risquent de disparaître. Mais surtout, la perfectibilité « fait éclore nos vices et nos vertus, nos lumières et nos erreurs ». Nous avons vu avec Rousseau (Premier et Deuxième Discours) comment cette capacité à changer est responsable de la corruption sociale qui caractérise selon lui la société dans laquelle il vit. La perfectibilité n’est pas progrès. Changer n’est pas progresser (c’est pourtant une doxa dominante aujourd’hui…). La perfectibilité n’est pas (automatiquement) le perfectionnement. Elle ne peut se dispenser d’un jugement normatif. Ce n’est sans doute pas fortuit que Rousseau soit reconnu par les ethnologues et Levi Strauss en particulier comme une sorte de père fondateur.
C’est sur la base de cette plasticité et perfectibilité de la nature (renvoyant à son caractère indéterminé), que peut s’épanouir la culture. Si nous ne pouvons avoir accès à une version originelle et originale de la nature, puisque nous ne pouvons être en présence que de constructions culturelles, rien ne nous conduit en revanche à liquider le concept même de nature. Car il faut bien, comme le dit Françoise Héritier (anthropologue), que ces « fleurs » (les faits de culture) poussent sur un terreau propice. Une nature indéterminée est, contrairement à la nature des autres animaux, ouverte à tous les possibles, marquée avant tout par cette capacité de changement. Levi Strauss lui-même sauve le concept de nature humaine, même si le scientifique doit discriminer de façon rigoureuse l’ordre de la nature et celui de la culture. D’un point de vue spéculatif (qui n’est pas celui de l’observation empirique), l’ordre de la nature se définit par sa spontanéité et son universalité, l’ordre de la culture par sa relativité, sa particularité, ses variations. La prohibition de l’inceste symbolisant pour lui le point d’articulation entre nature et culture. Il s’agit d’une règle universelle mais aux contenus divers selon les cultures, qui a pour fonction moins d’interdire que de permettre et rendre obligatoire l’échange des mères, sœurs et filles avec autrui, que Levi Strauss nomme aussi la circulation (exogamique) des femmes.
A propos d’universel toujours, François Jullien fait appel (« De l’universel, de l’uniforme et du commun, et du dialogue entre cultures ») à un « sens commun de l’humain » qui peut être le support d’une « partageabilité universelle », et même à une forme d’universel défectif et négatif, au sens où aucun contenu particulier ne peut venir le remplir, mais qui sert d’idéal régulateur commun à tous les hommes et toutes les cultures. Pourquoi insister autant sur ce maintien du concept de nature, y compris dans des approches apparemment aussi éloignées d’elle (approche de la diversité des cultures) ? Pour montrer que la nature comme plasticité ou perfectibilité ne signifie pas son élimination.
Merleau Ponty peut conclure très opportunément cette réflexion, car sa pensée est une tentative de synthèse très subtile entre nature et culture (« Phénoménologie de la Perception ») : l’homme est entièrement naturel et entièrement culturel. « Il est impossible de superposer chez l’homme une première couche de comportements que l’on appellerait « naturels » et un monde culturel ou spirituel fabriqué. Tout est fabriqué et tout est naturel chez l’homme, comme on voudra dire, en ce sens qu’il n’est pas un mot, pas une conduite qui ne doive quelque chose à l’être simplement biologique, et qui en même temps ne se dérobe à la simplicité de la vie animale, par une sorte d’échappement et par un génie de l’équivoque qui pourrait servir à définir l’homme. ».
La question posée est indissociablement une question de nature et de culture : fonction de la culture, éducation humaniste, et nouvelle culture des « post-humains ».
Nous pouvons à partir de là mieux poser notre question relative à la notion de limite humaine. L’homme a cette particularité, nous l’avons dit, de pouvoir s’éduquer lui-même. Et l’humanisme, dans notre société occidentale, est la forme particulière qu’a prise cette éducation, notamment à partir du XIXème siècle, réunissant dans un même creuset humanisme antique et humanisme moderne.
