" Faut-il être normal ? "

 

Le vendredi 28 juin  à 17h45, à la Médiathèque de Lespignan.

Le sujet : "Faut-il être normal ?

Présentation du sujet. 

Le sujet : "Faut-il être normal ?" 

 

Voilà une question qui semble ouvrir un abîme de perplexité :

Qu’est-ce qu’être normal ? Le top-modèle qui dit la norme, ou ce qui correspond à la majorité des cas ? Que signifie le « Président normal » auquel François Hollande désirait s’identifier ?

Se posait-on pareille question dans les sociétés traditionnelles dans lesquelles les normes semblaient dire sans discussion ce que nous devions être ? En quoi alors cette question est une question propre aux « Modernes » ?

La vie elle-même, dans sa dimension biologique, ne consiste-t-elle pas à créer et modifier sans arrêt ses normes pour s’adapter le mieux possible aux conditions changeantes du milieu (interne et externe) ? N’est-ce pas cela « la santé » ?

La normalité individuelle peut-elle se penser indépendamment de la fonction de normalisation sociale de toute société ? Etre « normal », n’est-ce pas être capable de toujours produire des « écarts » par rapport aux normes établies ?

En fin de compte, la question de savoir s’il faut être normal n’est pas séparable de celle qui consiste à penser ce qu’est vraiment la normalité…

 

Ecrit Philo

« FAUT-IL ETRE NORMAL ? »

Commençons par souligner l’ambiguïté de la notion ; prenons l’exemple du top-modèle : il est d’un côté la norme, l’idéal de beauté proposé à toutes et tous (même s’il est vrai qu’aujourd’hui il y a la volonté affichée d’exposer aux yeux du public des « anti-modèles »). Ces normes sont en un sens très « normatives »… Mais d’un autre côté, elles sont aussi très « anormales » au sens statistique de ce terme (combien de personnes correspondent à ces normes ?). Nous reviendrons sur ce paradoxe…

Etienne Klein s’amuse sur France Culture sur le sens du « Président normal », expression inaugurée par François Hollande au moment de son élection en 2012. Il nous dit en substance : voulait-il dire qu’il était comme la moyenne des présidents précédents ? Conforme aux règles de la fonction ? Normal au sens de « l’Ecole Normale » (elle n’est pas le contraire de l’école pathologique, mais elle est celle qui transmet les méthodes et forme les enseignants, celle qui « normalise » en quelque sorte l’enseignement) ? Autrement dit, « conforme à la norme » renvoie ici à des choses très différentes : « ce qui est habituel ou se rencontre dans la majorité des cas », « ce qui ressemble à la moyenne », « ce qui ne sort pas de l’ordinaire », mais aussi ce qui est attendu, ce qui est normatif, ce qui ne présente pas d’altération ou d’anomalie ? Nos représentations du normal sont très variables  selon la norme implicite que l’on met derrière le mot normal…

Faut-il être normal ? Suis-je normal ? Voilà des questions d’individus très « modernes » qui ne seraient sans doute pas venues à l’esprit des générations anciennes : il n’y a pas si longtemps, les règles de la tradition, les prêches de l’Eglise, les discours de la République énonçaient la loi ; Ils traçaient ainsi une frontière nette entre la « normale attitude » et le comportement anormal, entre le conformisme et la rébellion, entre les mœurs bourgeoises et la vie bohème. La « société des individus » brouille aujourd’hui les frontières entre le normal et l’anormal en mettant en avant l’invention et la responsabilité de soi avant tout. Nous devrons également revenir sur ce changement…

1 - Qu’est-ce qui est normal ?

Consultons le Vocabulaire technique et critique de la philosophie (Lalande) « Normal » vient de « norma », qui signifie l’équerre. Deux sens différents : 1) Tel qu’il doit être (c’est une valeur). 2) Ce qui se rencontre dans la majorité des cas, ce qui est dans la moyenne(c’est un fait). Cette confusion entre fait et valeur est très significative quand l’usage habituel de ce terme nous conduit par exemple à dire pour justifier un point de vue ou répondre à une critique : tout le monde le fait ; cela sous-entend que telle action ou pensée est habituelle, donc naturelle, donc du côté du « bien ». La notion de normalité est ici très équivoque quand elle tend à confondre le fait (si l’on veut statistiquement établi comme moyenne) et la valeur, le premier sens équivalant au deuxième sens d’un jugement de valeur positif. Le terme de « normes » semble moins ambigu car il implique un jugement de valeur : il y a les normes de la logique (la connaissance), les normes de l’action volontaire (la morale), les normes de l’art ou de l’idée du beau (esthétique), mais aussi les normes juridiques, environnementales, techniques (comme par  exemple les normes de la construction), les normes déontologiques (celle de la déontologie médicale…). De là l’utilisation du terme de « normatif », ce qui constitue ou énonce des normes ; un jugement normatif ne peut être simplement constatif ou factuel, il implique de l’évaluatif ou de l’appréciatif. Mais « normatif » s’emploie plus rarement dans le sens de « ce qui créé des normes nouvelles ». Nous reviendrons sur ce sens moins courant mais très important. 

