Comment vivre et penser notre identité aujourd'hui ? 

Avril 2011 - Café philo MAM de Béziers

La présentation du sujet

Comment vivre et penser notre identité aujourd’hui ?

 

« Qui suis-je ? ». Cette question, inaugurale de l’être humain, est peut-être celle qui nous distingue radicalement de tous ceux qui ne sont pas « humains » : si nous sommes nous-mêmes une partie  de la nature, nous avons cependant cette particularité à nul autre pareil de nous interroger sur qui nous sommes. Mais la réponse à cette question est bien difficile : nous pouvons certes aligner une multitude de qualificatifs, d’informations sur notre histoire, notre origine, notre position sociale, notre caractère, notre famille, notre métier…etc., mais nous nous rendons bien compte que le sujet que je suis échappe toujours à cette tentative de « captation », que je suis toujours en quelque sorte « ailleurs » que dans ce que je dis de moi. Un peu comme si le « qui suis-je ? » était irréductible au « que suis-je ? »… Quoiqu’il en soit, comment pouvons-nous penser cette notion d’identité personnelle ? Quels liens entretient-elle avec d’autres notions voisines, comme celles d’identité humaine ou d’identité collective ? En quoi est-elle un enjeu existentiel important ? Et quel rapport entretenons-nous avec notre propre identité aujourd’hui ? Dans un monde contemporain marqué par les valeurs démocratiques de l’individualisme, « être soi » signifie-t-il  toujours la même chose que dans les sociétés traditionnelles ?

 

 

L'écrit philosophique

Comment vivre et penser notre (nos) identité(s) ?

CAFE PHILO MAM BEZIERS SEPTEMBRE

 

Qui suis-je ? Dans une période où, paradoxalement, la montée en puissance des valeurs de l’individualisme dans la « société des individus » est corrélative d’une crise de l’individuation (je reprends ici la distinction de Marcel Gauchet entre la notion de l’individualisme qui désigne plutôt un mode d’être social, et l’individuation, qui fait référence à la dimension psychique de la formation d’une personne autonome), la question de l’identité et du sens de son existence revêt une importance de plus en plus grande (précisément parce qu’elle ne va plus de soi). Dans la construction de l’identité se joue quelque chose qui est de l’ordre de la fermeture et de la fixation du sens. Cette dimension est d’autant plus importante si je suis sans cesse renvoyé – comme c’est le cas dans la période contemporaine – à l’injonction (douce mais redoutablement efficace) de me définir moi-même, d’être ce que je suis « réellement », ou encore de réaliser ce que je désire être profondément, autant de formules autour de « l’être soi-même » qui sont bien pesantes et « fatiguantes » (cf. à ce sujet l’ouvrage de Erhenberg, « La fatigue d’être soi », qui montre comment ce « programme » imposé est insécurisant et générateur de dépressions ou de « mal-être » pour les individus). Dans ce contexte, la référence à l’identité ne peut que prendre un relief  particulier et s’avère être en lien avec une certaine recherche de stabilité et de repères existentiels. C’est en ce sens que nous pouvons parler aujourd’hui, avec JC Kaufmann (« L’invention de soi, une théorie de l’identité ») de « l’âge des affirmations identitaires » (nous y reviendrons).

Quoiqu’il en soit, cette question de l’identité : « qui suis-je » est bien sûr consubstantiel à la qualité d’être « humain » et nous distingue radicalement de ce point de vue du « non-humain » : si nous sommes nous-mêmes une partie  de la nature, nous avons cependant cette particularité à nul autre pareil de nous interroger sur qui nous sommes. Même si la réponse à cette question est bien difficile ! Nous pouvons essayer de la décliner de la façon suivante, qui servira de fil conducteur :

1)      Comment cerner la notion d’identité ?

2)      L’identité personnelle existe-t-elle ? En quel sens ?

3)      Peut-on « naturaliser » l’identité personnelle ? C'est-à-dire la définir  à l’aide de caractéristiques strictement objectives (à la manière d’un objet) ?

4)      L’identité comme « rapport à soi-même ? »

5)      Suis-je l’auteur de moi-même ? Puis-je avoir de l’identité une conception simplement autoréférentielle ?

6)      Ou, au contraire, l’Autre est-il constitutif de qui je suis ?

7)      La notion d’identité narrative (Ricoeur)

8)      N’y a-t-il pas aujourd’hui une certaine dissolution de l’identité au profit d’identifications plurielles et changeantes ?

9)      En conclusion, ne peut-on pas distinguer deux façons différentes de vivre son identité ? Celles-ci ne correspondent-elles pas à deux âges différents dans l’histoire de l’individu, celui de la modernité, et celui de la post-modernité ?

 

1) Comment cerner la notion d’identité ?