Quelle est au juste la fonction de la culture ? Les limites du monde animal sont génétiquement liées dans son environnement à des signaux biologiquement déterminants - l’ombre d’un prédateur, le dessin de la robe d’un congénère de sexe opposé… etc. - et déclencheurs de programme appropriés. Ils contribuent à définir un « horizon mondain » qui délimite l’environnement spécifique d’une espèce particulière. Qu’en est-il des limites de l’être humain ? Privé d’une niche génétiquement prescrite, il est exposé à un flux de stimulis privés de signification biologique précise, d’où une indistinction fondamentale entre signal et bruit, rien n’étant significatif par principe (comme chez l’animal). Sa nature ouverte et indéterminée fait de l’homme un animal à la fois souple et dangereux, car privé d’inhibitions innées, et ainsi capable de n’importe quelle action. C’est précisément le rôle d’une culture humaine de se soustraire aux flux des contingences, en unifiant l’expérience d’un monde ordonné et cohérent. Un peu comme si l’animal humain avait cette particularité de devoir s’apprivoiser ou se domestiquer lui-même, l’éducation étant l’outil symbolique de cette nécessité. Le philosophe Yves Michaud (conférence sur : « Humanités pour le post-humain », 2009, à l’Université de tous les savoirs, qu’il a lui-même fondée) définit ainsi la culture comme l’ensemble des caractéristiques d’une vie humaine, régissant par la même tous les aspects de cette vie. Elle exerce essentiellement une fonction médiatrice entre les hommes et leurs environnements naturels : elle règle ainsi et aménage leurs rapports ; il utilise pour le montrer de multiples exemples empruntés à des groupes très divers, que nous ne pouvons pas relater ici. La culture « solidarise le groupe » autour de cet aménagement du milieu. Il n’y pas selon lui de séparation de nature entre « basse » et « haute » culture ; Ainsi l’humanisme des Humanités ne faisait que concentrer et élaborer les valeurs sous-jacentes à la culture au premier sens. C’est précisément l’éducation, pour ce qui nous préoccupe à travers les sciences et les humanités, qui permet cette orientation et cette cohésion.
Les « limites » du monde humain sont ainsi tracées par la culture… Comme nous avons essayé de le montrer, l’éthique de cette culture humaniste, et les deux branches sur lesquelles elle s’appuie, nous permet sans doute de mieux identifier les limites au-delà desquelles les projets de « dépassement » de l’humain sont illégitimes, mais en même temps contient des composantes à même de soutenir une dimension prométhéenne, qui doit être effectivement normativement tempérée pour ne pas dériver vers une utopie technicienne. L’ambiguïté propre à l’humanisme occidental reflèterait en quelque sorte la complexité du problème auquel nous sommes confrontés. Il n’y a probablement pas d’argument métaphysique ou ontologique relatif à ce qu’est l’être humain susceptible de justifier un rejet global et de principe de telles perspectives dites peut-être indument « post-humaines »…
Il n’y a pas davantage d’argument relatif à une nature biologique présumée fixe, défendu par les « bio-conservateurs ». Nous savons maintenant que celle-ci n’est pas notre destin, et que notre espèce révèle une grande plasticité (à en juger par toutes les transformations qu’elle a déjà connue)
Mais nous pouvons sans doute alors mieux discriminer, à l’aide de cette culture humaniste, ce qui est bon ou mauvais pour nous, en acceptant une perspective ouverte et non essentialiste de poursuite d’une transformation progressive et librement consentie…(cf. la position de Rorty précédemment évoquée), mais qui tient compte de l’identité humaine (notion davantage reliée à celle de culture et à son caractère évolutif) que nous souhaitons promouvoir.
