" Comment vivre avec les morts ?"

 Le mardi 11 février 2025  à 16h30, à la Scène de Bayssan

Le sujet : "Comment vivre avec les morts ?"

 

Présentation du sujet.

 
"Nous avions abordé en 2018 la question de notre relation à la mort, examinant les différents types de relations existentielles possibles par rapport à la mort… Ici, la question est très différente puisqu’il s’agit de s’interroger sur la façon dont nous traitons les morts en général, et en particulier le type de relation que nous entretenons avec nos morts, c’est-à-dire comment nous « faisons avec » les défunts qui nous sont proches. Cette question n’est peut-être pas directement philosophique –mais plutôt anthropologique ou même ethnologique -, mais nous verrons qu’elle mobilise nécessairement des enjeux philosophiques… Nous nous concentrerons donc sur ces derniers." 
 
 
 
 

 

Ecrit Philo

Le sujet : "Comment vivre avec les morts ?" 

 

Lorsque j’ai proposé ce thème à mon interlocuteur de la Scène de Bayssan, en lien avec le spectacle « A l’ouest », je n’avais qu’une idée très superficielle  de ce que pouvait recouvrir un tel sujet. C’est en lisant Delphine Horvilleur[1], mais surtout Vinciane Desprès[2], que j’ai découvert ses véritables enjeux philosophiques. J’avoue avoir résisté longtemps aux propos de cette dernière philosophe, pour apprécier finalement l’intérêt de sa réflexion, et adopter une position plus équilibrée…

Nous avions abordé en 2018 la question de notre relation à la mort (nous avions examiné les différents types de relations existentielles possibles par rapport à la mort)… Ici, la question est très différente puisqu’il s’agit de s’interroger sur la façon dont nous traitons les morts en général, et en particulier le type de relation que nous entretenons avec nos morts, c’est-à-dire comment nous « faisons avec » les défunts qui nous sont proches. Nous nous intéresserons en priorité aux prolongements philosophiques d’une question plutôt anthropologique ou même ethnologique.

Nous envisageons dans une première partie comment nos sociétés contemporaines (occidentales) traitent la question de la mort (et des morts). Puis, dans une deuxième partie, comment nous-mêmes nous faisons avec nos morts…

Première partie 

La mort dissimulée et privatisée

Hannah Arendt définissait ainsi la mort, empruntant une formule latine : « Inter hommes esse desinere » (cesser d’être parmi les hommes) ; elle met ainsi l’accent sur la dimension éminemment sociale de la mort. On meurt toujours pour quelqu’un d’autre, et la société met en œuvre différentes façons de se familiariser avec elle et de la socialiser. La mort a longtemps été un phénomène naturel et accepté comme tel, auquel nous devions nous préparer. Cela est de moins en moins vrai, et nous sommes encouragés à ne pas accepter si facilement les lois de la nature à partir du moment où les progrès des techniques médicales nous habituent à repousser toujours plus loin la mort. La mort que nous préférons est une mort autant imprévue que soudaine –de préférence dans son lit quand on est en train  de dormir -, de façon à se dispenser de la penser vraiment… Cet imaginaire de la mort est très éloigné de celui qui s’imposait dans les sociétés de l’Ancien Régime : la Nature autant que la Religion nous prémunissaient contre une angoisse qui n’a pas de « garde-fou » aujourd’hui. Dans l’Ancien Régime, « la mort est une mort annoncée, préparée, publique et personnelle »[3]. Annoncée : « on sent » la mort venir, dans une période où toutes les maladies sévères sont mortelles faute d’antibiotiques ou d’autres interventions médicales. Préparée : il est vital pour chacun de faire son examen de conscience avant de mourir, et un temps est nécessaire pour en remettre son âme à Dieu. Publique et personnelle : incontestablement personnelle puisqu’il s’agit de son âme singulière reconnaissable entre toute, mais également publique. La mort n’est pas objet de phobie et de dissimulation comme c’est souvent le cas aujourd’hui, la maison du mourant est ouverte à tous, et pas seulement aux proches. L’homme « sentant la mort venir »[4] convoquait son entourage pour faire œuvre de transmission matérielle et spirituelle. Aujourd’hui les temps du mourant, du rituel et du deuil ont tendance à s’amenuiser. L’extinction de toute forme de transcendance, et en particulier du recours à la religion, empêche de donner un sens à la mortalité. Le sujet moderne ne craint plus de brûler en enfer, mais il craint toujours la mort, et se trouve surtout incapable de lui donner un sens… On voit bien d’ailleurs l’embarras qui est le nôtre lorsqu’il s’agit de s’adresser à une personne que l’on sait proche de la mort, ou bien à la famille du défunt lors de ses funérailles…  C’est précisément l’objet du livre de Delphine Horvilleur[5], et le sens de son travail de rabbin. Il est vrai que lamort aujourd’hui est souvent l’objet de dissimulation (on veut souvent épargner le malade de la dureté du sort qui l’attend), et  très privatisée : elle est l’affaire de la famille, des proches, et parfois de l’équipe médicale, mais à l’exclusion des étrangers.