 

L’identique : L’identité est une notion mathématique : elle est figurée par le symbol = (identique à) pour la distinguer du symbole = (égal à). Concernant mon identité, cela signifie simplement « moi-même », c'est-à-dire moi identique à moi. Etre toujours le même dans le temps, ou du moins pouvoir se reconnaître et être reconnu. Cette dimension est associée à celle de permanence, de continuité dans le temps.

 

L’unicité : être soi-même en tant qu’être unique, singulier, à nul autre pareil. Différence irréductible qui m’est propre, qui m’appartient. Soi-même et rien que soi-même

 

L’unité : Je suis « un », c'est-à-dire un ensemble qui se tient, qui manifeste une certaine cohérence, dont on peut cerner les contours. S’oppose ainsi à pluralité et/ou dispersion.

 

Par ailleurs, l’identité renvoie aussi à l’appartenance. En mathématique toujours, elle se traduit par le symbole €, qui signifie que tel élément fait partie d’un ensemble, comme nous faisons partie des Portugais ou d’une équipe de foot-ball. Par exemple, la carte d’identité repose sur un certain nombre d’appartenances dont le croisement (l’intersection en termes mathématiques) permet de me reconnaître et de « m’identifier » (et de me retrouver le cas échéant, ce qui est tout de même le souci premier de la police !) : les portugais + Les personnes de sexe féminin + les naissances de 48 + les tailles 1,76 + les yeux marrons + ceux qui sont nés à tel endroit + l’ensemble des Perez + l’ensemble des Laura …etc.).

Nous pouvons à partir de ces premiers éléments de définition de l’identité, distinguer (sans les opposer) trois acceptions possibles de cette notion appliquée à l’humain :

 

L’identité humaine, qui nous définit comme semblables, partageant le destin d’une humanité commune. L’ontogénèse de l’enfant, de 0 à 2 ans, se caractérise par la prédominance de l’imitation, qui est la première expérience de la découverte de l’humain comme « semblable ». C’est en quelque sorte l’aspect 1 de l’identité. L’exercice d’une même raison est souvent avancé comme le trait commun qui peut nous réunir. Mais pourquoi pas aussi le fait d’être un être de langage qui a cette faculté de se poser la question « Qui-suis-je ? » ?

L’identité collective ou d’appartenance : en tant qu’êtres humains concrets, de chair et de sang, nous sommes situés à la naissance par une famille (qui s’inscrit elle-même dans une « lignée »), un lieu donné, un genre sexué, mais aussi au-delà par une culture, une religion, voire un peuple, une histoire nationale …etc. Ces appartenances collectives ne sont pas toutes héritées, mais aussi plus ou moins choisies ou associées à des pratiques sociales diverses (appartenance professionnelle, mais aussi divers « rôles sociaux », appartenances liées à mes loisirs, mes affinités …etc.). C’est l’identité du « nous » opposée au « ils » ou « eux ».

L’identité personnelle : celle-ci n’est pas sans entretenir des liens avec les deux précédentes mais s’en distingue : il s’agit là de la manière dont chacun tisse sa « toile » personnelle, son « lego » individuel…etc., autant d’images pour montrer le caractère singulier de cette constitution de soi.Kaufman parle à ce sujet « d’arbitrage identitaire » de l’individu par rapport à la multitude de ces acquis sociaux et culturels. Si nous poursuivons notre parallèle avec l’ontogénèse, il s’agirait là de l’aspect 2 de l’identité, c’et à dire le moment où l’enfant va progressivement s’approprier la conscience de lui-même à travers en particulier sa reconnaissance dans le miroir…

 

L’identité personnelle existe-t-elle ?

 