Comment imaginer un Prométhée désormais libéré des dieux, capable d’exercer cette « prudence » aristotélicienne (pardonnez l’oxymore d’un Prométhée prudent, mais cette figure de style est propre à traduire ce paradoxe) ? Mais est-ce vraiment le plus probable ? Notre culture humaniste n’est-elle pas aujourd’hui menacée ? Et sa « faiblesse » n’est-elle pas en partie responsable de ce déclin ? Ne sommes-nous pas entrés dans une autre culture, entendue comme fonction médiatrice d’un autre monde humain, et que l’on pourrait qualifier de « post-humaine » ?
Deux questions vont se poser alors :
1) La culture humaniste peut-elle aujourd’hui suffire et exercer une vigilance suffisante ? Mais est-elle toujours dominante ? Ou bien au contraire de plus en plus minoritaire ? Ne sommes-nous pas déjà entrés dans l’ère des post-humains ? La médiation de la culture humaniste n’a-t-elle pas tendance à perdre pied dans le monde mondialisé ?
2) Peut-on cerner la nature de cette hypothétique nouvelle culture à venir, caractérisée par l’omnipotence de la technique, qui aboutirait à une remise en cause radicale de la manière dont les hommes se domestiquent ?
1) Nous pouvons ici reprendre une hypothèse développée par Yves Michaud : selon lui, notre culture humaniste est aujourd’hui battue en brèche pour de multiples raisons que nous nous contenterons de citer :
- groupes multiples qui entendent faire valoir leur culture, qui est différente : le film « Entre les Murs » est donné comme exemple de ce type de confrontation
- L’ouverture d’un occident désormais mondialisé rencontre inévitablement l’extériorité d’autres cultures. C’est en quelque sorte la rançon de l’empire, telle qu’elle a été finement analysée par Paul Veyne en ce qui concerne l’empire romain.
Mais aussi à cause d’évolutions plus profondes :
- L’importance aujourd’hui des médiations scientifiques et techniques. Contrairement à ce que pense Yves Michaud, l’expansion sans frein des techniques ne me paraît pas étrangère à l’esprit humaniste ; ce serait oublier la dimension prométhéenne de l’esprit de Lumières pour lequel le développement des sciences et des techniques et la formation de soi ne sont pas contradictoires. En revanche, il est vrai que l’expansion exponentielle des médiations techniques n’est pas allée de concert avec un développement équivalent sur le plan moral ou spirituel…
- Le point peut-être le plus important concerne les médiations de communication qui entreraient de plus en plus en conflit avec les médiations d’éducation, car ne relevant pas du tout du même « logiciel » : d’un côté, communication immédiate et horizontale, utilisation d’un savoir externalisé dans la boîte de l’ordinateur que l’on utilise en self-service selon les besoins, et goût pour sa spectacularisation ; publicité, désir de divertissement, goût pour la polémique. De l’autre côté, communication hiérarchisée, lente, coûteuse ; appel à la mémoire comme moyen et comme hommage, dans le cadre d’un rapport vivant à son passé. Il y a là incontestablement des défis et des atteintes portés à l’humanisme, et ni le retour à la tradition, ni l’esprit des Lumières, ne pourront renverser une tendance qui préfigurerait peut-être un changement complet de culture et donc de l’idée de l’homme en direction d’un homme « post-humain ». D’une manière manifestement plus brutale, Sloterdijk considère également que la culture de masse (radio, télévision, réseaux...) a conduit à une société post-humaniste qui se caractérise en particulier par ce qu’il appelle « une société de l’arène » : nous assistons à une mutation rampante de « la res publica » en une société de l’arène… la société totalitaire des médias tend à tirer toute chose à l’intérieur de l’arène… (« Ni mort, ni soleil »)
Mais j’ajouterai, avec Sloterdijk, une autre raison au malaise de l’humanisme : son propre impensé, ce sur quoi il a voulu fermer les yeux, la barbarie au cœur de l’humain, l’a conduit à dissimuler le nazisme, le bolchevisme, et l’américanisme aujourd’hui.
