« La philosophie fait-elle le bonheur ? »
Samedi 13 avril 2019 à 17h45 à la médiathèque de Cazouls les Béziers
Le Sujet
"La philosophie fait-elle le bonheur ?"
Présentation du Sujet
"La philosophie fait-elle le bonheur ?"
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« La philosophie fait-elle le bonheur ? »
Voilà une déclaration qui semble en phase avec la déferlante d’ouvrages de « philo-bonheur » qui envahissent aujourd’hui nos librairies et nos sites Internet. Certains dénoncent une « sous-philosophie », d’autres reprochent à ces philosophes d’avoir enfilé la toge antique pour nous faire croire que les Anciens possèdent toujours les clés du bonheur… Au-delà de ces « manuels de bonheur en 15 leçons », que devons-nous penser de la finalité ou de la vocation de la philosophie en matière de bonheur ? Pourquoi devons-nous être vigilants vis-à-vis de ceux qui nous font miroiter les voies du bonheur ou de la sagesse ? Mais faut-il pour cela « jeter le bébé avec l’eau du bain », et considérer que la philo est étrangère à leur recherche ? Dans un monde moderne où les voies du « bien vivre » semblent résolument pluralistes, que peut-elle nous apporter ?
Ecrit philo
« La philosophie fait-elle le bonheur ? »
Voilà une déclaration qui semble en phase avec la déferlante d’ouvrages de « philo-bonheur » (Roger Pol Droit) qui envahissent aujourd’hui nos librairies et nos sites Internet. Certains dénoncent une « sous-philosophie », d’autres reprochent à ces philosophes d’avoir enfilé la toge antique pour nous faire croire que les Anciens possèdent toujours les clés du bonheur… Au-delà de ces « manuels de bonheur en 15 leçons », que devons-nous penser de la finalité ou de la vocation de la philosophie en matière de bonheur ? Pourquoi devons-nous être vigilants vis-à-vis de ceux qui nous font miroiter les voies du bonheur ou de la sagesse ?Mais faut-il pour cela « jeter le bébé avec l’eau du bain », et considérer que la philo est étrangère à leur recherche ?Dans un monde moderne où les voies du « bien vivre » semblent résolument pluralistes, que peut-elle nous apporter ?
Nous avons repris ici le titre d’un livre de Roger Pol Droit (« La philosophie ne fait pas le bonheur ») à la forme interrogative. Ce dernier, face à ce qu’il appelle une « philo-bonheur » qui imprègne l’air du temps, part en guerre pour critiquer âprement cette vague d’ouvrages qui déferle sur nos rivages nous proposant des manuels sur « le bonheur en quinze leçons ». Au-delà de l’aspect très polémique de son livre, il apparaît en effet utile de s’interroger à notre tour sur la vocation et le réel pouvoir de la philosophie en matière de bonheur. Constatons d’abord avec Pascal Bruckner la réalité d’une telle pression : celle d’une injonction permanente au bonheur considérée par lui comme le credo idéologique de nos sociétés : elle enjoint chacun à devoir construire coûte que coûte son bonheur, et suggère plus ou moins subtilement qu’il sera jugé à l’aune de cette capacité. Injonction quelque peu paradoxale car le volontarisme de la performance, l’obsession du résultat, et surtout la tristesse de ne pas pouvoir y parvenir, ne sont peut-être pas vraiment compatibles avec la « zénitude » ou la sérénité classiquement associées à l’image du bonheur… Peut-être que vouloir obéir à l’injonction du bonheur est la meilleure façon de s’en éloigner… Roger Pol Droit a au moins raison sur un point : la littérature sur le bonheur est intarissable, mêlant de façon très « œcuménique » développement personnel, conseils de bien-être, psychologie positive, philosophie, spiritualité laïque ou religieuse…etc., pour nous délivrer les secrets du bonheur. Face à cette déferlante, certains philosophes dénoncent une « sous-philosophie » (François Jullien), et reprochent à leurs auteurs d’avoir vendu leur âme au profit des « marchands de bonheur ». En même temps, la philosophie, comme son étymologie l’indique, n’est-elle pas l’amie de la sagesse et du bonheur depuis l’Antiquité ? Se présentant comme un retour aux sources, cette philosophie du bonheur contemporaine revendique souvent de ne plus s’encombrer de discours trop théoriques et indigestes coupés de toute pratique, au profit d’une « philosophie comme manière de vivre » (l’expression est de Pierre Hadot, le grand spécialiste de la philosophie antique), préoccupée des maux de l’âme et se fixant comme tâche d’y remédier (la philosophie comme pharmacopée)
Cette expression « La philosophie fait le bonheur », malgré sa simplicité quasi-biblique, repose sur un certain nombre de présupposés : 1) Nous aspirons tous, en tant qu’êtres humains, au bonheur 2) Nous savons de quoi nous parlons à propos de ce que nous appelons bonheur : c’est la question de sa définition qui est ici posée. 3) La finalité ou la vocation de la philosophie est la recherche du bonheur 4) Elle a cette capacité à modeler nos vies en fonction de cette fin ultime… Nous allons donc mettre à la question ces quatre présupposés, tester leurs limites éventuelles. Dans un deuxième temps, tenant compte de cet examen critique, nous nous demanderons ce que pourrait être une vie plus « philosophique », sinon « une vie heureuse »… Et enfin en conclusion, nous reviendrons sur les raisons de cette nouvelle demande sociale en faveur de la philosophie, pour dégager à la fois les dérives à laquelle elle peut donner lieu, mais aussi le sens profond et légitime auquel la philosophie doit répondre.
Première partie
Une aspiration universelle au bonheur ?
Avant de se demander s’il est vrai que tout le monde désire être heureux, il faut rappeler qu’initialement, conformément d’ailleurs à l’étymologie gréco-latine du mot dans beaucoup de langues, comme le mot français notamment – bon heur : bonne chance, heureux hasard – le bonheur était associé au hasard de la vie ou au destin, avant d’être l’objet d’une visée quelconque. Le bonheur, comme le malheur, survient, advient surgit, sans que nous en soyons jamais la cause, « ils nous tombent dessus ». Il ne dépend pas de nous. Il ne faut jamais oublier cette vision archaïque d’un bonheur livré au hasard pour comprendre comment, dans un second temps, les doctrines antiques ont voulu établir que le bonheur était à notre portée et que nous pouvions conquérir une forme de maîtrise malgré les aléas de la vie, les fluctuations et catastrophes imprévisibles du cours de notre existence. Mais les Grecs pensaient au départ que la vie heureuse ou malheureuse des mortels dépendait de la seule volonté des dieux, de leurs décisions opaques. Les tragédies comme celles d’Euripide ou de Sophocle en sont une illustration frappante. Nous verrons que cette dimension du destin ou du hasard (qui n’est au fond que la version définalisée et séculière du premier[1]), que l’on a voulu neutraliser en tentant de « reprendre la main » sur les évènements de la vie, fera retour comme une donnée irréductible… Nietzsche en particulier, et son « amor fati », renouera avec cette conception du bonheur (cf. plus loin).