Nous avons déjà noter que la question de l’identité personnelle est liée à l’idée de permanence et de continuité dans le temps : lorsque nous affirmons que c’est toujours la même personne que celle que nous avons connue dans le passé, malgré des changements qui n’auraient plus alors qu’une valeur accidentelle, nous faisons référence à ce noyau de permanence dans le temps, cette permanence fondamentale inséparable de la notion d’identité, et à laquelle on peut adjoindre également la notion de caractère. Cette dimension de l’identité renvoie étymologiquement à la racine latine « idem » (cf. Ricoeur : « Soi-même comme un autre »), qui désigne la « mêmeté », c'est-à-dire l’identique. L’identité personnelle serait cette continuité et cette fidélité par rapport à ce que je suis fondamentalement, invariant au-delà des évènements et des accidents de la vie. Mais cette conception de l’identité s’appuyant sur le « même » n’est-elle pas contestable ? Nous pouvons citer à ce sujet l’objection de Hume et sa critique de l’idée d’identité personnelle. Pour lui, il s’agit du fruit de l’imagination qui transforme la diversité (réelle) en identité (fictive). En effet, selon lui, l’idée de permanence n’est pas étayée sur des faits mais sur une simple croyance. L‘unité revendiquée ne correspond pas à la réalité : à l’examen de son « intérieur », dit-il (Traité de la Nature Humaine) il ne trouve qu’une diversité d’expériences et nulle impression invariable relative à l’idée de soi ; il conclut donc que cette dernière est une illusion. Dans le prolongement de ce premier soupçon vis-à-vis de l’identité, Nietzsche enfoncera le clou en déniant toute pertinence à cette soi-disant unité : la vie est plurielle par nature, chaque acteur incarne plusieurs vies… Mais avant lui, Montaigne avait dit : « Finalement, il n’y a aucune permanence dans l’existence, ni de notre être, ni des objets. Et nous, et notre jugement, et toutes choses mortelles, vont coulant et roulant sans cesse… . Nous retrouvons la même idée dans le Bouddhisme : « Cette existence qui est la nôtre est aussi éphémère que les nuages d’automne », « la vie est un ballet de formes éphémère »…etc. L’idée d’un moi qui constituerait une réalité permanente, séparée des autres, comme autant d’entités indépendantes, serait une pure illusion. Nous pouvons nous interroger, à partir de ces critiques, sur le jugement d’importance que nous accordons à l’identité : Derek Parfit (« Raisons et personnes » 1984), à la suite de Hume, met en doute, avec l’identité, l’idée qu’il faut référer une idée ou une action à son auteur, et préconise une description quasi impersonnelle d’évènements physiques ou psychologiques dont l’enchaînement relèverait d’une dépendance causale. A partir de cette thèse, il développe une pensée quasi-bouddhiste : se soucier moins de soi-même, attacher moins d’importance à la question de savoir si telles ou telles expériences viennent des mêmes vies ou de vies différentes, et nous intéresser davantage aux expériences elles-mêmes plutôt qu’à la personne qui les a, considérer que nous-mêmes à différentes périodes de notre vie, c’est presque la même chose que la différence entre nos expériences et celles d’autrui, donner moins d’importance à l’unité de chaque vie …etc.

Cependant l’objection de Ricoeur peut paraître décisive : on ne peut réduire l’identité à la mêmeté (la permanence dans le temps d’un certain contenu : idem). L’identité, c’est aussi « ipse », et « l’identité au sens d’ipse (soi-même, au sens de ce qui m’appartient comme sujet) n’implique aucune assertion concernant un prétendu noyau non changeant de personnalité ». Toutes ces expériences, même disparates et sans liens (apparent ?) m’appartiennent au sens où j’ai le sentiment qu’elles sont miennes (ce que Ricoeur appelle la « mienneté »). Montaigne insiste d’ailleurs à ce sujet sur l’importance de la mémoire dans ce sentiment de permanence au-delà du changement : « Je ne suis le même que parce que je prends à  mon compte un certain passé comme le mien » ; c’est en quelque sorte une fidélité de soi à soi-même qui commande de reconnaître comme mien mes états passés. C’est précisément cette conscience et cette reconnaissance communes de ce que j’ai été et de ce que je suis qui rend possible le sentiment de mon identité (le sentiment d’être toujours « moi » malgré les changements opérés). Réduire l’identité à la mêmeté empêche de comprendre la différence entre mêmeté et mienneté, et par conséquent « vide le bébé (de l’identité) avec l’eau du bain ». C’est la mêmeté que Hume tient pour introuvable, et non l’expérience que tous ces faits de l’existence m’appartiennent (mienneté du vécu psychique et de mon corps) - quelque soient leur diversité – en particulier par le biais des souvenirs.

Par ailleurs, il ne faut pas confondre le culte du moi (et son inséparable « enflure narcissique ») avec le véritable « souci de soi » qui inclut aussi  la dépossession de soi, la disponibilité préconisées. Poser la question de savoir si  l’identité personnelle doit « importer », suppose l’existence d’un sujet à qui on pose la question, et dont la réponse est censée importer…

 

Naturaliser l’identité ?

