"Le don et la reconnaissance"
Le mercredi 13 décembre 2024 à 17h45, à la Médiathèque de Colombiers
Le sujet : "Le don et la reconnaissance"
Présentation du sujet par :
Catherine Cazaux et Marie Hélène Lagarde .
« Le don et la reconnaissance »
A l’approche de Noël, notre café philo vous propose une réflexion autour du don, du cadeau et de la reconnaissance. Le don et le cadeau ont le pouvoir de créer du lien tant personnel que sociétal, la finalité est-elle positive et agréable ? En quoi doit-on être vigilant ? Les travaux de Marcel Mauss montre que le don - donner, recevoir, rendre - « fait société »… Comment notre société malmenée a besoin de redonner sa valeur à la reconnaissance et pourquoi est-ce indispensable que le lien soit protégé afin d’éviter la déshumanisation ?
Ecrit Philo
Le sujet : "Le don et la reconnaissance"
Catherine Cazaux et Marie Hélène Lagarde
Le don, le cadeau et la reconnaissance
Nous sommes le 13 décembre, savez-vous ce qu’il se passe d’ici 12 jours ?
C'est le temps de l'échange de cadeaux, rituel positif pour certains d'entre nous, contrainte pour d'autres.
« J’ai trouvé un super jouet pour Arthur ! », « je n’ai aucune idée du cadeau que je vais devoir faire à belle-maman ».
Dans notre réflexion sur les notions de don, cadeau et reconnaissance, nous pouvons constater que ce soit par l’intention ou la réalisation, ces actes peuvent être / source de plaisir et de valorisation ou au contraire / de contrainte et de chantage.
Ils sont facteurs de liens sociaux contraignants ou rassurants dont la conséquence serait de se sentir inclus, exister, ou de subir une manipulation délétère traitant l’autre comme un objet, une marchandise ou même une non vie…///
Nous avons pris le parti de traiter le lien que génèrent le don et la reconnaissance dans le sens individuel ensuite de manière sociétale, bien que les deux soient étroitement liés
Et d’abord
Qu’est-ce qu’un DON ?
Le don est l'action de donner, de céder quelque chose que l’on possède et en particulier, l’action de donner de l’argent à quelqu’un, à une institution, une œuvre.
Mais on parlera aussi de don, Il a un don dans le cas d'un talent inné, naturel (musique, sport, peinture…) ou dans le cas de bienfaits, faveurs : ces fruits magnifiques sont des dons de la nature. J’en suis alors receveur.
La différence entre le don et le cadeau est seulement liée à l'importance ou à la contrainte fiscale : on parlera de don à partir d’un montant important, (donation d’héritage qui exige une déclaration chez un notaire) ou d'unevaleur inestimable,« j’ai donné mon cœur », sauver une vie (don d’organe), donner sa parole…
Si don et cadeau sont assimilés, quelles sont les raisons d’en faire ?
- ///Pour faire plaisir à des parents, des gens que l’on aime à l’occasion de fêtes, d'anniversaires, de réussites : on offre du temps, de l’amour, de l’amitié, un sourire, un service, le lien...
- ///Parce que la tradition nous y oblige : il ne nous viendrait pas à l’idée de refuser le cadeau de tante Micheline même s’il s’agit d’un affreux tableau qu’elle a acheté à un ami peintre… Le refus serait forcément interprété comme une impolitesse voire comme une marque d’hostilité, une déclaration de guerre.
La dimension de l’obligation sociale en est très importante….
Les cadeaux de plaisir sont ceux qui apportent une joie immédiate et sont choisis en fonction des goûts et de la personnalité de l’autre. Ils sont souvent perçus comme des gestes généreux et attentionnés, créant des souvenirs positifs et renforçant les liens sociaux. Ce type de cadeau est généralement bien accueilli et apprécié.
En revanche, le cadeau offert pour avoir les faveurs de quelqu’un, se faire remarquer, être reconnu positivement répond au besoin de celui qui donne et par conséquent peut ne pas être apprécié.
C’est le cas aussi, du cadeau qui permet de prendre du pouvoir, d’installer une dette impossible à rendre qui provoque de la dépendance, de l’emprise, c'est ce qu’on nomme : cadeau empoisonné.