Quoiqu’il en soit, cette aspiration à être heureux semble en effet une évidence pour de très nombreux philosophes antiques ou modernes. Nous pourrions faire l’inventaire de telles déclarations chez Socrate, Platon, Aristote, Sénèque, Epicure, mais aussi Augustin, Pascal, Diderot, Hume… qui affirment la centralité de la question du bonheur dans l’existence humaine. Nul mieux qu’Aristote n’a défini le bonheur comme la finalité dernière de l’existence humaine « Fin parfaite, dit Aristote, en ceci que le bonheur est « toujours désirable en soi-même et ne l’est jamais en vue d’une autre chose. ». Rien ne sert qui ne serve, directement au bonheur ; mais lui, ne sert à rien. Il n’est ni instrument ni moyen…mais fin, uniquement fin, et, par-là, fin absolue : « Tout ce que nous choisissons est choisi en vue d’une autre chose, à l’exception du bonheur, qui est une fin en soi. »
Mais nous ne devons pas oublier non plus ceux pour qui une telle affirmation relève d’une mystification et d’un mensonge ; Cioran, pour qui « l’inconvénient principal est d’être né », Schopenhauer qui refuse ce qu’il appelle un mirage et qui assigne comme tâche à la philosophie de combattre cette maladie de l’esprit, en dissipant l’illusion d’un bonheur désirable.Avant lui, La Rochefoucauld, Vauvenargues qui soulignent la vanité et l’inanité du bonheur.Ils constituent par conséquent des exceptions notables à la règle précédente…
L’argument le plus usité par ceux qui affirme cette aspiration au bonheur est que nous cherchons toujours le bien et le mieux même s’il arrive souvent que nous nous trompions : « Nul n’est méchant volontairement » disait Socrate. Comme le rappelle Roger Pol Droit, c’est en ce sens que Pascal affirme que celui qui se suicide cherche encore le bonheur : en fonction de l’idée du bonheur qui l’habite, dont il constate que le monde ne permet pas la réalisation, il met fin à ses jours, sans pour autant renoncer au désir d’être heureux… Sans contredire une telle aspiration au bonheur, elle peut être tempérée pour un certain nombre de raisons : 1) La conviction socratique de la quête d’un bien universellement partagé doit être nuancée par toute la violence qui jalonne l’histoire de l’humanité, la suite ininterrompue des massacres de masse qui semble répondre aux premières images de figurines du paléolithique transpercées de lances et agonisantes sur les parois des grottes de Lascaux. La persistance d’une forme de barbarie gisant au cœur de l’humain pulsionnel n’indique-t-il pas la présence d’un négatif qui vient souligner sans doute une forme de naïveté dans la déclaration socratique ? 2) Notre formule du bonheur est en grande partie européocentriste : elle résiste mal à la diversité des cultures et certaines d’entre elles n’ont même pas le mot pour le dire : c’est le cas de la pensée chinoise analysée par François Jullien dans « Nourrir sa vie à l’écart du bonheur» : « Nourrir sa vie offre une autre possibilité que celle du bonheur parce que nourrir relève d’une logique d’affinement-transformation que se développe à l’écart de la quête et de la captation….. La pensée chinoise n’a pas développé d’idée de finalité et, par suite, n’a pas explicité celle du bonheur…….. A la préoccupation grecque du « telos » et de la finalité, la pensée chinoise oppose ainsi la pensée de ce que j’appellerai « l’être en phase », d’autant plus réussi que son adéquation non seulement n’est pas objet de visée, mais même se laisse oublier …….. En retirant la pensée de la destination et, par-là, en laissant résorber l’idée de finalité, « flotter » est le verbe qui contredit le mieux l’aspiration et tension au bonheur ; ou qui dit le mieux l’entretien et nourrissement du vital. Car flotter, c’est ne se fixer aucun port, ne se donner aucun but, en même temps que se garder toujours émergeant-alerte et léger. ». L’idée développée ici est très proche du « vivre-à-propos » de Montaigne, synonyme, de disponibilité, d’ouverture, de « lâcher-prise ».« Notre grand et glorieux chef-d’œuvre, c’est de vivre à propos »[2]. Ce qui est en cause dans cette objection, c’est en réalité « une certaine idée du bonheur » qui semble indissociable de l’univers culturel occidental : le bonheur comme contenu et objectif à atteindre (la préoccupation du télos), projet qui implique la mobilisation de moyens en vue de sa réalisation ; c’est-à-dire d’actions instrumentales plus ou moins volontaristes. En ce sens la pensée chinoise processuelle de l’être en phase est fondamentalement étrangère à une telle perspective. 3) Nous constatons quotidiennement que des considérations morales ou éthiques viennent parfois contrecarrer la satisfaction de nos désirs, ce qui peut apparaître comme un comportement contradictoire avec l’idée d’un être humain simplement mû par ce qui va dans le sens d’un plus grand bonheur. En réalité, cette question nous conduit immédiatement à la suivante, car ce qui est en cause ici est l’idée que nous nous faisons du bonheur. Il s’avère qu’il est difficile de s’entendre à ce sujet…
Quelle définition du bonheur ?