Un individu fragilisé devant la mort

Cette différence dans le rapport à la mort doit être mise en perspective avec le nouveau statut de l’individu dans « la société des individus » : celui-ci se vit comme détaché ou « désappartenant », par contraste par exemple avec l’individu intégré dans une communauté villageoise. En l’absence de la religion et de la communauté de vie, il est plus fragile devant l’irréversibilité du temps et les accidents de la vie, et a davantage tendance à se détacher de ses morts.  Il faut comprendre à quel point la révolution anthropologique de la Modernité a bouleversé ce rapport social à la mort. Non seulement 75% des décés ont lieu dans les hôpitaux, mais surtout la mort est « intimisée » et ne concerne plus l’existence collective. La vraie solitude du mourant dans la société moderne est là, dit Marcel Gauchet, le deuil ne concerne que les proches indépendamment de tout rite : « Qui n’a pas fait l’expérience de ce sentiment de déréliction, lorsqu’on se retrouve à quelques-uns autour d’une tombe dans le « no man’s land » que sont les cimetières aujourd’hui ? ». Nous pourrions ajouter que l’incinération est peut-être le dernier acte de cette disparition sociale de la mort (disparition du corps et du lieu de sépulture). Plus globalement, la fragilité de la personnalité contemporaine s’explique en grande partie par le fait que l’existence individuelle aujourd’hui est parfaitement indifférente à l’existence collective, d’où la demande exacerbée de reconnaissance. Cette question de l’articulation entre le privé et le public risque de mettre encore longtemps en difficulté le fonctionnement de nos démocraties…

L’inscription sociale de la mort dans la société disparaît de plus en plus.

Cela signifie qu’il n’y a plus de cadre collectif dans lesquelles les mourants, les personnes endeuillés et leurs angoisses pouvaient prendre place. Dans notre culture chrétienne traditionnelle par exemple, quand la mort arrivait, le mourant décrétait l’ouverture des cérémonies et des pompes funèbres, la famille assistait son mourant, les volets se fermaient, les pleureuses pleuraient, les curés confessaient et consolaient, les voisins visitaient et prévenaient (les alentours), l’ensemble de déroulant selon une sorte de partition où chacun jouait son rôle. Cette « langue mortuaire » nous est devenue étrangère. Le disparu n’a plus vraiment sa place dans la communauté des vivants. Nous pourrions ainsi parler d’une double disparition. Comme le dit l’essayiste Geoffrey Gorer dans un article au titre éponyme The pornography of death (1955), la mort est devenue pornographique, obscène. De façon complémentaire mais cohérente avec ce rapport social à la mort, les morts mis en scène dans l’imaginaire cinématographique du cinéma de masse (notamment dans les blockbusters américains) sont certes à profusion mais irréels : tuer devient un jeu d’enfants dont tout affect triste a disparu. Des images invraisemblables d’un point de vue réaliste envahissent l’écran, séparant radicalement l’imaginaire cinématographique de la réalité… Trop de morts tuent la mort et sa représentation authentique… Une mort aseptisée, esthétisante, irréaliste, qui ne nous parle nullement de nos expériences singulières et douloureuses de la mort. C’est par l’excès ici - le voyeurisme d’une mort-spectacle fantasmée et pulsionnelle, d’une « mort-élimination, d’une « mort granguignolesque »[6]- qu’une certaine forme de cinéma rend paradoxalement invisible la vraie mort, celle de nos vies quotidiennes.