Par ailleurs, les cadeaux de contrainte sont perçus comme imposés, parfois inadaptés ou inutiles. Le destinataire peut se sentir obligé de les accepter, mais ces cadeaux ne répondent pas nécessairement à ses désirs ou à ses besoins. Parfois, ils peuvent être perçus comme une pression sociale (obligation de donner ou de recevoir), ou comme une forme de politesse.
Et maintenant, quel est le lien avec la reconnaissance et qu’est-ce que la reconnaissance?
Des philosophes contemporains comme Axel Honneth ont travaillé sur ce concept de reconnaissance dans un contexte social et politique. Selon Honneth, la reconnaissance est un principe fondamental de la justice sociale, car elle permet à l'individu de s'intégrer dans la communauté tout en étant respecté dans sa dignité. La reconnaissance joue un rôle crucial dans l'égalité, car elle permet de lutter contre l'injustice sociale en affirmant la valeur de chaque individu.
S’il n’y a pas de reconnaissance ou si le cadeau est empoisonné cela crée de la frustration, de l’amertume, du ressentiment car s'instaure alors une relation de rivalité qui peut aboutir, à des conflits sociaux avec des rejets et exclusions collectifs ou individuels et peut même aller jusqu’à la guerre.
Dans tous ces cas, la reconnaissance n'est pas simplement un acte de connaissance ou de compréhension, mais un processus dynamique qui permet ///la constitution de l'identité, ///la relation entre les individus, et ///la construction du monde social. Que ce soit dans la communication entre consciences, l’éthique de la responsabilité envers l’Autre, ou la justice sociale, la reconnaissance reste un thème fondamental pour comprendre l'humanité dans ses diverses dimensions.
Au cours de l'histoire, plusieurs penseurs se sont penchés sur le sujet du lien entre le don et la reconnaissance
Pour Sénèque et je cite « la marque d’une âme grande et belle est de ne chercher d’autre fruit du bienfait que le bienfait lui-même ».... « C’est le geste qui compte », dit-on parfois avec diplomatie pour excuser un cadeau maladroit… Qu’importe en effet le présent si l’intention est bonne – c’est-à-dire gratuite et désintéressée..
La gratuité est au cœur du don dans de nombreuses réflexions philosophiques. Offrir quelque chose sans attendre un retour immédiat ou même futur, semble être l'essence d'un véritable acte de don. Cela s'oppose à l'échange marchand, où chaque action vise un bénéfice réciproque. Le don gratuit remet en question la logique économique et utilitariste qui domine souvent les sociétés modernes. Mais, ///existe-t-il réellement des dons gratuits ? Tout don, ne recherche-il pas de fait une forme de reconnaissance ?
Par ailleurs, le don peut également être vu comme un moyen de redéfinir la relation entre soi et l'autre. Il s'inscrit alors, dans une dimension affective et subjective.
Notons que dans les sociétés actuelles, le cadeau est en effet souvent vu sous cet angle individuel et parfois collectif. Cependant, le cadeau conserve une forte charge symbolique : il peut signifier l'affection, la reconnaissance, ou l'amour, mais aussi marquer un lien social. Dans un cadre plus traditionnel, le cadeau est un moyen de tisser et d'entretenir des relations.
La philosophie du don aborde des enjeux profonds liés à la gratuité, la réciprocité, et les relations humaines. Elle nous invite à repenser notre manière d’interagir avec les autres, de donner sans calcul, et de concevoir l’acte de donner comme un élément fondateur de la société et de l’éthique.
Avec Marcel Mauss, nous abordons ces concepts de dons et de reconnaissances sous l’angle sociétal.
Anthropologue et sociologue français, il explore le concept de don et contre-don dans son célèbre ouvrage Essai sur le don (1925). Il analyse les pratiques de don dans les sociétés dites "archaïques" ou traditionnelles et montre que le don est bien plus qu’un simple acte de générosité : il est un phénomène social total. Pour Mauss, le don est au cœur de la vie sociale et repose sur trois obligations fondamentales : donner, recevoir et rendre.
Le système de don et contre-don crée des liens sociaux, économiques, et symboliques, renforçant la cohésion au sein des communautés.
Quelles sont donc ces trois obligations du don.
- L’obligation de donner : Donner est un acte nécessaire pour instaurer une relation sociale. Le don crée un lien entre le donateur et le récipiendaire, engageant le premier à se montrer généreux et à initier un cycle de réciprocité.