2) Il faut se demander si les temps de l’humanisme ne sont pas clos. S’il est vrai que la spécificité humaine est d’être « formateur de monde » (Heidegger), n’assistons-nous pas à un changement complet de la culture et de l’idée de l’homme ? A la préfiguration d’un homme « post-humain » ? Les hommes ont toujours pris en charge leurs propres évolutions (outils, moyens technoscientifiques, techniques de gouvernement…), mais aujourd’hui les capacités d’action sur l’espèce sont plus puissantes que jamais. Alors que jusqu’à présent le « prométhéisme » était conciliable avec l’idée ancienne d’un homme qui doit réaliser sa réalité humaine, sa propre humanité, il est aujourd’hui pris « à la lettre » : l’homme doit générer ses propres transformations dans un monde de hasard et de liberté, inventer littéralement sa propre humanité. En l’absence de transcendance à caractère divin, c’est l’homme qui devient sa propre transcendance à travers les progrès des biotechnologies, de la génomique, de la robotique, de la neurologie… Reprenant ainsi à son compte la formule nietzschéenne : « l’homme est quelque chose qui doit être dépassé. ». L’idée de transcender l’humanité n’est plus seulement un rêve fou : ni mourir, ni vieillir, semblent des possibilités proches.
La particularité de ce projet est qu’il semble presque exclusivement reposer sur le développement technoscientifique. Et n’est-il pas vrai que malgré les régressions enregistrées ces dernières décennies, seule la technique connaît une progression exponentielle jamais démentie ? Dans ce monde incertain marqué par la crise de l’avenir, ne peut-elle pas apparaître comme un recours dont le monde post-humain peut se saisir ? Ceux qui croyaient à la neutralité de la technique en sont pour leur frais : elle n’est pas qu’un instrument au service de fins qui seraient étrangères à elle-même, mais au contraire elle a de fortes incidences sur le type de société qu’elle contribue à construire, et en particulier quand elle s’érige en valeur absolue ! Marcuse affirmait que la technique était en elle-même un « projet socio-historique », au sens où elle contient en elle-même la fin en vue de laquelle elle s’applique. Heidegger avait déjà mis en relief « l’essence métaphysique de la technique », dans le sens d’un rapport spécifique à la nature… En tant que médiation, la technique est elle-aussi « formateur de monde »… Son autonomie est par ailleurs remarquable : par un effet « boule de neige » qui semble irrépressible, elle semble être à elle-même son propre maître, et s’auto-développer sans qu’elle soit contrôlée au nom de fins humaines. C’est Régis Debray, avec cette nouvelle discipline qu’il a contribué à créer, la médiologie, qui montre aujourd’hui sans équivoque possible que les techniques sont des « embrayeurs culturels », la culture numérique et de l’écran en étant des exemples frappants (créateur d’un rapport à l’environnement qu’il qualifie de « vidéo-sphère »). La technique, inventée par l’homme, est aussi en retour ce qui l’invente, lui et son monde. Ne devient-elle pas alors source de grande inquiétude si elle devient le nouveau dieu que semblent adorer les trans-humanistes ?
En guise de conclusion….
L’éducation, destinée à « élever l’homme en l’enfant » - ce qui peut justifier pour certains l’utilisation du terme d’élevage de l’homme par l’homme -, a été jusqu’à présent réalisée par des moyens symboliques, c’est-à-dire par la technique du langage, particulièrement en lien avec l’essence humaine en tant que « parlêtre » (Lacan), être de langage parce qu’être de culture. Le point de clivage sans doute essentiel qui est en train de se produire concerne l’entrée en scène de techniques de transformation de l’homme qui ne sont plus symboliques, qui ne s’appliquent plus à la formation de soi, mais qui sont des techniques techno-biologiques jugées plus performantes que les moyens symboliques traditionnels. Cette perspective est ouvertement revendiquée par les philosophes post-humanistes (Nick Bostrom en particulier) (« Defense of Posthuman Dignity »)
Après avoir échoué à transformer le monde selon nos rêves et les constructions rationnelles de notre raison, monde nouveau qui aurait progressivement engendré un « homme nouveau », ne s’agit-il pas maintenant de se tourner vers nous-mêmes et de vouloir changer directement et matériellement (et non plus par les médiations symboliques des transformations sociales et culturelles), c’est-à-dire techno-biologiquement, notre nature ? Après la nature hors de nous, c’est la nature en nous qui devient l’objet de toutes nos attentions : non plus au sens d’une formation de notre esprit et/ou d’une plus grande « sagesse », mais d’une intervention technique d’amélioration au cœur de notre substance.