 

A cette tentative d’effacement relatif de la notion d’identité, répond au contraire une démarche opposée, au sens où elle a tendance au contraire à naturaliser cette même identité, au nom justement de la « mêmeté » (donc en désaccord profond avec Hume sur cette question) : qu’il s’agisse de la référence à une substance, à une essence singulière, qu’il s’agisse d’approches qui se veulent scientifiques en termes génétiques, neurophysiologiques, psychologiques (pensons à la caractérologie mais surtout aux diagnostics portés par la psychologie différentielle en termes de traits, voire de structures de personnalité), sociologiques (l’origine ethnique, culturelle, la classe sociale…etc.), l’identité est en grande partie héritée, et peut-être définie objectivement comme l’ensemble des marques, des propriétés singulières d’un individu donné. Elle est par conséquent susceptible d’être représentée et peut donner lieu à un portrait. Les particularités héritées de la culture, de la religion, de la tradition, font bien sûr partie de cette définition. Le « soi » peut ainsi être objectivé comme n’importe quel autre objet de science. Cette approche de la personne entendue comme « partie de la nature » a sa pertinence, même s’il choque les présupposés de l’humanisme classique. Michel Serres semble à ce sujet opposer radicalement la notion d’appartenance à celle d’identité : « Non vous n’êtes pas musulmane, fille, protestante ou blonde, vous ne faites que partie de tel pays et de ses modes printanières, de cette religion et de ses rites ou d’un sexe et de ses rôles mouvants… les appartenances tombent et flottent comme le temps, le hasard et la nécessité. »(« L’incandescent », p 113 à 118) . Nous reviendrons sur cette thèse (10)… Michel Serre affirme sans doute à bon droit que cette réduction de l’identité à l’appartenance, du « je » au « nous », est responsable du racisme. Mais distinguer appartenance et identité ne justifie sans doute pas en revanche de les séparer aussi irréductiblement. La réalité factuelle d’aujourd’hui semble en tout cas infirmer ce point de vue : les identités se posent de plus en plus en tant qu’appartenances culturelles, ethniques …etc. M. Serre reconnaît d’ailleurs « que nous tissons le réseau de nos appartenances jusqu’à la mort ». Et il pose la question : « Notre identité est-elle la somme de ces appartenances, ou son intersection …ou son point d’accumulation se trouve en dehors de son développement ? Ou réside-t-elle dans un lieu irréductiblement extérieur ? ». Question fondamentale en effet… mais ne peut-on pas considérer que nous sommes « aussi » en effet la résultante de multiples forces par ailleurs indénombrables qui tout en nous composant ne configurent pas moins une singularité ? C’est ce constat de la multiplicité qui fait dire par exemple à un philosophe comme G. Deleuze : « La vie n’est pas quelque chose de personnel ». Mais n’est-ce pas précisément le paradoxe de cet humain qui a la particularité d’être à la fois « objet de la nature » et celui qui s’interroge sur le sens de son existence à travers la question « qui-suis-je ? » ?

 

L’identité comme rapport à soi-même

 

Mais peut-on, en tant qu’être humain, être ainsi déterminé ? La science ne pourra jamais épuiser le « sujet » (dans les deux sens de cette expression !), parce que le sujet semble être toujours « autre chose » que ce que nous pouvons en décrire. A la question « qui suis-je ? », je peux aligner une multitude d’informations « objectives » (je suis né à…. de père…. De mère…., j’ai les yeux marrons….j’habite à… je suis… depuis x années, marié à …. ? Je peux même m’exposer jusqu’à parler de mon enfance, de mes goûts, de mes aversions, de ce qui est important dans la vie, de mon dernier projet..., peut-être aussi de mes tendances sexuelles…etc., le sujet que je suis échappera  à cette tentative, et je serai toujours « ailleurs » que dans ce que je dis de moi. Ce qui fait de moi quelque chose de plus (ou de différent) qu’un objet dont on peut définir la nature (une table est une table, identique à elle-même…), c’est que je suis le seul à me poser cette première question entre toute : « qui suis-je ? ». Et si ma réponse ne sera peut-être jamais la bonne, en revanche je sais au moins qu’une des caractéristiques qui me définit en tant qu’être humain, c’est ce rapport que j’entretiens avec moi-même, qui institue par la conscience une distance entre moi et moi-même qui me protège de toute tentative de réduction à un ensemble de propriétés qu’un regard extérieur pourrait recenser. Que nous partagions ou non le point de vue de Sartre sur la précédence de l’existence sur l’essence, il a au moins raison sur un point : « nous ne sommes pas un coupe papier », autrement dit j’ai la liberté « de ne pas être ce que je suis », c'est-à-dire de m’échapper de l’ « en soi » en tant « qu’être en projet », et par conséquent de toujours pouvoir me modifier. La transmission ou l’héritage sont ainsi une réalité, mais à partir d’un travail psychique subjectif qui exclut un asservissement passif. Les affiliations deviennent alors aussi l’objet de décisions, d’arbitrages, même si ceux-ci ne sont ni tout à fait conscientes, ni tout à fait transparentes. Ce qui est premier ici, c’est  l’activité réflexive et subjective.

 

Une identité auto-constituée ?

 

Mais aussitôt se pose alors la question suivante : puis-je pour autant me libérer de mes déterminations ? Certes mon identité n’est pas seulement constituée dès le départ par ces déterminismes, mais elle est aussi réfléchie et pensée… Cela signifie-t-il qu’elle est librement instituée par ma volonté ? 