Pourtant, le rapport que nous entretenons avec nos morts résiste manifestement à cette sorte d’occultation sociale révélatrice de la Modernité tardive. Même si nous assistons en effet à une privatisation de l’expérience de la mort de nos proches, la personne morte n’étant plus vraiment prise en charge par la communauté, et que ce que Marcel Gauchet appelle « l’individualisme de déliaison » opère dans le sens d’un « oubli », voire parfois d’une forme d’abandon de nos morts, il y a encore bien des cas où les relations avec nos morts restent bien vivantes et durables. C’est ce que nous aimerions analyser dans la deuxième partie …

Deuxième partie : comment faisons-nous avec nos morts ?

Maintenir dans l’être les morts…

Ce qui définit le mieux la mort est peut-être justement l’impossibilité dans la quelle on se trouve pour poser des mots sur elle de façon à la définir ! Elle est indicible. On voit bien notre embarras au moment de la « disparition » (encore un mot bien étrange…) d’une personne, quand nous ne parvenons pas à trouver les mots justes : disparue ? Partie ? Où ça ? Au ciel ? Sous la terre ? Delphine Horvilleur insiste sur la vacuité des mots prononcés par ceux qui assistent les endeuillés, et la maladresse des paroles destinées pourtant à nous soulager : par exemple, « Ce sont les meilleurs qui partent les premiers », ou encore « au moins, il ne souffrira plus ». Nous avons besoin de définitions négatives, de dire ce qu’elle n’est pas : une vie (par définition inachevée) qui s’achève brusquement, une « non-vie » en quelque sorte… Et pourtant, en y réfléchissant, peut-on vraiment dire cela (la mort est une existence qui s’achèverait) ? Pour certains en effet, elle ne s’achève pas tant que des êtres s’efforcent de la maintenir dans l’être : « Au moment où un individu meurt, son activité est inachevée, et on pourra dire qu’elle restera inachevée tant qu’il subsistera des êtres individuels capables de réactualiser cette absence active, semence de conscience et d’action. Sur les individus vivants, repose la charge de maintenir dans l’être les individus morts dans une perpétuelle nekuia. » Gilbert Simondon.

Le « nekuia » est un rituel présent dans la mythologie grecque pour invoquer les morts. Le devin Tirésias étant mort, Circé initie Ulysse aux secrets d’un rituel qui lui permettra de communiquer avec lui malgré tout.

L’importance des funérailles

Mais avant de parler de la façon dont nous « relationnons » avec les morts, en suivant sur ce sujet la réflexion de Vinciane Despret, arrêtons-nous un instant sur l’importance des funérailles. Leur dimension psychologique et sociale est indéniable. Dispositif incontournable du deuil, les funérailles permettent de faire une place au mort et de le sortir de l’anonymat en lui rendant hommage. Ensemble nous lui disons adieu, contribuant ainsi à tracer une ligne de partage entre le monde des vivants et celui des morts, et à consoler les proches. Mais il est vrai qu’une explication purement fonctionnaliste du rituel au bénéfice des seuls vivants serait réductrice : Lorsque l’on rassemble les discours sur les morts – qu’il s’agisse des proches ou de l’officiant (religieux ou non) -, on « redensifie » la personne du mort, on fait revivre sa personnalité, on complète la perception que pouvaient en avoir des personnes plus ou moins proches (sans trahir), lui fabriquant ainsi une sorte de destin posthume[7]… Mais il ne faut pas que la mort kidnappe en quelque sorte l’ensemble d’une existence au point de ne parler que d’elle, comme le dit très justement Delphine Horvilleur[8]. Pendant ce très court moment du rituel, il est au contraire souhaitable de « ne jamais raconter la vie par sa fin mais par tout ce qui, en elle, « s’est cru sans fin ». Savoir dire tout ce qui a été et aurait pu être, bien avant de dire ce qui ne sera plus… Leur existence ne doit pas se résumer au tragique de leur disparition. »

Bienvenus au pays des revenants

La question fondamentale d’après V. Despret[9] : comment doit-on traiter ses morts ? De quoi ont-ils besoin ? Que demandent-ils ? Comment rendre les morts capables ? Lorsqu’on s’inscrit dans une telle démarche, la question est pour ceux qui restent de savoir quelle est la place que nous faisons aux morts. Il faut « installer » les morts dit V. Despret. Ou encore, lorsque l’on a perdu quelqu’un, il faut apprendre à le retrouver. IL s’agit en substance de penser les rapports avec ceux qui ne sont plus.