Avec le bonheur, nous sommes en présence d’une notion dont le vague est sans pareil dans le vocabulaire, et cela quelle que soit la langue utilisée. Peut-être parce qu’elle regroupe et condense toutes les espérances que nous sommes susceptibles de former en réponse à notre finitude. Aristote a eu le mérite de nous proposer une définition qui semble faire consensus (le bonheur comme désirable absolu, fin ultime de toutes nos actions[3]), mais elle est purement formelle ou nominative est reste totalement silencieuse sur les contenus ! Lui-même souligne d’ailleurs cette difficulté : « Sur la nature même du bonheur, on ne s’entend plus et les explications des sages et de la foule sont en désaccord »[4]. Plus de deux millénaires après, la définition classiquement utilisée par la sociologie pose le même type de difficulté: « le degré selon lequel une personne évalue positivement la qualité de sa vie dans son ensemble. En d’autres termes, le bonheur exprime à quel point une personne aime la vie qu’elle mène ». Bien sûr cette définition ne dit rien sur ce qu’est le bonheur, la réponse à cette question étant la propriété exclusive de l’intéressé. C’est sans doute ce qui fait dire à Bergson : « On désigne par bonheur quelque chose de complexe et de confus, un de ces concepts que l’humanité a voulu laisser dans le vague pour que chacun le détermine à sa manière[5] ». La grande diversité des conceptions du bonheur à travers le temps et l’espace ne fait que corroborer la relativité de toute définition qui s’essaie à préciser le contenu du bonheur. Kant en donne une explication convaincante :le bonheur est un idéal de l’imagination et non de la raison. On a certes l’idée du bonheur, en revanche « le concept de bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut »[6].Chacun se fait une représentation du bonheur, mais il n’est pas possible d’en forger un concept rationnel : il n’y a donc pas de savoir possible sur le bonheur, aucune vérité certaine, et il ne doit donc pas être l’affaire de la philosophie. Les écoles de l’antiquité ont certes pensé qu’il était possible de dépasser cette difficulté, mais la démocratie moderne semble avoir tiré toutes les leçons de la critique kantienne, et le « désenchantement du monde » s’applique aussi à l’idée du bonheur : aucune personne ni aucune institution ne peut prétendre être détenteur de l’idée d’un Bien unique et indiscutable ; celui-ci relève de la sphère privée de chacun, et la réflexion que nous développons pour donner un sens à notre vie et être heureux est relative à la fois à la singularité du sujet qui pense, aux évènements qu’il a rencontrés, et au temps qui passe (cette pensée évolue au fur et à mesure que nous avançons dans l’existence…). Les idéaux canoniques de l’Antiquité (à travers les grandes écoles de sagesse) ont laissés place à des élaborations individuelles singulières qui ne sont plus façonnées en fonction d’une hiérarchie donnée des activités humaines[7]. Cela n’empêche nullement, nous le verrons, dans la recherche d’une vie meilleure, d’exercer « la capacité d’un agir autonome lié à la rationalité ».
Enfin nous voudrions mettre l’accent sur le malentendu qui consiste à rapprocher le bonheur conquis par le sage de l’Antiquité (en tant que figure idéale, car les philosophes savent bien que ce sage n’a jamais existé, et que son exemple est comme l’horizon jamais atteint) est-il réellement celui qui est désiré par nous-mêmes, les « modernes » ? L’extinction des désirs, l’absence de troubles, « l’ataraxie » est une représentation particulière du « bonheur », qui ressemble d’avantage à un état neutre à égale distance du bonheur et du malheur… Un bonheur en quelque sorte « anticataclysmique », qui semble bien éloigné de notre conception actuelle du bonheur. Faire miroiter cette sagesse antique comme exemplaire, revêtir l’ancienne toge du sage antique - ou du moins du philosophe grec ou romain qui à la différence du sage, n’est que « l’ami de la sagesse » -, ne risque-t-il pas alors de véhiculer un grand malentendu… Avec les philosophes de l’Antiquité, l’idéal visé est de se soustraire aux aléas de la Fortune en développant un détachement et une distance, et en finir ainsi avec les peurs et les pathologies de toute sorte qui nous affligent. Un bonheur qui est avant tout une immunité relative contre le malheur, et qui semble bien loin de nos représentations du bonheur contemporain, davantage associé à des formes d’hédonisme et de bien-être. Par ailleurs ce trajet d’accomplissement ou de transformation de soi n’a de sens chez les grecs et les romains que par rapport à deux autres dimensions qui lui sont intimement liées : la première, c’est la recherche de la vérité. Sophia signifie en même temps savoir et sagesse, et il ne viendrait pas à l’esprit d’un philosophe grec de dissocier la quête de vérité et la quête de bonheur ou de sagesse. La deuxième est l’aspect collectif dans lequel une telle transformation de soi doit prendre corps : la cité ou le cosmos sont ainsi le théâtre naturel de transformations qui n’ont de sens qu’à travers eux. L’idée d’un bonheur strictement privé et séparé de toute existence publique n’aurait aucun sens dans l’Antiquité… Là encore, relativement à ces deux dimensions traditionnelles de la question du bonheur, le rapprochement avec le bonheur de la Modernité tardive est problématique.
La philosophie doit-elle œuvrer à nous rendre heureux ?
Il est indéniable que la philosophie antique considérait que sa tâche consistait à nous sculpter et nous transformer pour devenir plus sage ou plus heureux. Il n’y a quasiment pas de différence entre les deux pour cette philosophie, sinon peut-être que la sagesse est, comme le dit André Comte Sponville, « le bonheur dans la vérité ». La phrase suivante, attribuée à Epicure ou à Sextus Empiricus : « La philosophie est une activité qui, par des discours et des raisonnements, nous procure la vie heureuse », peut être considérée comme la formule-clé de pratiquement toute l’Antiquité. Elle est d’ailleurs reprise à son compte par André Comte Sponville. Cette « sculpture » ou modelage de soi par l’exercice de la raison et les exercices spirituels est un véritable travail de tout l’être car la vieheureuse se confond chez les grecs avec de très fortes exigences d’ordre éthique (la vertu est une valeur cardinale). Ce projet, qui est « chevillé au corps » chez ces philosophes, semble en effet toujours celui des philosophes d’aujourd’hui (revendiqué en tout cas par la plupart). Certains, comme Michel Onfray, oppose de façon brutale une philosophie comme mode de vie à la philosophie universitairequi relèverait d’une conception aride et vieillotte, plus ou moins rattachée à ces grands systèmes conceptuels dont la visée serait exclusivement spéculative… Il serait facile de montrer qu’une telle opposition binaire ne correspond pas à la réalité : depuis les Anciens, l’exigence de savoir n’a jamais cessé de servirla question du « comment vivre ? » et forme un tout indissociable avec elle. Descartes fait pratiquer à son lecteur la méditation métaphysique : n’est-ce pas un exercice spirituel par excellence, et pourtant quoi de plus « théorique » que les Méditations métaphysiques ?Un « monument » théorique comme l’Ethique de Spinoza n’en est pas moins au service d’un projet de libération, d’une certaine manière de vivre, d’exister et d’agir… Nous pourrions multiplier les exemples. Il y a une profonde unité entre le discours théorique et la vie meilleure désirée.« La réflexion théorique va dans un certain sens grâce à une orientation fondamentale de la vie intérieure, et cette tendance de la vie intérieure se précise et prend forme grâce à la réflexion théorique »[8].