La période contemporaine semble faire largement écho à cette conception de l’identité : nous sommes depuis plusieurs décennies (peut-être moins aujourd’hui, cette idéologie semblant passablement « saturée » ?) soumis à l’injonction « d’être soi-même », à se réaliser en tant qu’individu singulier, indépendamment des cadres d’appartenances et normes traditionnels qui pesaient auparavant sur les destins individuels mais qui sont désormais considérablement affaiblis. Nous sommes ainsi enjoints de nous construire nous-mêmes, de manière quasiment auto-référentielle (c’est la grande mode du « développement personnel » à partir des années 70). Cette mise en exergue de la responsabilité personnelle pour conduire sa vie fait peser un lourd fardeau sur l’individu et ses ressources présumées, sans cesse confronté à une sorte de « challenge » existentiel où la performance est toujours convoquée d’une façon ou d’une autre, ne serait-ce qu’à travers l’injonction au bonheur dont parle Pascal Bruckner (« L’euphorie de bonheur »). D’où cette « fatigue d’être soi » si bien décrite par le sociologue Ehrenberg, et la dépression comme principal symptôme de l’époque. Nous constatons ici une sensible minoration des déterminations objectives – sur le plan de l’imaginaire social -  (nous verrons plus loin que celles-ci peuvent être récupérées, mais cette fois-ci dans le cadre d’un choix), au profit d’une valorisation du pouvoir d’auto-création de l’individu par lui-même.

 

L’altérité comme constitutive du sujet ?

 

Mais l’individu d’aujourd’hui n’est-il pas précisément malade de cette illusion qui consiste à penser l’identité comme auto-référencée, libre création ou « invention » de l’individu ? Dany-Robert Dufour (philosophe et professeur des sciences de l’éducation) analyse comment la constitution d’un véritable sujet (nous avons auparavant utilisé le terme d’individuation psychique) risque d’être aujourd’hui remise en cause par la défaillance d’un tel rapport à l’altérité, c'est-à-dire la référence à quelque chose qui nous précède et nous antécède. Le sujet, au sens moderne de ce terme, signifie en même temps autonome et assujetti. La dialectique du sujet serait en effet inséparable d’une confrontation et d’une liaison avec un Autre, qui est à la fois extérieur et antérieur à soi. Pour illustrer cela, nous pouvons évoquer la figure d’Ulysse : l’Odyssée et son long voyage (20 ans !) du retour chez lui en Ithaque après la guerre de Troie peut être symboliquement interprété comme une quête d’identité (retour à soi) à travers la confrontation à des mondes de monstres, ailleurs très lointains qui mettent chaque fois à l’épreuve sa « métis » (la ruse) légendaire. C’est à travers cette confrontation aux multiples autres (lieux infernaux, monstres, incursion dans le territoire de l’Hadés …etc.) qu’Ulysse est renvoyé à son propre centre, lui-même, est retrouve enfin sa place auprès de Pénélope, après avoir du, pour redevenir tout à fait lui-même, régler le sort des prétendants de sa femme. Le voyage, les risques de la rencontre avec des mondes inconnus, sont ici la condition et la promesse des retrouvailles avec soi et de sa connaissance. L’Autre est en quelque sorte la condition du Soi, et la dimension temporelle au sein de  laquelle cette quête peut se faire est une dimension constitutive de l’identité personnelle elle-même (« Des origines à l’identité », compte-rendu des interventions à l’UP de Septimanie, exposé de Romain Jalabert : « L’identité à la lumière de l’Odyssée »). Les figures de l’Autre sont multiples, et ne concerne évidemment pas que le voyage ou l’exil. Nous pouvons simplement rappeler à ce sujet quelques points essentiels :

-          La meilleure preuve que je ne peux être seulement une libre création de soi par soi, c’est le caractère irréductiblement contingent et relatif de ma naissance, que je n’ai évidemment pas choisi ! Exister, c’est ne pas avoir choisi d’exister (ni ma tête, ni mes aptitudes, ni ma région…ect). C’est là que se joue la constitution de notre identité personnelle : comment je vais « composer » avec cette singularité strictement contingente ?

-          Le « devenir-individu » passe inexorablement en effet par la confrontation avec un monde déjà là, et qui nous préexiste. L’être humain est inscrit dans un ordre (« symbolique ») qui scelle son appartenance au monde de la culture. . Contrairement à l’animal dont le désir (assimilable à l’instinct) est pré-programmé (tel type d’objet pour tel type de satisfaction), les objets du désir de l’homme ne sont plus  objets de besoin tel que la nature les lui offre, mais sont d’ordre symbolique, c'est-à-dire ce que l’ordre symbolique, qui organise son monde, lui présente. Ainsi le Désir de l’homme requiert que ses objets lui soient désignés par un Autre que lui.