Les manifestations concrètes des relations entretenues entre les morts et les vivants sont précisément l’objet de son livre « Au bonheur des morts. Récits de ce qui restent. ». Il est vrai que si nous ne prenons pas soin d’eux, les morts meurent tout à fait. Nous avons donc cette capacité de leur offrir « plus d’existence », ce qui leur permet aussi d’influer davantage sur la vie des vivants, de nous accompagner mieux. De là à dire que les morts « appellent à l’aide » pour arriver à « ce plus d’existence », ce pas semble franchi par cette philosophe, quitte à flirter avec l’irrationnel…

Les récits proposés pour illustrer ces interactions entre les vivants et les morts sont très nombreux dans le livre de Vinciane Despret : elle a longtemps enquêté auprès de ceux qui en témoignaient. Faire « l’éthologie des morts », c’est-à-dire étudier les comportements des morts à partir des récits des vivants, tel est le projet de cette philosophe.Ce n’est pas l’objet ici de reprendre ces récits, mais ils couvrent tout le spectre des relations et des sentiments : une personne continue de parler au répondeur de son père mort (pensons à Depardieu dans Saint Amour, le film de BenoîtDelépine et Gustave Kervern), un père continue sa correspondance épistolaire avec son fils mort[10], une femme arpente plusieurs lieux dans le monde avec les chaussures de sa mère (réalisant ainsi ses vœux de voyage), une mère vient dans le rêve de sa fille pour lui dire de ne pas vendre la maison (les conseils sont plus efficaces quand ils sont donnés par un(e) défunt(e))…etc. Ou encore une personne défunte vient rappeler à quelqu’un que la vie doit continuer pour elle, et qu’elle doit cesser d’être triste ou dépressive… Dans ce dernier exemple, nous savons qu’il est difficile de reprendre le cours de la vie quand on a perdu quelqu’un, mais si c’est le mort qui nous le demande, c’est autre chose ! Comment devons-nous alors interpréter cela ? Petites combines du désir (celui de la vie qui continue), ou initiative des morts qui se font du souci à l’égard de ceux qui sont restés ?  V. Despret refuse de choisir et veut maintenir ces deux possibilités (on verra pourquoi plus loin)

Les morts accompagnent aussi les vivants…

Les tâches réalisées habituellement par les morts sont de plusieurs sortes : d'abord se rendre présents, ensuite, consoler, donner des réponses, encourager, soutenir, inviter à renouer avec quelqu’un ou avec la vie en général… Ils peuvent aussi servir d’intermédiaire pour communiquer avec d’autres morts… ou bien intervenir auprès du rêveur pour faire (ou faire faire) telle chose auprès d’un autre… Pour V. Despret, non seulement ce sont les vivants qui activent les morts, mais les morts aussi activent les vivants…Autrement dit, ce ne sont pas seulement les vivants qui donnent vie aux morts à travers leurs souvenirs, mais les morts qui agissent auprès des vivants…  Non seulement les vivants se souviennent, mais les morts veulent la plupart du temps « être souvenu » ; cette faute sémantique est volontaire et destinée à nous interroger, et même «  à nous faire trébucher » : V. Despret insiste pour nous dire que nous ne savons pas s’il s’agit de notre volonté de souvenir ou si ce sont les morts qui nous appellent, et souhaite garder ouverte la possibilité de ces deux options. Nous devons accompagner les morts, et les morts accompagner les vivants… Si nous ne prenons pas soin d’eux, ils meurent pour de bon. Ne soyons pas sourds aux murmures de leurs appels ou de leurs reproches, dit V. Despret. Quand je les oublie, le les prive du peu de réalité qu’il serait en mon pouvoir de leur conserver.  « Ne devient pas fantôme qui veut », ce qui signifie que mon imagination ne peut suffire à elle seule à les inventer. Souvent les personnes interprètent les signes de l’existence ou des intentions des morts en faisant usage de l’expression « comme si » : comme s’il voulait me faire un cadeau, comme s’il voulait amener un peu de légèreté…etc. Ce « comme si » permet d’éviter de choisir son option. On accueille ce signe et on lui répond, mais le doute continue d’accompagner l’expérience. Non par prudence mais comme artifice sémantique me permettant d’activer les deux versions ensemble…