- L’obligation de recevoir : Refuser un don équivaut à refuser l’établissement d’une relation, ce qui peut être perçu comme un acte hostile ou méprisant. Accepter le don signifie donc accepter l'autre, la communauté, et la relation que le don représente. C’est aussi accepter de se mettre en dette par rapport au donateur.
- L’obligation de rendre : Celui qui reçoit un don doit, en retour, offrir quelque chose de valeur équivalente ou supérieure, souvent après un certain laps de temps. Ce retour n’est pas une simple restitution matérielle, mais une réponse symbolique qui perpétue le lien et la solidarité entre les parties.
Ces trois obligations créent une forme de dette sociale ou morale, qui fait que les individus et les groupes sont liés dans un cycle de réciprocité. Le don n'est jamais purement gratuit, même s'il n'est pas monétaire : il engage le donataire ainsi que le donateur dans une obligation de reconnaissance, assurant la continuité de la relation.
Dans son étude, Mauss examine plusieurs exemples de pratiques de don et contre-don dans différentes sociétés traditionnelles
- Le potlatch chez les peuples autochtones du Nord-Ouest Pacifique (Canada et États-Unis), où les chefs organisent de grandes fêtes pour distribuer des biens, souvent en excès. Ce type de don vise à renforcer le prestige du chef tout en établissant des obligations de réciprocité auprès des invités.
- Le kula dans les îles Trobriand (Pacifique Sud), un système d'échange d’objets de prestige entre tribus, où chaque échange est associé à une obligation de retour différé. Le kula ne repose pas sur des transactions économiques, mais sur des échanges symboliques qui renforcent les alliances et la cohésion sociale.
Ces exemples montrent comment le don est une pratique collective qui renforce la structure sociale, en créant des obligations et des interdépendances entre les membres de la communauté.
Au-delà de l’échange économique, le don pour Mauss n’est pas un simple transfert de biens matériels, il porte un esprit. Le concept de l"hau" en Polynésie ou le "mana" dans d'autres cultures symbolise l'essence spirituelle d'un objet. Lorsqu’un objet est donné, il porte une part de l'identité du donateur et crée un lien durable avec le récipiendaire. Le don est ainsi chargé d'une valeur spirituelle et morale qui va au-delà de la simple possession matérielle. « cet objet me vient de ma grand-mère, il a une valeur sentimentale » Objets inanimés avez-vous donc une âme ? Lamartine
Le don, ainsi, n’est jamais purement désintéressé mais est porteur d’un "esprit" qui symbolise le lien social. Ces pratiques sont très compétitives, contrairement à l’idée que l’on se fait souvent du don. Il s’agit souvent de toujours donner plus pour mettre l’autre en situation de dette et d’infériorité. On voir que l’idée de réciprocité est malmenée régulièrement, et que les rapports de domination et de pouvoir sont sans cesse l’enjeu dans les pratiques du potlatch et du kula
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Pour Paul Ricoeur, Le don et la reconnaissance sont un échange au-delà de l'économie. Dans son œuvre, il a exploré en profondeur le concept de reconnaissance, notamment dans son livre Parcours de la reconnaissance (2004), où il examine ses différentes dimensions, dont l’une des plus importantes est la reconnaissance dans le cadre du don.
Le don et la reconnaissance, sont chez Ricoeur des notions complémentaires. Il s’appuie sur les travaux de Marcel Mauss et il cherche à comprendre comment le don peut également être un moyen de reconnaissance mutuelle et d’enrichissement personnel, dépassant le cadre d’une transaction économique.
Chez Ricoeur, le don devient une forme de reconnaissance gratuite : il s’agit d’un acte qui, bien que ne recherchant pas explicitement de retour, appelle implicitement une reconnaissance de la part de l’autre. Cette reconnaissance n’est pas simplement une réponse matérielle, mais une réponse symbolique qui affirme la valeur de l’autre, et par là même, de la relation elle-même.
Ricoeur se réfère explicitement à Marcel Mauss quand il parle du don comme forme de reconnaissance heureuse. Mais là encore on voit bien que la gratuité, comme trait caractéristique du don, n’est pas vraiment effective dans les pratiques réelles du don telles qu’elles sont analysées par Mauss.
Dans Parcours de la reconnaissance, Ricoeur identifie trois dimensions principales de celle-ci.:
- Reconnaître comme : C’est la reconnaissance d'une identité ou d'une personne en tant que telle. Par exemple, reconnaître une personne en la voyant ou reconnaître sa valeur ou son statut.