-          D’où l’importance d’autrui dans la constitution de soi ; la psychanalyse et la psychologie n’ont pas cessé d’en montrer les multiples figures : le rôle du regard et des paroles de la mère, et de façon plus globale de la manière dont les autres me perçoivent dans la conception que je me fais de moi-même ; les multiples identifications, notamment aux « imago parentaux », dans le développement de l’identité personnelle ; Mais aussi la rencontre avec un adulte, un éducateur dont le regard et les paroles vont jouer le rôle d’étais à ma propre construction. Ces Autres sont bien sûr aussi tous ceux dont les écrits et les paroles  sont l’objet d’une transmission à l’école ou ailleurs.

-          Les expériences de l’hospitalisme et celles des enfants sauvages qui attestent que l’avènement de l’humain est inséparable de la structure du social ; l’importance de la confrontation à la loi du Père et son épreuve de la « castration symbolique » (Lacan) pour l’avènement du désir (et tout particulièrement du désir de grandir) ; l’importance aussi de l’Autre sexe et de la différence des sexes ; l’altérité de l’instance interdictrice du Surmoi, et celle de l’Idéal du Moi ; mais aussi l’épreuve de l’altérité de mon propre corps (« nul ne sait ce que peut le corps » disait Spinoza…) qui est mien mais qui est aussi d’une certaine façon l’autre en moi, que j’oublie parfois mais qui se rappelle souvent à mon existence (par exemple dans la maladie)… L’autre aussi de ma réalité  pulsionnelle inconsciente. Non seulement « Je est un autre », mais il est peuplé de multiples autres !

-          L’Autre peut-être aussi l’appel de l’éthique. L’altérité au sein de la conscience n’est pas seulement celle du corps ou de l’inconscient, c’est aussi celle d’autrui, à travers ce que Ricoeur appelle l’injonction éthique : c’est ce qu’on appelle métaphoriquement « la voix de la conscience » à la deuxième personne. Cette injonction de la visée éthique m’appelle (c’est en effet comme l’appel d’un autre…) « à vivre-bien avec et pour autrui dans des institutions justes »… Il y a là en quelque sorte une conviction qui « tient » la conscience en son pouvoir : « Je ne puis faire autrement ». Ma conscience atteste ainsi par la même de la présence de l’Autre (et de son altérité) en soi-même, ce que l’on pourrait appeler « la Voix de l’Autre ». Il y aurait ainsi au cœur de l’identité personnelle, le fait de répondre de soi devant autrui (promesse de la parole tenue). C’est ici l’impératif de cet « être en dette » vis-à-vis de cet Autre qui est aussi constitutif de mon identité.

-          Cet autre, source de « mobilisation » éthique,  peut donc être un autrui déterminé, ou mes ancêtres ou Dieu … D’autres figures symboliques liées à un ordre de nature transcendante (même s’ils ne sont plus explicitement religieux) comme la République, Le Prolétariat, le Progrès, la Tradition  pouvaient alimenter des « grands récits de légitimation » (aujourd’hui moribonds) capable de soutenir les constructions identitaires. … Mais sans doute aussi la communauté d’appartenance dans la société holiste traditionnelle qui subordonnent ses éléments aux normes et rôles collectifs qui les encadrent, et jouent ainsi un rôle très structurant dans la formation des personnalités.

Pour conclure, chacune de ces « portes d’entrée » nous montre l’importance de cette dialectique du Même et de l’Autre dans la formation de l’identité personnelle, battant en brèche l’illusion d’une auto-création de soi…

 

L’identité narrative

 

Dans ce rapport à soi et à l’altérité, éléments constitutifs de mon identité, comment alors penser la formation de cette identité ? Ricoeur introduit le récit comme un moyen de faire entrer le temps dans le temps humain en l’articulant de façon narrative, permettant ainsi de restituer une expérience temporelle. Il fait émerger une nouvelle intelligibilité à travers la mise en intrigue que ne pourrait pas réaliser une description ordinaire et directe. Cet effort humain d’apprivoisement du temps qui vise à structurer et mettre en cohérence l’expérience temporelle, le temps de la vie individuelle et collective, concerne aussi bien la fiction littéraire que l’historiographie (écriture de l’histoire) ; dans « Soi-même comme un Autre », Ricoeur l’étend à la constitution de l’identité humaine, parlant à ce sujet « d’identité narrative ».