Cependant, des voix discordantes s’élèvent contre l’affirmation de cette vocation philosophique. Nous avons déjà mentionné Kant qui veut montrer que le bonheur ne peut pas être l’objet d’un véritable savoir rationnel. Il s’efforce de distinguer la dimension morale ou éthique de l’expérience qui appartient à la philosophie (la réponse à la question : « Que faire ? »), de l’idée de bonheur qui est le fruit de l’imagination et n’est pas universalisable. Celui-ci peut donc relever de conseils empiriques provenant des uns ou des autres à partir de leur propre expérience, qui ne sont en rien comparables à un concept ou un savoir. Ces conseils, qualifiés de « techniques » pour les distinguer de l’éthique (impératifs hypothétiques en tant que moyens pour atteindre des fins), sont relatifs à notre bien être tant psychologique que physique, et peuvent être administrés par des « techniciens » ou « spécialistes »des règles de la diététique, de l’économie domestique, de la communication (« l’art des relations sociales », dirait Kant), de la santé du corps, de la psychologie…etc. : bien se nourrir, se maintenir en forme, être jeune et bronzé….etc.
Schopenhauer va beaucoup plus loin que Kant : non seulement la raison est impuissante pour le bonheur mais elle se doit d’être l’instrument de sa déconstruction et de dénoncer l’arnaque qu’il y a derrière. Il met en avant un argument qui est très consistant, bien qu’excessif[9] : très opérant sur le monde matériel (les progrès des sciences et des techniques en attestent), la rationalité n’a aucun impact sur nos désirs, nos affects, notre vie émotive… et donc sur notre bonheur ou notre malheur. La grande illusion antique a été de penser que la raison avait ce pouvoir d’endiguer, voire d’éradiquer les passions, que la philosophie pouvait « calmer la tempête de l’âme » (Epicure). Pour que cela fût possible (prendre le pouvoir sur les passions), encore faudrait-il qu’elle constitue un domaine autonome et extérieur à celui de l’affectivité. Or nous savons aujourd’hui que les frontières entre les deux s’estompent et que la hiérarchie qui a longtemps prévalue « se floute »… Schopenhauer ouvre la voie à Nietzsche en affirmant que la raison appartient à la vie elle-même, qu’elle est elle-même habitée de croyances, de désirs, investie de la volonté de l’espèce. N’étant pas extérieur à la vie, elle ne peut prétendre intégralement la soumettre, la dominer ou la transformer radicalement. Nous allons revenir sur ces limites que des philosophes comme Kant, Schopenhauer, Nietzsche, mais aussi Freud, ont ainsi tracées quant à l’opérationnalité de la philosophie sur la construction du bonheur, le premier en montrant que le bonheur n’entrait pas dans le champ de validité de la raison, les autres en dénonçant l’illusion d’une pensée autonome et toute-puissante capable de faire entrer le monde dans son épure.
Quel réel pouvoir de la philosophie ?
Nous devons commencer par relever ce qui nous apparaît aujourd’hui comme une « naïveté » des Anciens, justement signalée par Monique Canto Sperber[10], dans cette croyance en la possibilité d’une sculpture de soi à partir de l’exercice de la raison, qui suppose implicitement un primat absolu de l’activité intellectuelle sur la vie humaine[11]. L’idée d’une vie humaine entièrement façonnée par la philosophie, c’est-à-dire par la rationalité, la réflexion et l’examen critique, est-il encore réellement soutenable aujourd’hui ? Sans doute que non sous cette forme-là… Pourquoi ?Notre vie n’est pas un matériau qu’on modèle à loisir : elle est irréductible à tout « modelage ».Nous sommes immergés d’emblée dans une vie dont la réalité première s’impose à nous dans son opacité relative et s’avère irréductible à toute tentative de « façonnage » par la raison, celle-ci étant elle-même solidaire de ce mouvement de la vie, et non extérieure ou indépendante à elle, comme nous l’avons déjà souligné. La vie offre une résistance à toute tentative de rationalisation sans reste. Cela n’empêche pas qu’une conception de la philosophie anglo-américaine – que nous appellerons le paradigme de l’agent rationnel - continue à s’inspirer de la façon de penser des grecs, et alimentent secrètement en quelque sorte les approches naïves du bonheur : schématiquement, la vie est appréhendée comme un ensemble d’options à réaliser, selon les préférences d’un agent supposé rationnel, et concernant une conception donnée des biens et des plaisirs. Celui-ci est comme « devant sa vie », qui se présente comme un rectangle vide et fermé à remplir, délibère rationnellement sur un « projet de vie » unifié concernant l’ensemble de sa vie, et choisit celui qui lui semble être le meilleur... Cette représentation de la vie est bien sûr totalement invraisemblable psychologiquement : il n’y a jamais ainsi ma vie devant moi comme un rectangle vide à remplir, dont la taille est donnée d’avance... Ce que j’ai vécu, le genre de vie que je mène, conditionne grandement, à chaque moment, les désirs et jugements ultérieurs (autrement dit, et quoique je prétende, ma vie est « déjà là » et précède toute forme de réflexion à son sujet...). Je suis d’emblée immergé dans ma vie… A une philosophie qui prétend faire le bonheur, nous pourrions objecter une vie qui « ne se laisse pas faire »… Comme le dit Raphaël Enthoven, on ne demande pas aux philosophes – ou à la pensée en général – des raisons de vie, mais c’est la vie qui nous donne des raisons de penser. Nous rejoignons là aussi une question décisive pour notre sujet : celle du caractère tragique de l’existence, que nous avons déjà évoqué à partir du rôle du hasard ; que peut la résolution du bonheur lorsque nous perdons un proche, lorsque nous souffrons (physiquement ou mentalement), lorsque notre amour est détruit, lorsque nous sommes trahis ou encore lorsqu’une grave maladie nous surprend ? Il ne peut y avoir que des moments de bonheur qui alternent avec des moments de malheur, des joies qui alternent avec des peines et des souffrances… Edgar Morin a raison quand il affirme que le malheur est couché au pied du bonheur, et que le bonheur se tient au bras du malheur. Nietzche aussi, le penseur de l’amor fati, qui érige en pensée active cette « donnée » du destin : oui intégral au bonheur comme au malheur, à la joie comme à la souffrance, une alliance secrète unissant les deux.
Les philosophies du bonheur qui prétendent éradiquer la souffrance[12] ne peuvent y parvenir que par le détachement et l’extinction des désirs, apparaissant en réalité comme des narcotiques qui anesthésie le désir de vie.