Si, comme nous l’avons montré, une confusion s’installe concernant la « normalité » entre le descriptif (ce qui entre dans la moyenne statistique) et l’évaluatif ou le normatif (qui implique un jugement de conformité, de satisfaction ou d’efficacité), une confusion commune risque de miner l’anormalité : elle peut désigner ce qui déroge à la moyenne, mais aussi ce qui constitue une infraction à la norme… Pour résoudre cette difficulté, Georges Canguilhem, célèbre philosophe et médecin[1], qui s’intéresse à la santé et à la pathologie biologique, propose de distinguer « l’anomal », anomalie entendue comme simple exception statistique, sans connotation péjorative), de « l’anormal » qui correspond à une infraction à la norme. En conséquence, la question « Faut-il être normal ?» doit interroger l’anormalité comme infraction aux normes, et non la simple anomalie statistique. Restons donc sur le terrain de la santéet de la maladie[2] avec Canguilhem. Et distinguons pour le moment normalité vitale et normalité sociale, en commençant par la première…

2 - C’est la vie elle-même qui est normative[3](Canguilhem)

Etre malade, est-ce anormal ? A l’évidence non, puisque tout vivant connais la maladie à un moment de sa vie ; il est donc « normal » d’être malade de ce point de vue. En même temps, cette normalité n’est pas celle de la santé…. Il y a donc plusieurs types de normalité…

La normalité selon le dogme de l’identité

La conception de la normalité biologique en vigueur avant la réflexion de Canguilhem était celle de Auguste Comte ou Claude Bernard : il y aurait une identité unifiée de la vie qui se caractériserait par des « constantes normales de l’organisme », définies par des régularités statistiques, et la pathologie se définit par des variations purement quantitatives de ces données, interprétées alors comme erreur et donc maladie. Les phénomènes vitaux normaux et les phénomènes vitaux pathologiques étant considérés comme homogènes et ayant la même identité, aux variations quantitatives près (de l’ordre du défaut ou de l’excès), D’où une conception purement négative de la maladie comme déficience, forme de normalité diminuée, par rapport à la forme dominante de tout vivant que serait la santé. Cette conception du pathologique, selon Canguilhem, trouverait un fondement social et idéologique : le primat de l’ordre sur le désordre, de la conservation sur le changement, de l’identité sur la différence. Canguilhem va proposer un modèle radicalement différent de la normalité biologique… 