Le modèle du récit ou de la mise en intrigue fait comprendre comment, par delà les ruptures, les successions d’évènements, l’extrême diversité des épisodes, la mise en histoire, comme dans un roman, va donner sa forme, son unité, au personnage et aux actions qu’il traverse. La profonde originalité de cette approche de l’identité narrative réside à mon sens dans l’idée que notre histoire personnelle se raconte en même temps qu’elle se fait. « C’est précisément en raison du caractère évasif de la vie réelle que nous avons besoin du secours de la fiction pour organiser cette dernière rétrospectivement dans l’après-coup, quitte à tenir pour révisable et provisoire toute figure de mise en intrigue empruntée à la fiction ou à l’histoire ». En contre partie, au sein du récit rétrospectif prend place « le souci », autrement dit des visées prospectives… Pour résumer : le récit cherche « à articuler narrativement rétrospection et prospection » P. Ricoeur : « Soi-même comme un autre ». « L’unité narrative » est un mixte instable entre fabulation et expérience vive ».

Il faut penser réalité et récit de la réalité comme indissolublement intriqués. C’est dans le « nouage » de l’évènement et de son récit que la gestation de l’identité peut se faire. Ce concept d’identité narrative présente l’intérêt de rendre compte concrètement de ce rapport à soi et à l’altérité qui caractérise l’identité personnelle

 

L’identité plurielle comme figure de la post-modernité ?

 

Mais cette référence incontournable à l’identité, à l’individu un et autonome, n’est peut-être après tout qu’une survivance de l’ancienne modernité ? Peut-être que la « post-modernité » inaugure un « sujet » autre ? C’est notamment la thèse de Maffesoli qui défend l’idée d’un individu nomade traversant de multiples appartenances, et qui, bien loin d’être « maître de ce qui l’entoure » (expression qui résume, selon lui l’illusion d’un individu omnipotent, caractéristique de l’idéologie moderne), est avant tout de plus en plus dépendant du regard des autres, « de tous ces autres » qui sont le reflet de ces multiples « tribus ». Celles-ci préfigureraient une nouvelle forme de lien social où le besoin de se rassembler par tribus culturelles, sexuelles, religieuses…etc. traduirait une recherche affective, une recherche de fusion avec l’autre. Ici, aucun principe supérieur ou transcendant ne vient médiatiser la relation ; la vie est pure immanence dans la présence d’un « vivre-ensemble » primordial (au sens où il précède toute tentative de régulation sociale) où la contagion, la dépendance et le mimétisme sont la règle. Plutôt que d’individu, Maffesoli préfère parler de « personne plurielle ». « Chacun de nous jouit moins d’une identité stable que d’une séries d’identifications par lesquelles il exprime les diverses possibilités le caractérisant » (« La part du diable »). On peut même constater, à certains égards, une perte d’identité : de manière volontairement provocatrice, il dit à propos des jeunes : « Vous n’êtes plus rien. Mais après tout, cela peut-être enthousiasmant de n’être plus rien. Au grand scandale de leurs pères, pour qui il était indispensable d’aller voter, d’avoir des convictions… ces jeunes générations n’ont plus aucune honte à n’être plus rien. ».

 

Deux façons pour l’individu d’être en rapport avec lui-même

 

Les termes du rapport que l’individu entretient avec lui-même auraient changé dans le passage de la modernité à l’hyper-modernité (changement anthropologique)

Hier, quel était en effet le principe de l’identité personnelle ? On devenait soi en parvenant à se dégager de ses particularités, à rejoindre l’universel en soi ; nous devons conquérir notre « vrai moi » contre les appartenances qui nous particularisent, les données contingentes qui nous assignent à un lieu ou un milieu ; s’élever au point de vue qui vaut en général et universellement, et relativiser les déterminations extrinsèques qui me constituent à la base, mais dont je peux me libérer. Nous retrouvons ici non seulement le modèle de l’exercice citoyen, en tant que participation à l’universalité de la chose publique, mais aussi celui de toute la philosophie de la modernité, celle du sujet : c’est notamment la thèse développée par Pierre Guenancia dans Notions de Philosophie T II sur la notion d’Identité. La construction de l’identité personnelle passe ainsi obligatoirement par celle de l’identité humaine : il s’agit de se « déprendre de soi », au sens des accidents empiriques, anecdotiques, au profit de « la substance de la personne elle-même », des « choses essentielles de la vie humaine ». Il faut pour cela s’en tenir à se que dicte la raison, et ainsi parvenir à juguler cette « part d’altérité » qui se trouve en chacun : inclinations, partis pris, préjugés, humeurs… autant de choses qui sont certes « en moi », mais qui ne sont pas moi. Le temps de la constitution de l’identité, dit-il, « n’est pas le temps de l’origine, de l’appartenance, de l’ancestral ». Je découvre certes « un peu comme des vestiges archéologiques des choses qui sont en moi, mais qui viennent d’ailleurs, de beaucoup plus loin que moi », et dont je dois m’efforcer de m’émanciper. L’idéal de l’identité, c’est donc de se sentir comme « cause libre de soi, à l’égal des autres hommes ». L’essentiel de l’identité n’est pas le moins du monde dans telles ou telles configurations de traits particuliers, mais dans ce pouvoir (l’identité est un pouvoir et non une idée) de modifier soi-même et le monde.