- Reconnaître en tant que remerciement : Ici, la reconnaissance se rapproche de la gratitude envers l’autre pour ce qu’il apporte. Cette forme de reconnaissance est particulièrement liée à la notion de don, car elle implique une reconnaissance de la générosité d’autrui.
- Être reconnu : C’est le besoin d'être reconnu pour qui l’on est, de manière authentique. Il s’agit de la reconnaissance sociale et personnelle qui confère une identité et une valeur propre.
Ces trois dimensions mettent en lumière les multiples façons dont le don et la reconnaissance se renforcent mutuellement : donner, c’est aussi reconnaître l’autre en tant qu’égal ou en tant qu’ami, et cela génère un sentiment de gratitude qui mène à une réciprocité.
Ricoeur aborde également le paradoxe du don désintéressé. Si le don appelle toujours un retour, même symbolique, peut-il vraiment être gratuit ? Ricoeur répond que l’essence même du don n’est pas de se soumettre à une obligation de réciprocité, mais de créer une relation authentique où la reconnaissance mutuelle enrichit les individus.
Cette vision du don et de la reconnaissance rejoint une perspective éthique où la relation humaine n’est ni calcul ni simple échange de biens, mais une manière de tisser des liens de solidarité et de respect mutuel. Ricoeur voit dans ce don une ouverture au dialogue et à la compréhension, fondée sur une reconnaissance de l’autre dans toute son altérité.
Hegel ajoute que la reconnaissance désigne le processus par lequel les individus deviennent pleinement conscients d'eux-mêmes en étant reconnus par autrui. Elle est essentielle pour l’auto-compréhension, l'autonomie et la réalisation de soi.
La reconnaissance mutuelle est essentielle pour une véritable liberté et pour la formation de la société. Elle ne se limite pas à une reconnaissance individuelle, mais devient le fondement de la vie éthique dans la famille, la société civile et l'État. Dans cette perspective, la liberté individuelle ne peut être réalisée que dans un contexte social où chacun reconnaît les autres comme égaux et dignes de respect.
Pour Hegel, il existe trois sphères de reconnaissance qui sont reprises par Honneth
- La « reconnaissance amoureuse » correspond aux besoins physiques et psychiques fondamentaux à travers « la confiance en soi » apporté par les proches
- La « reconnaissance juridique » qui repose sur la garantie des droits fondamentaux entre les individus permettant le « respect de soi ».
- La « reconnaissance culturelle » qui est le fait d’apporter une contribution sociale à la société permettant « l’estime de soi »
La reconnaissance chez Hegel est donc un processus de développement mutuel, par lequel les individus deviennent conscients de leur liberté et de leur humanité. Elle illustre la manière dont les relations humaines, même conflictuelles, peuvent mener à une réciprocité et à une réalisation de soi, faisant de la reconnaissance un concept fondamental pour la formation de l’identité personnelle et de la société dans son ensemble.
Dans ma conception sur la confiance en soi et l’estime de soi, il me semble que l’estime de soi parle de ce que nous sommes c’est à dire notre capacité à être, de façon inconditionnelle alors que la confiance en soi parle de ce que nous faisons de façon conditionnelle c’est-à-dire notre capacité à faire.
La reconnaissance décrite par Hegel qui permet donc aux individus de devenir conscients de leur liberté et de leur humanité, est souvent mise à mal lorsque la personne est déshumanisée au profit de sa fonction sociale.
Par exemple, dans un contexte de travail industriel, un employé peut être perçu non comme un être humain avec ses propres besoins et aspirations, mais simplement comme une ressource ou une "force de travail". Cette vision réduit l’individu à un objet interchangeable, niant son individualité et sa complexité.
Nous venons de voir comment tout au long de l’histoire humaine don et reconnaissance étaient à la base des liens sociaux toutefois, de nos jours, le don fait-il encore société ?
Norbert Alter, sociologue et chercheur, explore dans son ouvrage Don et le don en entreprise l'idée du don comme levier social et économique dans les organisations. Il s’appuie sur les théories du don de Marcel Mauss, qui propose que tout don engage une relation réciproque et une obligation de rendre. Alter étend ce concept au contexte des entreprises, où le don prend souvent des formes indirectes et subtiles.