La vie, sa dimension normative, et l’importance de l’expérience subjective

L’idée de normativité comme création de normes (cf. plus haut) est centrale dans la pensée de Canguilhem : la vie ne se caractérise pas seulement par le maintien des normes, elle est « institution » et création de normes pourrépondre aux modifications des milieux de vie (extérieur comme intérieur, ce point est très important). L’organisme vivant est ce pouvoir de définir lui-même ses propres normes de fonctionnement en fonction de ce qui est normal et ce qui est pathologique pour lui. La vie est activité normative, création, nouveauté, et il y a ainsi plusieurs formes de vie. Cette dimension dynamique de la vie, en relation avec l’environnement de l’individu, est irréductible à une norme fixe, et évolue avec leur vie. Par exemple, le niveau de pression artérielle ne peut pas être un critère de la bonne santé ; ou encore la norme du coureur de fond ne sera pas celle du sprinter, et l’un comme l’autre peuvent aussi changer d’allure de vie…Nous sommes donc en présence d’un régime qui n’est plus celui de la déficience (avec la référence figée à un modèle étalon qui définirait la « bonne santé »), mais celui de l’altérité et de la pluralité irréductible des formes de vie. Deuxièmement, Il faut partir du point de vue subjectif du malade, lui seul pouvant attester de la différence qualitative de la pathologie. Avant d’être malade, je me sens malade. Le normal, avant d’être une catégorie scientifique, est d’abord ce à quoi se rapporte, positivement ou négativement, un individu dans l’expérience subjective de la santé ou de la maladie. L’expérience de la maladie est en fait l’expérience d’une autre forme de vie, qui s’accompagne d’un sentiment d’anormalité : être malade, c’est vraiment vivre une autre vie ; c’est un bouleversement, un évènement, une altération qualitative de la totalité de l’être. Une forme de vie spécifique où la capacité de changer les normes de vie pour mieux s’adapter est diminuée, réduite (et non absente). Par conséquent, la distinction entre la santé et la maladie doit se faire non pas tant selon la normalité (car dans la maladie l’organisme cherche un nouvel équilibre, une nouvelle forme de cohérence),  mais selon la normativité (amoindrissement de sa capacité à créer de nouvelles normes). La maladie n’est pas l’absence de toute norme, elle est encore une norme de vie (il y a donc toujours une forme de normalité « derrière » la maladie), mais inférieure au sens où « elle ne tolère aucun écart des conditions dans lesquelles elle vaut, incapable qu’elle est de se changer en une autre norme[4] ». La maladie n’est pas une erreur ou un accident, elle estune création originale de la vie elle-même, qui vient certes limiter cette capacité d’adaptation propre à la santé, mais elle est aussi celle qui va permettre de restituer cette capacité, soit par la guérison, soit par la faculté de vivre avec, dans le cadre d’une maladie chronique. La vie elle-même se définit par cette modifiabilité, et dans cette tension permanente entre le normal et le pathologique. Il y a une double activité de la vie : d’une part, c’est une activité de conservation, de maintien de sa normalité organique (stabilité interne de l’organisme malgré les variations du milieu externe et interne), d’autre part, une activité productrice et créatrice qui permet à l’organisme d’inventer de nouvelles normes. Pour valoriser ce qui lui est favorable, lutter contre ce qui lui nuit, le vivant doit sans cesse en amont produire par différenciation ses propres normes biologiques.

Quelques enseignements semblent ressortir de cette analyse :

Si la vie est activité normative permanente, pouvant générer des formes de vie nouvelles et plurielles, aucune norme fixe ne peut s’imposer de façon exclusive à l’individu. Au contraire la normalité se mesure à cette capacité normative, cette capacité de modifier ses propres normes en fonction des situations. Il y a donc plusieurs normalités possibles. IL convient par conséquent à chaque individu de trouver l’équilibre normatif qui lui convient le mieux. Cet équilibre ne peut s’évaluer qu’en première personne. Ces allures différentes de vie (y compris la maladie ou les personnes en situation de handicap) ne sont pas aberrantes ou seulement dysfonctionnelles : elles sont elles aussi des productions du vivant qui doivent être respectées en tant que telles, des devenirs possibles du vivant en réponse aux milieux de vie.

3 - Qu’est-ce que la normativité sociale ?

Normes formelles et normes informelles

De quoi parlons-nous ? Quels liens avec les normes vitales ? Commençons par distinguer normes formelles et normes informelles : les premières sont consignées dans le droit, les chartes ou les divers codes qui règlementent la vie en société : les secondes relèvent d’une normalité de fait et correspondent aux comportements ou pensées majoritaires dans une société ou une culture donnée. L’ensemble de ces normes évoluent, changent au cours du temps, et nous pouvons sans doute appliquer le concept de « capacité normative » au champ social. Entre les deux types de normalité, un plus ou moins grand écart existe : les mœurs peuvent être en retard par rapport aux normes édictées (par exemple une majorité de français était défavorable à la suppression de la peine de mort qui a pourtant été décidée), ou au contraire ce sont les lois et autres normes formelles qui sont en retard par rapport aux comportements (par exemple l’IVG a été légalisée alors que les pratiques étaient déjà et depuis longtemps largement répandues).  Souvent la loi vient entériner des tendances ou besoins sociaux exprimés depuis longtemps (par exemple la reconnaissance de l’homosexualité comme orientation sexuelle à part entière et non comme perversion). Qui est normal ? Celui dont le comportement est conforme aux pratiques sociales majoritaires, ou bien celui qui rejoint la nouvelle norme édictée (en cas de désaccord) ? La vie sociale est traversée par ces changements et évolutions… Pensons aux questions de genre, d’orientation sexuelle, d’environnement (avec des normes qui ne cessent de changer) etc. Ce qui était normal peut devenir anormal et vice versa… Tous les domaines (pensons à l’électricité, à la maçonnerie, aux ouvrages métalliques dans le bâtiment…) de la vie sociale sont concernés par l’existence et la transformation des normes.