Les morts nous commandent parfois…

Les morts sont quelque fois «  à l’œuvre », et nous les reconvoquonssouvent parce que « tous les comptes ne sont pas réglés », aussi bien inter-personnellement que collectivement. Ceux qui meurent nous interrogent indirectement et réactivent les obligations (passées mais aussi futures) que nous pensons avoir vis-à-vis d’eux, nos responsabilités ou culpabilités. Ainsi, il arrive fréquemment que les morts nous « commandent » telle ou telle chose, tels ou tels action ou comportement. Autrement dit, « la vie continue » d’une certaine façon entre les vivants et les morts. Vinciane Despret refuse de trancher la question de savoir si ces manifestations sont des productions psychiques subjectives et donc imaginaires, ou si au contraire elles expriment la réalité de l’existence effective des morts… Le regard qu’elle souhaite porter est un regard d’ethnologue qui suspend tout jugement d’existence et s’intéresse seulement à la signification profonde de ces histoires. Cette signification est la suivante : nous aidons ainsi les morts à devenir ce qu’ils sont, nous ne les inventons pas, nous ne les tirons pas du néant. Ils ont « leur propre éclat de réalité »… Leur présence est effective, même si elle est différente de celle d’une montagne ou d’un mouton, ou de celle d’un personnage de fiction. Tous existent, mais sur des modes d’existence ou « manière d’être » propres. Ainsi par exemple, le fantôme est défini comme « un être en attente de qualification » par l’anthropologue spécialiste en fantôme Gregory Delaplace. Les fantômes réclament que des rituels ou des mécanismes de réparation soient mis en place à l’égard de ce qui leur est dû…Telle est en effet la signification du fantôme, indépendamment de la question de savoir s’il y a ou non des fantômes…  

La position agnostique de Vinciane Despret

Ce qui précède le montre aisément : l’existence des morts dans le monde des vivants est d’une nature particulière pour V. Despret : elle semble refuser la dichotomie entre existence physique et existence psychique, c’est-à-dire comme étant le fruit d’une seule production subjective. Refus donc de choisir entre l’existence réelle et celle qui serait le fruit de mon imagination. V. Despret s’appuie sur l’idée deleuzienne de « penser par le milieu ». Qu’est-à-dire ? Il faut affaiblir la puissance de l’origine et des causes, et ne pas donner non plus à la fin la puissance d’une finalité vers laquelle la cause se dirigerait tranquillement. De fait, il s’agir de reconduire l’attitude de l’ethnologue ou de l’anthropologue dans une forme de description narrative et compréhensive qui nous soumet des problèmes plutôt que de poser des questions (comme exister ou ne pas exister…), et nous racontent les choses dans l’élément où se trouvent les gens. En l’occurrence, la réalité de l’existence des morts se mesure ici à la puissance d’agir des morts sur les vivants. Lorsqu’on demande à la philosophe si elle est ou non matérialiste, elle répond que ce n’est en aucun cas son problème et que la question la laisse totalement indifférente… Elle souhaite tenir ensemble les deux versions (matérialiste et spiritualiste), ou plutôt refuser toute croyance de cette nature qui l’obligerait à faire un choix. C’est l’option du « pourquoi pas ? » qu’elle retient… Pouvoir « glisser d’une interprétation à l’autre », assumer l’hésitation et la perplexité… Nous aurons à nous questionner sur les limites d’une telle posture intellectuelle. V. Despret aime citer William James qui voit dans les médiums et le spiritisme une voie magnifique pour explorer les possibilités de conscience, les facultés dites « dormantes » de la conscience… En la matière, seules nos expériences importent, et nous ne devons pas les nier sous prétexte qu’elles ne sont pas scientifiquement explicables. Il y a des « invisibles » dont la conscience (quand elle est suffisamment « poreuse ») perçoit les sensations. S’appuyant sur les enquêtes menées auprès des shamans, V. Despret évoque « une culture de l’imagination » qu’il s’agit précisément de cultiver, de développer, de manière à rendre plus sensible cette « porosité » de la conscience. Imaginer en particulier qu’il y a de la pensée ailleurs que dans nos têtes…. Ainsi « l’acte de donner (en direction de nos morts) créé des connexions pour recevoir », et l’énergiedispensée aux morts à certains moments se renverse à d’autres moments en provenance des morts. Toujours selon elle, « les fissures de la conscience et de la sensibilité » s’ouvrent davantage au moment de la perte d’un être proche, et change notre perception de la réalité. Ces moments sont propices à une plus grande disponibilité de la conscience. Pour conclure, disons que V. Despret refuse tout à priori ontologique sur la réalité de ce qui est vécu concernant ces interactions entre les vivants et les morts. Nous devrons nous interroger sur cet agnosticisme… 