 

Aujourd’hui, dit Marcel Gauchet, les nouvelles identités seraient aux antipodes de celle précédemment décrite (« La religion dans la démocratie »). Il faut « être soi-même » dans un sens totalement différent : il y a un nouveau rapport de l’individu aux données de sa condition, qu’il s’agisse de la communauté dont il fait partie, de la tradition où il s’insère, ou de l’orientation sexuelle qui le singularise. L’individu doit « rejoindre intérieurement ce qui lui est donné d’être extérieurement ». Je dois ainsi « m’approprier subjectivement l’objectivité sociale » dont je relève. Mon moi le plus authentique est celui que j’éprouve en tant que Corse, ou bien en tant que Juif, ou encore en tant qu’ouvrier. Nous avons à nous reconnaître dans ses particularités afin aussi de nous y faire reconnaître par autrui, et de nous identifier vis-à-vis d’eux. C’était avant ce qu’il fallait mettre de côté pour le dialogue ; c’est ce qui devient ce sur la base de quoi un échange s’établit. L’espace public lui-même est devenu leur lieu de reconnaissance. Autrefois, l’appartenance communautaire, les traditions, constituaient « un ordre radicalement extérieur et antérieur à soi », qui nous traversait mais nous épargnait en même temps d’avoir à nous choisir ainsi. Nous accomplissions ces usages ou ces traditions « sans qu’il s’y mêle quoi que ce soit de nous-mêmes ». Aujourd’hui « l’appropriation de ces caractéristiques collectives est le vecteur d’une singularisation personnelle ». Ces appartenances sont aujourd’hui multiples et hétérogènes et nécessitent, de la part des acteurs, des choix et des hiérarchisations. Ce processus s’inscrit dans un espace nécessairement pluraliste. Chacun est intransigeant au chapitre de la reconnaissance ; il ne s’agit pas de discuter sur leur « bien fondé », ou même d’accueillir de possibles objections, mais de les faire reconnaître, y compris publiquement ; mais en contrepartie, il ne s’agit pas non plus d’être prosélyte ou de ne pas accepter les autres appartenances (ma communauté est « une parmi d’autres »…). C’est ce que Gauchet appelle le « pluralisme intellectuel ». Ces appartenances identitaires sont intimement liées au principe de minorité, même quand celles-ci sont des majorités de fait (le cas des femmes par exemple) ; elles sont vécues de manière intensément personnelles, souvent en dissociation par rapport à la société globale. Enfin, contrairement peut-être à ce que nous pourrions croire, il ne s’agit nullement, toujours selon Gauchet,  d’une « résurgence de données archaïques » (le « retour » des communautés !), mais d’un « produit de la sophistication démocratique » qui procède « par recyclage des matériaux anciens », sur fond d’une profonde homogénéisation (au delà des apparences) de nos sociétés (disparition progressive de la paysannerie, « séparatisme » du monde ouvrier en net déclin également, fractures politiques brouillées, rapprochement des genres, opposition catholiques/laïcs plus vraiment d’actualité…etc.). « Les modes de vie se rapprochent, via l’urbanisation, la consommation, la médiatisation ». Le cas des croyances religieuses, dans ce contexte de sécularisation des religions, doit être examiné plus précisément que nous l’esquissons ici, mais nous pourrions dire pour résumer que ce mouvement tend à faire de la religion une référence identitaire qui aligne les religions sur des « cultures ». Les formes extérieures et les modes de vie sont d’autant plus prégnants « que le noyau proprement transcendant de la croyance est affaibli ». Il s’agit, dit M. Gauchet, bien plus que de l’au-delà, « de l’identification de soi ici-bas ».

 

En conclusion, comment chacun se situe par rapport à cette question ? Comment chacun vit et pense son identité ?

Chacune des questions abordées dans ce développement peut sans doute « résonner » différemment selon l’expérience que chacun fait de lui-même dans la vie de tous les jours… Je terminerai en citant le sociologue et philosophe Alain Touraine (« Pouvons-nous vivre ensemble ? ») qui pense que ce qui doit guider l’effort de toute démocratie, c’est de chercher à concilier ces trois pôles de l’identité que sont selon lui l’appartenance à la rationalité (rattachée à une humanité commune), l’appartenance culturelle, et la liberté personnelle, logiquement rattachée à l’unicité de chaque individu ?

Daniel Mercier, le 12/07/09