La « pression de conformité » : il faut observer aussi que la pression des normes informelles dans un groupe culturel déterminé est considérable, mais n’empêche pas l’expression d’attitudes « anormales ». Le pacifiste au début de la Première guerre mondiale sera plus ou moins ostracisé… L’enfant timide qui passe son temps dans les livres sera chahuté dans un milieu où la virilité et la confrontation physique plus ou moins brutale sont de règle. Les psychologues sociaux appellent cette tendance présente dans les groupes « la pression de conformité » : les valeurs du groupe ont tendance à s’imposer dans le sens d’un conformisme social. Il est difficile dans de tels contextes de faire valoir ces propres normes…

Quel changement dans notre rapport aux normes ?

Le rapport de l’individu aux normes sociales s’est considérablement transformé en quelques siècles. Dans la société traditionnelle, la puissance des normes est telle que l’individu « incorpore » littéralement celles-ci pour ne faire qu’un avec elles : elles le définissent en même temps que le rôle et le rang qui est le sien. Marcel Gauchet[5] a bien montré comment, chez un individu organisé au plus profond de lui-même par la précédence du social, par son englobement au sein d’une communauté, par son identification, ignorée mais agissante, à l’ordre symbolique auquel il appartient, il n’y a pas d’écart entre le point de vue de l’individu et le point de vue de l’ensemble, car « il porte en lui la collectivité ». Ce qui serait considéré aujourd’hui comme un carcan intolérable était probablement pratiquement invisible subjectivement auparavant, la norme étant totalement intériorisée. Avec l’avènement de la société moderne, dont le principe de légitimité est devenu immanent et repose sur les droits et volontés individuelles, notre rapport aux normes est différent. Non pas que nous n’ayons plus besoin d’une instance extérieure comme condition de possibilité du social lui-même[6], pourvoyeur de règles et de normes, mais le nouvel individu contemporain, avec son idéal d’autonomie personnelle, se pense comme un électron libre (de manière illusoire car cette indépendance n’existe pas en réalité) qui « n’appartient pas », et a la charge de créer ses propres normes. Avant Marcel Gauchet, Durkheim s’interrogeait déjà sur « l’anomie » dans les sociétés modernes fondées sur l’individualisme, qui risquait de miner les formes collectives. « Comment faire tenir ensemble une société où les individus ne se soumettent plus ?[7] ». Cela nous oblige à analyser de façon particulière l’effectivité des normes sociales dans le cadre d’une anthropologie de la vie moderne.

Une normativité à deux degrés

Nous pouvons décrire une normativité à deux degrés ; au premier degré, une culture individualiste qui créé en effet ses propres normes : des ensembles pluriels de normes qui correspondent à des standards de conduite, mais qui sont liés à des appartenances choisies par les individus. Pas d’anomie donc, mais une logique subjectiviste du genre « c’est mon choix ». Nous nous construisons via des appartenances revendiquées et subjectivement recyclées : prenons l’exemple de la religion protestante, qui a été privatisée et recomposée à travers les propres filtres subjectifs du croyant, d’où une fragmentation de groupes sur un mode affinitaire et mutuel se réclamant pourtant de la même matrice. Au second degré cependant, dominant ces normes particulières et les subsumant, nous trouvons une culture cette fois-ci commune à la modernité tardive, celle de « l’être soi-même », du développement personnel, du bonheur privé[8], pièces maîtresses de cet édifice culturel qui privilégie un souci de singularité et d’originalité. Politiquement, une telle orientation correspond au respect des droits humains (conditions nécessaires à ces finalités). Plus précisément, les principes libéraux d’égalité, de liberté, de laïcité sont ces valeurs universelles de second degré qui autorisent et rendent possible la coexistence et la diversité des valeurs particulières du premier degré – à condition qu’elles ne contreviennent pas aux premières.

Il est non moins vrai que cette culture individualiste, que Foucault nommait déjà « être l’entrepreneur de soi-même », et qui promeut l’autonomie et la responsabilisation, peut également rejoindre la face plus sombre des normes néolibérales du « self-made-man » : être un « winner » dans le monde sans merci de la croissance et de la concurrence effrénée. Dans cette perspective, l’autonomie et la créativité sont ordonnées exclusivement au profit de l’entreprise, et considérées uniquement par rapport à l’impératif de rentabilité. Qui peut prétendre sérieusement s’être toujours libéré de cette pression sociale ?