Les rituels, le deuil et ses  malentendus

En conséquence, il semble qu’elle aborde la question du deuil de façon particulière : pour elle, la théorie du deuil est fondée sur l’idée que les morts n’ont d’autre existence que dans la mémoire des vivants, et aurait donc pour but de faire oublier les morts. Le deuil viserait ainsi un détachement des liens, et favoriserait donc un milieu mortifère pour une véritable « instauration » de l’existence des morts… Mais « les morts résistent au deuil », dit V. Despret.Ce jugement nous paraît très excessif :

  • Le processus d’intériorisation de la personne disparue n’est pas assimilable à un processus d’oubli
  • La séparation du monde des morts et du monde des vivants – dimension effectivement active dans le processus du deuil – ne signifie pas non plus l’oubli du défunt, et s’avère de toute façon indispensable pour que les vivants restent disponibles à la vie
  • Enfin, la réapparition des morts sur un mode fantasmatique, ou l’entretien volontaire d’un dialogue avec eux, ne nous paraît pas opposés, voire même étrangers au travail du deuil.
  • Circonscrire la place des morts ne signifie pas les priver de place. Le deuil a en effet cette fonction de façon à ce que les morts n’envahissent pas nos vies. S’il nous revient de respecter nos morts, il nous revient aussi de choisir la vie. 

Pour toutes ces raisons, il apparaît utile de revenir sur ce que l’on entend par « deuil ». Pour commencer, le rituel des funérailles, comme nous l’avons montré plus haut, permet certes de prendre acte que la personne n’existe plus (principe de réalité), mais il permet aussi de faire revivre la personne disparue de façon à ce que chacun puisse partir en emportant avec lui l’image d’un mort avec lequel il pourra vivre. La vulgarisation du deuil à la mode freudienne – se détacher progressivement des liens qui nous unissent au mort de façon à pouvoir investir de « nouveaux objets » est sans doute caricaturale : La psychanalyste Laurie Laufer s’en explique : pour Freud « on ne fait pas » son deuil. A la mort de sa fille en 1920, frappé par cette épreuve, il dit : aucun objet ne peut venir se substituer. Il n’y a pas de remplacement, il n’y a pas de restauration, il n’y a pas de réparation. Il y a un trou dans le réel innommable, et donc « des figures de bord pourrons venir border ce réel »de façon à ce que l’endeuillé n’y tombe pas. Cela n’empêche sans doute pas un détachement (très relatif) au cours du temps, mais surtout une intériorisation ou assimilation. A ce titre, nous pouvons très bien concevoir que les moments d’interactions avec les personnes disparues font partie de ce processus. Peut-être plus simplement, disons avec Paul Ricoeur que le travail de deuil (inséparable d’un travail de mémoire) a plusieurs fonctions distinctes et complémentaires (aussi bien sur un plan collectif qu’individuel) : conserver et reconnaître au sens fort le souvenir du défunt, et ainsi opposer à la fragilité de l’existence humaine l’espoir de sa conservation dans la mémoire des vivants,  mais aussi tracer une ligne de partage entre le monde des morts et celui des vivants, entre le passé et le présent. Mais comme le reconnaît elle-même V. Despret, les spirits qui s’emploient à réveiller les morts sont eux-aussi très soucieux de la surveillance et de la séparation des morts par rapport au monde des vivants. On peut communiquer avec eux, mais chacun son monde…