Devons-nous pour autant renoncer à agir sur notre vie, aidés en cela par la philosophie ? Notre réflexion serait-elle impuissante à changer le cours de notre existence en vue d’une vie meilleure ? Faut-il renoncer à cette vocation sans cesse proclamée de la philosophie, et donc aux liens qu’elle entretient avec le bonheur ? Aucunement : car dissiper les illusions des « philosophies du bonheur » ne signifie pas renoncer à tout pouvoir sur notre vie, au contraire…
Deuxième partie
Peut-être que l’inversion proposée par Enthoven – la philosophie ne nous donne pas des raisons de vie, c’est la vie qui nous donne des raisons de philosopher -, que l’on pourrait interpréter comme si notre vie n’était que matière à penser et à questionnement, évacue trop rapidement l’action en retour de cette « vie examinée » (pour reprendre l’expression de Socrate). Même si la confiance des grecs dans le pouvoir que nous pouvons exercer sur notre vie a été mise à mal, cela ne signifie pas pour autant qu’il n’existe pas. Certes il faut se méfier toujours du décalage entre la pensée et la vie, mais il est possible d’avoir une vie plus « philosophique ». La résistance que peut offrir la vie à notre réflexion est sans arrêt un facteur de distorsion. C’est désormais à une pensée consciente de ses limites, vigilante sur son adéquation aux contraintes de la vie, que nous devons nous ranger. Foucault, peu avant sa mort, dit qu’il faut à chaque instant, pas à pas, confronter ce que l’on pense et ce que l’on dit avec ce que l’on fait, ce que l’on est. Il s’agit là d’une éthique de pensée exigeante qui nous met sur la voie d’une action philosophique véritable.
La philosophie peut nous aider à éclairer les conditions objectives du bonheur
Le pluralisme des réponses subjectives en matière de bonheur est parfaitement compatible avec un certain consensus sur les conditions objectives sans lesquelles nul bonheur ne serait possible…Pour nous Modernes en effet, les injonctions répétées au bonheur ne signifient pas que nous devrions orienter notre vie dans un but déterminé, un « telos ». Il n’y a pas de forme de vie bonne à priori juste ou fausse, de forme de vie bonne et de bonheur déterminables à priori. Le bien, comme le beau, ne peuvent que relever de perspectives pluralistes. Chacun doit se demander pour son propre compte ce qu’il doit faire de ses dispositions, de ses potentiels ou de ces désirs. Aucune clé ne nous livrera des buts déterminés de la vie humaine les mêmes pour tous. Bien au contraire, c’est sous le signe de l’autonomie personnelle ou de l’autodétermination que chacun doit décider « pour soi-même » des buts et stratégies de sa conduite de vie. Dans ces conditions de privatisation éthique, c’est le critère de l’authenticité qui semble primer dans ces choix : « nous réaliser nous-mêmes », « être fidèles à nous-mêmes », telles sont les formules les plus courantes, qui se réfèrent à un « noyau interne » individuel nous servant en quelque sorte de boussole[13]. En revanche, la philosophie peut nous aider à éclairer les conditions objectives du bonheur. John Rawls, le célèbre penseur de « Théorie de la Justice », reconnaît ainsi que le Bien est certes une affaire privée et relève donc de conceptions pluralistes, mais pense qu’il est possible d’identifier « ce sans quoi » il ne peut y avoir de bonheur durable. La philosophie politique prend ainsi le relais de la « philo-bonheur » pour définir ce qui permet de posséder une forme de « capabilité » pour utiliser un concept cher à Armatya Sen[14]. Au-delà du pluralisme des conceptions du bien, il y a pour Rawls un certain nombre de « biens sociaux premiers » que tous les hommes désirent avoir plus que moins, et qui sont la condition de réalisation de tout projet de vie, quelque soit sa singularité. Ces biens sociaux premiers sont les droits, les libertés et les revenus, et plus tardivement la reconnaissance et le statut.En ce sens, la justice sociale est un moment essentiel de la liberté individuelle (et non en opposition comme le pensent les libéraux « purs »). Ceux qui sont avantageusement dotés auront ainsi plus de chances d’accéder à une vie heureuse. Dans une société dont le ressort ultime et la dynamique de l’augmentation et de la croissance, « focaliser l’énergie de sa conduite de vie sur l’état de ses ressources (comme par exemple l’argent, la santé, les liens sociaux stables et résistant aux épreuves) devient le véritable impératif catégorique », affirme Ermut Rosa[15]. Quoiqu’on pense de cette philosophie du bonheur, elle correspond profondément à ce que Pierre Bourdieu analysait dans la conduite de vie comme une lutte pour le capital économique, culturel, social, et corporel. « Ne luttons-nous pas en effet dans l’espace social en vue d’améliorer notre condition et notre accès au monde par l’investissement de notre argent et de nos biens, par la valorisation de notre éducation, de notre savoir, de nos capacités, des diplômes académiques qui les sanctionnent et de nos titrez de propriété ; nous luttons en entretenant et en faisant jouer notre réseau de relations… »[16]. Ermut Rosa critique cette voie, en montre son insuffisance et sa dimension « déceptive », et développe une autre voie que celle de l’accumulation des ressources, qui n’est pas contradictoire avec celle-là, à condition de ne plus en faire une priorité[17].
Quel pouvoir de la pensée sur l’existence ?
La philosophie comme manière de vivre ?