Nous pouvons dès lors comprendre que notre société s’avère bien normative (au sens où elle créée des normes), mais dans un sens différent de la société traditionnelle. Michel Foucault a bien mis en lumière que ces normes n’étaient plus imposées par un pouvoir central autoritaire, mais « infusaient » en quelque sorte pat tous les pores de la société à travers des micro-pouvoirs multiples ayant précisément une fonction normalisatrice. Il appelait cette société « disciplinaire ». Peu importe ici de trancher sur la nature de ce pouvoir normatif (disciplinaire chez Foucault, idéologique chez Marx, de contrôle chez Deleuze), toujours est-il qu’il est bien existant. Cependant, si les normes sociales continuent à conformer les individus, elles ne sont pas vécues subjectivement comme des carcans, et elles sont objectivement moins rigides. L’étau des normes se desserre dans un univers anthropologique priorisant la valeur de l’autonomie personnelle.

4 - Du vital au social

La question maintenant est de savoir les rapports qui existent entre le « sens social » d’une norme, et leur « sens vital ».Comment donc éviter la réduction du vital au social, mais aussi l’inverse, et parvenir à articuler l’un à l’autre ?

Il faut tout d’abord retrouver le sens subjectif du normal et du pathologique, qui échappe à toute détermination sociale et objective : retrouver, contre toute détermination externe, le sens individuel, vécu, immanent, de ce concept de normalité. « On ne dicte pas scientifiquement des normes de vie » écrit Canguilhem. Dans l’autre sens, toute forme de norme est déjà très socialisée et ne se réduit pas au vital.  La vie est toujours socialisée, traversée d’énoncés et de pratiques culturels, sociaux, etc. L’organisme est toujours inscrit dans un milieu social, qui détermine un certain rythme de vie, une certaine longévité, une certaine alimentation, etc. Il y a bien deux types de normativité : une normativité vitale qui rend compte des exigences de normes internes et vitales de l’organisme, et une normativité sociale qui se manifeste dans le processus de normalisation. C’est-à-dire ? On entend par normalisation une intention normative sous-tendue par des valeurs et productrices de règles auxquelles doivent se soumettre les objets et les comportements. Le normal est ainsi le normalisé, prescrit par le collectif, sous-tendu par une valeur socialement construite (même si cette valeur est éventuellement intériorisée par l’individu au point de la faire sienne).Contrairement au phénomène de régulation immédiat inhérent à l’organisme, les normes visant à organiser l’espace social, et donc in fine  déterminés par des individus (quelles que soient les médiations utilisées pour se faire), font toujours débat. La norme sociale n’est jamais évidente et immédiate comme peut l’être la norme vitale d’un organisme. Ce qui réunit ces deux normativités distinctes, est qu’elles sont l’une comme l’autre productrices d’écarts, et que dans les deux cas un sujet peut toujours « faire craquer les normes et en instituer de nouvelles. ». Autrement dit, être normal, c’est là encore être normatif(au sens de créateur de normes), la vie et le social étant à penser comme des « positions de valeur toujours à concevoir dans leur fragilité », dit Canguilhem, et qui sont toujours susceptibles d’écarts et de modifications. Les normes sociales n’échappent pas non plus à la logique créatrice du vivant : elles sont productrices d’écarts, au sein desquelles un individu peut inventer des voies nouvelles.

CONCLUSION 

En tant « qu’être vivant en société », nous avons cette capacité normative à valoriser ce qui nous est favorable et à lutter contre ce qui nous nuit. Seule l’expérience subjective de la santé ou de la maladie peut attester de notre normalité. Sans oublier cependant l’importance structurante de la normalisation sociale, qui est une source non négligeable de normativité également. Nous pouvons prendre à notre compte ce que dit à ce sujet un des plus célèbres psychiatres américains Karl Menninger : « La normalité est l’adaptation des êtres humains au monde et à autrui avec le maximum d’efficacité et de bonheur ».