En conclusion…

L’idée que les morts n’ont d’autres destins que l’inexistence est historiquement récente, comme le rappelle V. Despret : le positivisme d’Auguste Comte consacre cette idée de la disparition de l’au-delà, et de la disparition prétendument concomitante du culte du souvenir. Maiscelle-là est loin d’en être une conséquence inéluctable. V. Despret conteste sans doute à juste titre cette idée que les morts n’auraient droit qu’à l’inexistence ; nous comprenons également l’a priori méthodologique qui consiste à suspendre tout jugement d’existence et de valeur dans cette enquête qui se veut « éthologique », et que nous dirions plutôt ethnologique : il en va en effet de cet « éclat de réalité » propre à l’existence des morts telle qu’elle est attestée par de nombreux témoignages. Comprenons bien : la question qui est débattue ici en conclusion est de nature épistémologique, et peut se formuler ainsi : peut-on rationnellement accepter de se « laisser instruire « par de telles expériences sans chercher à interpréter ? Se contenter de « raconter » et de « comprendre » ? L’enquête menée par V. Despret sur la façon dont les morts entrent dans la vie des vivants est passionnante… mais peut-on la suivre jusqu’au bout lorsqu’elle nous enjoint de ne pas formuler de « jugements binaires », de ne pas choisir entre l’existence physique et l’existence psychique ? Entre l’existence réelle et l’existence imaginaire ou symbolique ? Admettons que le désir de se souvenir et de commémorer peut être entendu comme partagé « entre celui qui se souvient et celui dont on se souvient… ». On voit bien qu’une telle formulation laisse la porte ouverte  à l’existence des esprits, des fantômes ou des revenants, en lieu et place des personnes mortes. Mais quel est au juste le réel statut de ces existences ? Dans un tel agencement –désir de se souvenir/désir d’être souvenu-, il n’y aurait pas de place pour une quelconque « précédence », affirme V. Despret… Tout de même : ne doit-on pas accorder une priorité « ontologique » à l’imagination des vivants ? Plutôt qu’à la volonté des morts ? Les « agencements » décrits n’en perdent pas pour autant leur valeur ou leur sens… Ce n’est pas parce que je sais que mon ami mort n’est pas éternellement vivant que je vais cesser de le rencontrer selon un rituel bien réglé pour parler avec lui et lui demander conseil (exemple personnel donné par Charles Pépin dans « Vivre son passé »)…. Il est par contre difficile de convertir un choix méthodologique (dont la légitimité n’est pas discutable, à l’aune en particulier de tous les travaux ethnologiques qui doivent pareillement suspendre tout jugement « ethnocentré ») en une forme de posture ontologique qui finit par admettre l’existence du surnaturel. Cette posture la conduit par exemple à considérer sans esprit critique le spiritisme : celui-ci ne se contente pourtant pas d’une position agnostique concernant l’existence des esprits ou autres fantômes, mais affirme une position franchement affirmative. Nous pouvons tout à fait reconnaître divers régimes d’existence (y compris l’existence des morts d’une certaine manière), tout en faisant la distinction entre existence réelle et existence imaginaire ou symbolique… 

En élargissant notre propos à tous les objets de deuils… Nos morts continuent d’exister au sens où, comme tous les évènements du passé qui ont jalonnés nos vies, ils ont été (et ne sont pas, à ce titre, simplement plus, simplement inexistants).

 

[1] « Vivre avec nos morts. Petit traité de consolation »

[2] « Au bonheur des morts », mais aussi plus récemment « Les morts à l’œuvre »

[3] Article sur la mort, « Dictionnaire amoureux de la philosophie », Luc Ferry

[4] Comme le dit la Fable de La Fontaine

[5] « Vivre avec nos morts. Petit traité de consolation. » (2022)

[6] Lire article de revue « Représentation actuelle de la mort dans nos sociétés: les différents moyens de l'occulter » par Damien Le Guay

[7] Malraux (cité par Delphine Horvilleur dans « Vivre avec nos morts »), dans une formule célèbre, affirme que « la tragédie de la mort est en ceci qu’elle transforme la vie en destin ». Nous verrons qu’il en va différemment avec Vinciane Despret, pour qui les morts continuent à vivre d’une certaine manière…

[8] « Vivre avec nos morts. Petit traité de consolation »

[9] « Au bonheur des morts. Récits de ceux qui restent » (2015), mais aussi « Les morts à l’œuvre » (2023)

[10] Patrick Chesnais écrit à son fils, après la mort de ce dernier dans un accident de voiture (« Lettres d’excuses »)