« Inquiétante étrangeté… »
Heidegger pense que les hommes doivent respecter un 11ème commandement, un commandement ontologique, celui de regarder l’éclair que donne le monde… Qu’ils apprennent à ce craindre eux-mêmes comme des « étrangers inquiétants » ; l’humanisme, dit Sloterdijk, en se définissant par ces deux « trivialités » que sont l’animal et la raison (allusion à la définition de l’homme d’Aristote comme animal raisonnable), « croit qu’il a acquis une vue d’ensemble et qu’il se trouve chez lui à la maison »… C’est en réalité une illusion coupable : l’humanisme est sans doute encore (pour combien de temps ?) « la religion de l’homme occidental mondialisé », mais au dépens de l’absence d’une véritable interrogation sur lui-même : les éclairs de Hiroshima et Nagazaki sont la révélation de cette inquiétante étrangeté, en tant que les hommes sont devenus les « êtres du feu nucléaire », le feu d’un sombre Prométhée… Mais « ces champignons qui sont sortis du noyau de l’humano-centrisme » (Sloterdijk) me font irrésistiblement penser à ces «humains améliorés » par la génétique ou la cybernétique, désormais à même de pouvoir s’adapter grâce à leurs nouveaux pouvoirs à un environnement de plus en plus dégradé… Le même sentiment « d’inquiétante étrangeté » me saisit alors… comme si la nouvelle barbarie pouvait se loger à cet endroit… Dores et déjà nous pouvons « sentir » (regardons en face et soyons attentifs à ce que nous ressentons …) que l’étranger inquiétant s’approche de nous à travers les techniques de la technologie génétique, les transplantations d’organes, les innombrables techniques prothétiques… L’univers inquiétant des artistes qui s’approprient ces mutations dans leur performance (comme par exemple le body art) en atteste. Nous devons apprendre à nous craindre nous-mêmes. Certains peuvent penser que cette réaction de peur est « classique » face au changement et à l’innovation… mais nous ne pouvons pas ne pas faire la différence entre l’étonnement peut-être dubitatif qui a accompagné la plupart des découvertes technologiques de notre histoire récente, et ce sentiment d’effroi qui peut nous saisir si nous acceptons de séjourner un instant dans ce possible futur…
Nous terminerons par la belle allégorie de la rencontre d’Ulysse et Calypso (l’Odyssée) : Ulysse rencontre Calypso sur son île et connaît un amour idyllique. Puis vient le moment où il faut choisir : d’un côté la certitude de ne pas mourir ni vieillir, de connaître sans interruption le bonheur et le plaisir, dans un climat de sérénité permanente, sans fatigue et sans deuil. Un bonheur en somme assez paradisiaque ou proche du Bien suprême platonicien… De l’autre côté, retrouver sa femme Pénélope et sa demeure, et en même temps reprendre la route, avec tous les aléas et les épreuves de la vie… Ulysse finit par choisir (le choix n’a pas été simple) la deuxième option. Les pensées post-humanistes renouvellent en quelque sorte ce pouvoir de se faire post-humain, nous projetant vers une forme de perfection… La deuxième option au contraire est celle de rester ce que nous sommes, en essayant de devenir meilleurs et de surmonter nos faiblesses. Autrement dit tenter d’actualiser ce qu’il peut y avoir de meilleur dans notre « nature », sans jamais quitter des yeux cet inquiétant étranger qui l’habite… Mais qu’est-ce qui va apprivoiser l’être humain si l’éducation humaniste échoue ?
Daniel Mercier, le 4/11/2012