La vie du malade ou de la personne handicapée ne doit pas être considérée comme déficit ou manque, mais comme des aventures singulières de vie (internes comme externes), une autre manière d’être au monde qui doit être respectée pour ce qu’elle est. L’irrespect encore trop  fréquent du handicap, de la malformation, de l’infirmité, provient selon Ricoeur d’un jugement social d’exclusion qui relève d’une idée erronée de la normalité sociale : « serait normal celui qui est autonome ». Nous avons montré comment dans nos sociétés contemporaines, l’autonomie individuelle était érigée en norme suprême, renvoyant ainsi l'hétéronomie (propres aux malades et aux handicapés) hors du champ de la normalité, ce qui peut signifier l’exclusion hors du champ social. En réalité, ils nous rappellent sans doute trop la fragilité, la précarité, la mortalité de nos existences… L’écart biologique devenant alors une mise à l’écart sur le plan social. Le pathologique est digne de respect car il porte le sens d’une « autre » vie. Cette altérité est porteuse de richesse et doit être reconnue et pris en charge par la société. Comment notre société s’avère capable ou non d’ouvrir au maximum ses normes aux formes de vie de ces autres, tel est l’enjeu du futur.Le remarquable film « Le règne animal » développe magnifiquement cette problématique du rapport à l’altérité de nos sociétés à d’autres formes de vie. Mais peut-être aussi ce dernier petit film « Un petit truc en trop » qui vient de « cartonner » au box-office, mais que je n’ai pas vu…

Nous terminerons en mettant à l’épreuve, avec Marie Gomes-St-Bonnet[9] une certaine interprétation des thèses de Canguilhem : beaucoup de projets transhumanistes  visent « l’homme sans défaut » ou « l’homme augmenté », n’hésitant pas à prôner certaines pratiques eugénistes (comme par exemple le projet parental de pouvoir contrôler de mieux en mieux les caractéristiques de l’enfant à naître), ou encore l’ectogénèse[10]. Sans entrer ici dans le débat sur le transhumanisme, nous pourrions penser que la conception de la normativité chez Canguilhem  peut soutenir en quelque sorte de tels projets. Ne serait-ce pas refuser en effet de « nouvelles allures de vie » d’écarter ainsi de telles techniques ? Ne serait-ce pas se montrer incapable d’adaptation, et manifester une sorte d’incapacité normative ? Les protagonistes du transhumanisme critique précisément  une forme d’immobilisme, une rigidité des normes qui serait la caractéristique de nos sociétés. Marie Gomes-st-Bonnet mentionne deux aspects de la penséede Canguilhem  qui s’opposent à une telle interprétation : tout d’abord, il s’agit plus d’un rétrécissement de la capacité à accepter la diversité et la pluralité, des formes de vies autres, au profit du resserrement de la norme sur l’humain sans défaut. Ensuite, si nous pensons ensemble les normes vitales et les normes sociales, leur interaction, nous comprenons certes qu’il appartient à la normativité sociale d’inventer de nouvelles normes, de nouvelles allures de vie, mais aussi que celles-ci sont à inscrire au sein d’une normativité vitale qui prend en compte ce que la vie elle-même produit, ce qui implique nécessairement des limites (lesquelles ? C’est toute la question posée par le transhumanisme…) au pluralisme des normes…



[1] Philosophe et médecin (1904-1995), Il publie en 1943 sa thèse intitulée  « Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique ». Sa réflexion est aujourd’hui unanimement reconnue comme « la » référence sur le sujet…

[2] Ibid.  

[3]En dehors de l’Essai de Canguilhem déjà mentionné, lire en particulier « La Vie humaine : Anthropologie et biologie chez Georges Canguilhem , éditions PUF, 2002, également un article remarquable sur Internet « La normalité à l’école de Canguilhem », de Marie Gomes-st-Bonnet, professeur agrégé de philosophie à Bordeaux. Ecoutez également une émission des Chemins de la Philosophie consacrée à Ganguilhem, « La santé est-elle normale ? », avec Guillaume Blanc et Elodie Giroux. Enfin, lire un exposé de Pierre Macherey en 2016 dans le cadre d’une journée d’études sur Michel Foucault : « Subjectivité et normativité chez Canguilhem et Foucault ». 

[4] Canguilhem

[5] Essai de psychologie contemporaine, in « La démocratie contre elle-même »

[6] Aucune société ne peut faire l’économie d’une institution symbolique que Marcel Gauchet appelle « le politique »

[7]Marie-JeanSaurent, « Psychanalyse et politique »

[8] « L’euphorie perpétuelle », Pascal Brukner, et « Happycratie », Eva Illouz, « La philosophie ne fait pas le bonheur », Roger Pol-Droit

[9] Article « La normativité à l’épreuve de Canguilhem. Est-ce normal d’être malade ? »

[10] Développement du fœtus humain dans un utérus artificiel