Dans une entreprise, le don ne se limite pas aux échanges formels ou matériels ; il peut inclure la transmission de savoirs, le soutien mutuel, ou l'entraide entre collègues. Alter observe que ces "dons" sont parfois faits sans contrepartie directe, mais ils instaurent une dynamique de confiance et de réciprocité, renforçant la cohésion des équipes. Il souligne aussi que ce type de don est souvent invisible et échappe aux structures hiérarchiques et aux bilans financiers.
Pour Alter, le don en entreprise révèle des aspects cachés de la culture organisationnelle, où des échanges non contractuels contribuent à une atmosphère de solidarité et d’engagement. En analysant ces dynamiques, Alter propose une compréhension plus humaine des relations de travail, où le don et la reconnaissance jouent un rôle central dans la motivation et l'épanouissement des employés.
Toutefois, quand les managers ne savent pas quoi faire des dons qui ne sont des valeurs marchande, ils sont incapables de reconnaissance.
Par exempledans le cadre de l’incapacité de reconnaissance, les personnels hospitaliers ont été un exemple qui a touché la France entière. En effet, dans ce cas précis, La notion de gratuité est importante dans le sens où les infirmières vont souvent au-delà de leurs tâches prescrites, offrant du temps, de l'écoute, et des soins supplémentaires sans attendre de compensation ou de reconnaissance. Cette gratuité, est motivée par une vocation et un désir d’aider, mais elle est souvent invisibilisée dans les organisations de santé.
Ces exemples montrent que les pratiques de don sont présentes dans nos sociétés, et que le modèle du marché et des échanges marchands toujours présenté comme le seul capable de rendre compte du fonctionnement social n’est peut-être pas aussi fondamental que ça, et que l’universalité du don comme fait anthropologique au fondement du contrat social doit être prise en compte.
Le paradoxe de cette gratuité réside dans le fait qu'elle n'est ni valorisée financièrement ni reconnue symboliquement. Cette absence de reconnaissance peut mener à un sentiment de frustration et de dévalorisation chez les infirmières, d’autant plus qu’elles accomplissent ces gestes gratuitement dans un environnement où la pression économique et la logique de rentabilité sont omniprésentes. Cela crée une tension entre le soin humain et l'efficacité économique, où la "gratuité" devient une sorte de devoir implicite, non rémunéré, mais attendu par le système de santé.
Ainsi, on dénonce un certain « non-respect » de ce don quotidien, qui est essentiel au bon fonctionnement des services de santé, mais reste non reconnu et non valorisé. En soulignant cette gratuité et l'absence de reconnaissance, on invite à reconsidérer la place de ces gestes gratuits dans le cadre professionnel, pour éviter l’épuisement et le désengagement du personnel soignant. On peut noter à cette période une vague de démission très importante..
Alain Caillé, sociologue français et fondateur du Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales (MAUSS), explore la question du don dans les sociétés modernes, notamment dans son ouvrage Anthropologie du don et ses autres écrits. Pour Caillé, le don reste un pilier de la vie sociale, mais il a perdu une part de sa visibilité et de son importance dans les sociétés contemporaines, où l’échange marchand et les logiques utilitaristes dominent.
Caillé reprend lui aussi, la conception du don formulée par Marcel Mauss comme fondement de la société, mais il élargit l'analyse en intégrant la perspective anti-utilitariste. Selon lui, la société ne peut pas reposer uniquement sur des relations économiques où chacun agit pour maximiser ses propres intérêts. Il serait intéressant de problématiser la question des « intérêts » : en quoi l’intérêt est présent (ou non) dans les pratiques de don ? Au contraire, il défend l'idée que le don, en tant que geste de réciprocité qui transcende le calcul économique, est un acte fondamental pour créer du lien social. Le don instaure un rapport de confiance, de reconnaissance et d’interdépendance entre les individus, ce qui permet à la société de fonctionner au-delà des simples logiques d'échange marchand.
Pour Caillé, comme pour Mauss, le don implique la triple obligation de donner, recevoir et rendre. Mais là où Mauss décrivait cela dans des sociétés traditionnelles, Caillé s'interroge sur la manière dont ce schéma pourrait s’appliquer dans les sociétés modernes. Il remarque que ces sociétés tendent à privilégier des formes de transactions impersonnelles et contractuelles, où le don est perçu comme une activité privée ou marginale.