La philosophie ne peut consister à « faire joujou avec les concepts » et doit pouvoir agir et influer sur nos existences. Il faut sans plus tarder évacuer l’argument d’une philosophie qui se regarde le nombril et qui n’est que jeu de l’esprit sans incidence pratique. Pierre Hadot a raison quand il dit : « Beaucoup de mes contemporains considèrent que la philosophie est un discours, plus exactement un discours sur un discours, un point c’est tout. Personnellement, j’ai une autre conception. ». De ce point de vue nous devons suivre l’exemple des Anciens pour qui l’étude de la philosophie devait déboucher sur des « attitudes philosophiques », c’est-à-dire des « styles de vie philosophique »[18] ou « manière de vivre ». A condition, comme nous l’avons déjà affirmé, de ne pas opposer la pratique des actions (y compris celles qui agissent à l’intérieur de moi) et le discours, indispensable lui-aussi. Un des premiers soucis de la philosophie est la vigilance et la lutte contre l’erreur et l’illusion ; par conséquent le « savoir vivre » ou le « comment vivre » ne peut pas faire bon ménage avec elles. Encore une fois, une vie plus philosophique, conformément à ce que les Anciens n’ont cessé de répéter, est certes une « bonne vie », mais cela implique une double exigence : celle de l’éthique mais aussi celle de la vérité. Le chemin vers la sagesse, si l’on souhaite garder cette référence, est celui d’une grande probité et lucidité intellectuelle. La philosophie est ainsi une école du doute pour défaire les adhérences spontanées aux façons habituelles de penser et de se comporter, questionner sans cesse et déconstruire les croyances,débusquer les préjugés, présupposés, partis pris implicites, impensés. Autrement dit, le but de « savoir vivre » implique la pensée sous une forme ou une autre… La philosophie associe de façon incontournable le « bonheur » et la pensée…
Penser sa vie, vivre sa pensée…
Cette philosophie au service de la vie– et non au service d’elle-même - se traduit souvent par cette formule popularisée par André Comte Sponville, et qui est bien dans le prolongement de la philosophie grecque, « penser sa vie et vivre sa pensée » : la réflexion est ainsi indissociabled’une vie bonne ou réussie, à condition cependant qu’on ne se contente pas de « penser sa vie », mais que l’on s’efforce aussi de « vivre sa pensée ». Nous ne sommes plus seulement dans une pensée récapitulative et évaluative de ce que vaut ma vie. Elle a l’intérêt de montrer que tout le monde est peu ou prou philosophe, et ne sépare donc pas la philosophie des autres manières plus « populaires » de penser... S’interroger sur le sens de la vie, Dieu, l’amour, la mort, la recherche de la vérité, la justice... c’est faire de la philosophie, ce qui ne veut pas dire que nous le faisons aussi bien que Spinoza ou Kant ! Cela n’élimine bien sûr pas la différence entre une opinion vulgaire et peu questionnée, et une réflexion plus travaillée, plus rigoureuse, plus raisonnable. Son deuxième intérêt est de ne pas cliver la pensée de la vie (opposition pourtant si souvent évoquée) : il y aurait donc deux pôles distincts dans la philosophie, comme dans une ellipse, qu’il ne s’agit donc pas d’opposer puisqu’ils sont étroitement complémentaires, dans un rapport de « causalité réciproque » : La réflexion théorique suppose un certain choix de vie, mais ce choix de vie ne peut progresser et se préciser que grâce à la réflexion théorique.La pensée est d’abord ce qui perturbe « le sommeil (pourtant) nécessaire à la vie »...Cependant, si de telles approches sur l’existence contrarient une croyance naïve dans la réalisation d’une vie conforme à nos vœux, en revanche, elles ne peuvent qu’impacter le regard que nous portons sur le monde et cette vie.
Aucun savoir profane ne peut mieux que la philosophie répondre à nos questions concernant la conduite de notre vie…
Le lieu où le « besoin » de philosophie se manifeste avec le plus d’éclat n’est-il pas celui de la conduite de la vie ? Ce que nous avons appelé sagesse ou bonheur doit certes être interrogé comme nous le faisons ici. Mais la préoccupation est toujours là : si on n’est pas adepte d’une religion qui nous fournit une règle de vie, force est de constater qu’aucun des savoirs profanes disponibles dans notre monde ne nous fournit de quoi mener notre existence. A cet égard, le surgissement de ce genre de préoccupation garde toujours sa légitimité. La qualité discutable des réponses apportées à cette question en termes de « bonheur » ou de « développement personnel » ne doit pas dissimuler la signification de la question sous-jacente. S’orienter dans l’existence vis-à-vis de soi, vis-à-vis des autres, vis-à-vis du monde, savoir que faire de sa vie, problèmes dont on contestera difficilement la pertinence, relèvent en effet d’un type de réflexion d’un tout autre ordre bien que tout autant soumis à l’exigence rationnelle que celui que fournissent les sciences. Il est dans la nature de la condition humaine, aussi bien collectivement qu’individuellement, d’exercer ce pouvoir sur elle-même –avec les limites que nous avons essayées de montrer – afin de mieux nous comprendre et de mieux nous auto-constituer comme nous sommes. Les limites de cette capacité réflexive ne doivent pas nous dispenser de nous saisir de cette puissance qui consiste à « nous vouloir individuellement et collectivement en conscience[19] »
Le bonheur ou la joie ?
Une vie plus philosophique signifie plus de vérité et de lucidité, plus de liberté aussi, mais se trouve avant tout marquée par la présence de la joie. La référence à cet affect a bien sûr quelque chose qui nous rappelle le bonheur, mais sans distingue également : premièrement, la joie est un sentiment aisément identifiable. Bergson la définissait comme un affect (une affection accompagnée de son idée disait Spinoza) qui a la particularité de transmettre une forme de dynamisme et de chaleur à la globalité de l’être. Et Spinoza peut compléter cette approche un peu « impressionniste » par une définition plus rigoureuse : la joie est lié au « conatus », c’est-à-dire à l’effort de tout être pour persévérer dans son être et si possible augmenter sa perfection : la joie est une augmentation de la puissance d’agir, et la tristesse une diminution de la puissance d’agir (la puissance de penser aussi est en quelque sorte la puissance d’agir de la pensée...). Les passions joyeuses sont elles aussi aisément identifiables : l’amour, la satisfaction intérieure, l’admiration, la gratitude, la générosité, la bonté, la miséricorde (au sens laïque de compassion pour la misère d’autrui))... et tous les composés possibles à partir de là. Deuxièmement, un tel « dynamisme de croissance »[20], lié au « conatus », apparaît tout de suite comme une prédisposition initiale à la joie indépendante de tout contenu ou de toute raison particuliers, rejoignant en quelque sorte le « pur plaisir d’exister » de Epicure, ou le « sentiment d’existence rousseauiste[21]. Nous ne sommes plus ici dans l’idée d’un « bonheur-espérance » en tant qu’état ou que but à conquérir ou posséder, solidaire d’une « autre vie » (si nous espérons, c’est que notre vie présente est décevante…), ce que Nietzsche appelle des « arrières-monde », et Clément Rosset « des doubles fantasmatiques du réel » qui font miroiter des vies améliorées, une version moins tragique du destin… Mais le réel est ce qu’il est[22], inexorablement, nul rédemption viendra le sauver… Joie et tristesse sont frères jumeaux« qui ou bien grandissent ensemble ou bien demeurent petits ensemble »[23]. La philosophie peut alors nous aider à prendre toute la mesure de cette réalité : au-delà du motif particulier de la joie (ou de la peine), elle est une sorte « d’en plus », non réductible à une cause particulière, mais une réjouissance inconditionnelle de et à propos de l’existence, « une joie générale qui consiste à vivre, à s’aviser que le monde existe et qu’on en fait partie. »[24]. « La vie ne vaut rien. Rien ne vaut la vie. »[25]. L’enseignement est considérable : le bonheur n’est plus dans un ailleurs recherché, mais dans la matrice du consentement à ce qui est, avec le moins possible de crainte de ce que nous risquons de vivre, ou d’espoir de ce que nous aimerions vivre. Vivre ici-maintenant cette vie-ci le mieux possible, car c’est la seule qui existe. Le bonheur comme puissance de jouir ou de se réjouir de ce que nous faisons, dans le présent même de l’acte. C’est là que le bonheur en acte rejoint la sagesse : accepter plutôt que refuser, supporter plutôt que haïr, aimer plutôt que mépriser. En un sens donc, il n’y a pas de bonheur, il n’est pas de l’ordre du « il y a », de quelque chose que nous puissions « trouver » : il est là, à notre portée immédiate, en tant qu’il est l’acte même. Cette solidarité entre le tragique le plus absolu et la joie la plus profonde est peut-être ce que nous apprend de plus essentiel la philosophie, mais aussi la connaissance qui nous permet de « mieux agir » : car s’il y a une prédisposition générale à la joie d’exister, c’est la conduite de notre action qui est en partie responsable de la qualité de nos affects : ce sera tout l’enjeu de l’Ethique de Spinoza de nous montrer comment mieux orienter nos actes à partir de la connaissances de nos affects et de leurs causes, et plus généralement de l’ordre et de l’enchaînement des choses tel qu’il est (et non tel que je désirerais qu’il fusse...). C’est à partir de notre plus grande « puissance de comprendre » (le conatus de l’attribut de la pensée, qui est en lui-même source de joie) que nous allons mieux juger de ce qui est bon pour nous et agir en conséquence.