Cependant, Caillé voit dans certains phénomènes sociaux contemporains — tels que le bénévolat, les réseaux d’entraide, les actions humanitaires et l’engagement associatif — la preuve que le don persiste et que beaucoup de relations ne peuvent pas être réduites à une logique utilitaire. Pour lui, ces pratiques montrent que le besoin de donner et d’entrer dans des relations de réciprocité reste ancré dans les valeurs humaines, même dans des contextes très marqués par la marchandisation.
Pour Caillé, le don fait donc encore société, mais il est soumis à des défis. Ces défis sont :
- 1èrement Le déclin de la réciprocité directe : Dans les sociétés modernes, beaucoup de relations se construisent dans l’anonymat (comme les transactions marchandes), ce qui diminue la visibilité du lien social créé par le don. Par exemple, lorsque on fait un don dans le cadre d’une association humanitaire comme l’Unicef ;
- 2èmement La professionnalisation des actions de solidarité : Les actions de don (comme l’aide sociale, le bénévolat) sont souvent institutionnalisées, gérées par des ONG ou des services publics, ce qui en diminue parfois la spontanéité et la portée symbolique. Par exemple les resto du coeur
- 3èmement La marchandisation des relations humaines : La logique du profit tend à dominer, créant des environnements où la réciprocité et le désintéressement sont souvent relégués au second plan. Par exemple l’intégration des handicapés dans les entreprises.
Pour une "économie du don" : un modèle alternatif
Caillé propose un modèle alternatif à l’économie de marché qu’il appelle l’"économie du don". Ce modèle repose sur des valeurs de réciprocité et de désintéressement, encourageant les individus et les organisations à aller au-delà du calcul économique. Il ne s’agit pas de supprimer les échanges marchands, mais de réhabiliter le don comme pratique sociale essentielle, qui contribue à l’épanouissement personnel et collectif.
Pour Alain Caillé, le don peut encore "faire société", mais il doit surmonter les défis posés par la modernité et les logiques utilitaristes. Il appelle à une réhabilitation du don, où l’échange, au-delà de l’intérêt personnel, devient un moyen de renforcer les liens sociaux et de construire une société plus solidaire et moins individualiste.
Pour terminer ce parcours autour des différentes façons d'envisager le don, la reconnaissance et leur lien réciproque, je vous propose d'envisager le don sous sa forme la plus inconditionnelle c’est-à-dire celle de la maternité. La mère en portant un enfant, fait un don de son corps et de son énergie. Ce don est souvent perçu comme non réciproque dans l’immédiat, puisque l’enfant ne peut pas offrir un retour à la mère pendant la période de gestation et même dans les premiers stades de la vie.
Cela soulève des questions sur la justice et l'équité dans l'échange, avec des implications sur la reconnaissance de ce don dans les sociétés modernes, où la maternité est souvent sous-évaluée ou invisible dans la sphère économique.
En effet, la maternité est souvent considérée comme une forme de don inconditionnel et asymétrique, où la mère offre une partie de son corps, de son temps, de ses ressources émotionnelles et affectives à l'enfant, dans une relation qui n'implique pas nécessairement une réciprocité immédiate, mais qui crée néanmoins une dynamique morale complète, c’est au nom de cette dynamique morale que la nécessité d’une réciprocité par compassassions n’est pas suffisamment envisagé.
En conclusion, une forme encore plus inconditionnelle du don dégagé de toute obligation ou interdépendance apparait dans les fondements de la philosophie bouddhiste.
Pour que le don apporte ses mérites, il doit être fait de manière correcte. C’est-à-dire que l’on donne sans rien attendre en retour, autrement dit, le cœur pur, simplement pour donner. Le don à ce moment-là n’est pas une séduction, un calcul ou une prise de pouvoir. ll s’agit de pouvoir donner sans rien attendre. On donne ce dont l’autre a besoin en donnant simplement pour donner. Qui que l’on soit et quelles que soient les conditions de l’existence, il y a toujours une occasion de donner. Nous pouvons donner notre attention, notre énergie, un sourire, une parole…
L’intention est essentielle car elle ne doit pas être dépendante de nos émotions…
Eloigné en tout cas des pratiques décrites dans « Essai sur l’économie du don » de Marcel Mauss. Mais en termes d’éthique du don, cela peut être soutenue, tout en étant conscient du fait qu’il ne s’agit que de « la lanterne à l’horizon ».