Quel retour aux Anciens avec « le souci de soi » (Michel Foucault) ?
Même si sa conception du sujet comme matière éthique qui se façonne dans un rapport à lui-même, aux autres et au monde, peut apparaître problématique car trop proche de la vision du « Deus ex machina » des anciens, en revanche l’insistance mise sur « le souci de soi »et le « gouvernement de soi », compris avant tout comme une fonction de vigilance, de concentration et d’attention vis-à-vis de soi-même, visant à m’accompagner de telle sorte que le moins de choses possibles se fassent machinalement, mais qu’au contraire elles puissent m’engager totalement, semble tout à fait compatible avec une philosophie contemporaine soucieuse de protéger le pluralisme des conceptions du bonheur, et met l’accent au contraire sur sa capacité à mettre en adéquation sa pensée et sa vie, ce que je dis et ce que je fais. Cette recherche d’une force de congruence entre une pensée incarnée par sa nécessité propre – et qui peut tenir lieu de « principes » - et ses actions dans le monde, peut être considérée à juste titre comme une préoccupation importante de la philosophie : quelle que soit en effet sa réponse à la question « Que fais-tu de ta vie ? », la question essentielle n’est-elle pas : est-ce que tes actes ressemblent à tes paroles, est-ce que ta vie est fidèle à des principes, est-ce que tu ordonnes ton existence selon des maximes que tu te donnes ?L'interrogation qui parcourt cet examen de conscience est la suivante : mes actions d'aujourd'hui correspondent-elles aux principes que je me suis donnés ? Il y a dans ce retour à la construction antique de soi un goût prononcé de la maîtrise, et une vigilance proches du « grand style nietzchéen », que nous avions métaphoriser dans un autre texte[26]par la figure du cavalier et sa monture. Une telle discipline de corps et d’esprit, qui ne prétend pas imposer un idéal qui serait déconnecté des forces instinctuelles de la vie, affirme cependant une volonté victorieuse sur tous les désirs de telle sorte qu’ils « marchent sous le même joug », responsable de ce que Nietzsche appelle « une belle forme ». Autoriser le déploiement de toutes les forces de la vie sans se laisser dominer par elles, tel serait le projet nietzschéen de « la vie comme œuvre d’art ».
Une relation « résonante » au monde ?
Nous pourrions retenir également comme dimension « méta » du bonheur, en dehors de contenus pluralistes et particuliers, ce qu’Ermut Rosa appelle « la résonnance »[27]. Sa thèse peut être résumée ainsi : face à la frénésie ambiante et à l’accélération qui caractérisent un monde contemporain qui ne peut se maintenir qu’en se développant et en accélérant toujours davantage[28], la vie meilleure passe par une autre relation au monde : il s’agit d’entrer en relation de résonance avec lui plutôt que d’être pris au piège de relations indifférentes ou hostiles. Nous développerons prochainement ce que signifie précisément cette relation de résonance ; mais cela n’a rien à voir avec le ralentissement ou la décélération : cela peut se produire dans des expériences comme un concert de hard rock ou un combat de boxe qui sont violentes et brutales…. Disons que nous sommes non aliénés (étrangers à ce que nous vivons) « là où les choses, les lieux, les gens que nous rencontrons nous touchent, nous saisissent et nous émeuvent, là où nous avons la possibilité de leur répondre avec toute notre existence»[29]. Presque à l’inverse du détachement des sagesses traditionnelles, le concept de résonance pourrait tenir lieu de critère de la vie réussie dans le cadre de la modernité tardive.Nous avons besoin de nous sentir en connexion avec autrui, avec la nature, avec la situation, avec notre travail …etc., avec un univers qui fasse positivement sens. Ermut Rosa analyse les conditions économiques et sociales d’un monde dont le principe de mobilisation dynamique qui le conduit à aller toujours plus vite va à l’encontre de l’exercice de nos cordes de résonance et nous dissocie du monde, et au contraire les conditions d’une changement économique et social, mais aussi personnel,qui serait compatible avec la réalisation de ce critère, c’est-à-dire susceptible d’engendrer un « être au monde différent ».
Conclusion
Pourquoi au juste ce retour contemporain d’une philosophie du bonheur – avec les limites et les illusions que nous avons essayées de cerner – dans un contexte pourtant marqué par la domination des sciences mais aussi de l’idéologie scientiste ? Si certains veulent « réenfiler les toges antiques et ressusciter les sagesses »[30], c’est sans doute à la fois pour de bonnes et de mauvaises raisons qu’il s’agit de rappeler, au-delà des sarcasmes de Roger Pol Droit[31].
Dans les années 70, la philosophie connaît une période critique : elle a certes renoncé depuis longtemps à incarner la connaissance du Tout cosmique et à englober l’ensemble des sciences particulières, depuis notamment le développement des véritables sciences de la nature à partir du XVIIème siècle. Mais c’est au milieu du XXème siècle, que les nouvelles sciences sociales, qui connaissent leur pleine maturité (le structuralisme et la psychanalyse en particulier dominent le champ intellectuel),éclipse en partie la philosophie : les noms qui s’imposent, tels que Foucault, Claude Levi Strauss, Lacan, sont au moins autant à classer du côté des sciences humaines que de la philosophie, et le pronostic que l’on fait à cette époque sur l’avenir de cette dernière en tant que discipline indépendante est plutôt sombre[32]… Il est indéniable également qu’une nouvelle idéologie scientiste héritée du néolibéralisme contribue à dévaloriser la philosophie : seule importe l’expertise des savoirs positifs spécialisés, et non les idées générales concernant la vie sociale et politique. L’épistémologie implicite de la pensée néolibérale est en effet de considérer qu’il est impossible d’embrasser par la pensée le fonctionnement collectif, et encore plus de vouloir le construire globalement par la volonté, car il obéit à des mécanismes complexes d’autorégulations spontanées[33]; il faut donc faire appel à des savoirs positifs et délimités, directement opératoires pour améliorer le fonctionnement. L’échec consommé des « grands récits » idéologiques prétendant nous guider vers un avenir radieux ne peut qu’alimenter de tels renoncements. Mais paradoxalement le besoin et la demande sociale de philosophie non seulement persiste mais se font plus pressants. La multiplication des manifestations publiques de la philo et des publications de livres et de magazines l’attestent. Pourquoi ? Sans doute parce que le malaise est grand malgré les promesses de la société néolibérale de traiter rationnellement toute question dans le cadre du « complexe juridico-technico-marchand » : nous voyons bien, malgré sans doute notre complicité de consommateur avec le « système », que çà ne fonctionne pas aussi bien qu’on veut bien le dire, et qu’un tel mécanisme automatique a quelque chose d’aveugle qui risque de nous conduire dans le mur. Par ailleurs, nous réalisons également que les injonctions répétées de cette société contemporaine pour un bonheur sur le modèle d’action consumériste – « celui du calcul économique qui se traduit à l’échelle des existences par la recherche d’une optimisation et de vos gains et de votre bien-être »[34]–n’est pas suffisant, si puissant soit-il. Mais plus profondément : ce monde qui repousse la philosophie, en même temps l’appelle confusément parce qu’il suscite une énorme frustration du point de vue de l’intelligence. Si l’on n’est pas adepte d’une religion qui nous fournit une règle de vie, force est de constater qu’aucun savoir profane scientifique ne nous fournit de quoi mener notre existence. Les expertises mises bout à bout ne nous disent rien concernant l’orientation de notre vie, que ce soit vis-à-vis du monde ou vis-à-vis de soi-même ou des autres… Mais le « comment vivre » peut s’entendre de façon réductrice, et Roger Pol Droit a raison de dénoncer à ce sujet une dérive : le désintérêt pour l’espace et les affaires publics et le retrait sur un bien-être exclusivement personnel (d’ailleurs par là-même illusoire) qui se traduirait par « des conseils pour être heureux »… Cette ascension récente du bien être subjectif dans les représentations collectives de la société française a été mise en évidence par l’historien Rémy Pawin[35]. Repli sur soi en même temps bien compréhensible compte-tenu de la crise de l’avenir que nous traversons. Mais si la philosophie doit légitimement se préoccuper de l’orientation de nos vies, cela concerne indissociablement nos vies individuelles et nos vies collectives, la philosophie est aussi bien éthique que politique… et le bonheur dans cette perspective ne peut être soluble dans des techniques de bien-être personnel (qui ne sont pas pour autant à mépriser). C’est notre rapport au monde qui est en jeu, et celui-ci est autant anthropologique et politique que personnel et privé.
[1] Lire sur le blog « philosophia.fr » le texte « Sommes-nous les jouets du destin ? »
[2] Nous avons consacré un café philo sur la signification profonde de cette expression : « Que signifie « agir à propos » ? (blog cafephilosophia.fr)
[3] André Comte Sponville commente sa définition ainsi : Le bonheur, c’est donc le désirable absolu, ce qui vaut par soi seul, le but sans but. Tous les autres biens sont subordonnés les uns aux autres jusqu’à une fin qui ne dépend plus d’aucune autre, c’est le bonheur ou le bien suprême (article sur le bonheur in Dictionnaire de la Philosophie Encyclopedia Universalis p157)
[4] « Ethique à Nicomaque »
[5] « Les deux sources de la morale et de la religion ».
[6] « Fondements de la Métaphysique des Mœurs »
[7] Article « Vie humaine », Monique Canto Sperber, dictionnaire d’éthique et de philosophie morale
[8]Pierre Hadot, « La philosophie comme manière de vivre ».
[9] Nous reviendrons plus loin sur cet argument
[10] Article sur la vie humaine, Dictionnaire d’Ethique et de philosophie morale
[11] « Une vie non examinée est une vie qui ne vaut pas la peine d’être vécue », Socrate.
[12] Pour elles en effet, la souffrance est l’ennemi à combattre, car le bonheur se définit avant tout de façon négative comme absence de souffrance.
[13] Lire à ce sujet l’avant-propos de l’important dernier livre de Ermut Rosa, « Résonance », qui traite d’une sociologie de la relation au monde
[14] Economiste et philosophe indien. Lire notamment « L’idée de justice ».
[15] « Résonance ». Cette ligne de conduite peut par ailleurs être critiquée dans le cadre d’une analyse elle-même critique des ressorts de la Modernité tardive
[16] Idem, page 33
[17] Nous en donnons un aperçu plus loin
[18] Qui étaient propres à chaque Ecole
[19] Marcel Gauchet
[20] Joseph Nuttin, psychologue belge spécialiste de la motivation, utilise cette expression pour la caractériser…
[21] Cinquième promenade des « Rêveries d’un promeneur solitaire »
[22] « Ce qui est est », Clément Rosset
[23] Nietzche, Le gai savoir
[24]« La joie. Une force majeure », Clément Rosset
[25] Chanson d’Alain Souchon
[26] « Sommes-nous maîtres de nos désirs ? »
[27] Ermut Rosa est un sociologue et philosophe allemand contemporain, membre de l’Ecole de Francfort
[28] Lire à ce sujet « L’accélération sociale de nos vies »
[29] Ermut Rosa
[30] « La philosophie ne fait pas le bonheur », Roger Pol Droit
[31] Le point de vue de RPD est en ce sens très polémique et négatif… Quel compte à régler ? Pourquoi le succès des « best-seller » du « bonheur en 15 leçons » l’affecte-t-il autant ?
[32] Lire à ce sujet l’article « Philosophie » de l’Encyclopédie Universalis de l’époque
[33] Conférence de Marcel Gauchet : « Ce que peut la philosophie ? »
[34] Marcel Gauchet
[35] « La philo fait-elle le bonheur », p 139.