" Comment concilier force du destin et pouvoir d'agir ?"

 

le samedi 10 septembre 2022 à 17h45 à l'Office de Tourisme La Domicienne Maison du Malpas

Le sujet :

« Comment concilier force du destin et pouvoir d'agir ? »

 

Présentation du sujet 

On oppose habituellement la liberté et le pouvoir d’action d’un sujet au « fatum » d’un destin écrit d’avance dont il est l’objet ou la victime. Comment en effet serait-il possible d’agir librement si tout est déjà décidé ? C’était en particulier l’argument de certains philosophes de l’Antiquité contre la pensée stoïcienne : s’il est vrai que « certaines choses dépendent de nous », comme l’affirme la plupart des écoles philosophiques (y compris l’école stoïcienne du Portique), comment toute chose pourrait dépendre du destin ? Si certaines sont en effet en notre pouvoir, elles ne peuvent pas à la fois dépendre du destin. L’universalité du fatum impliquerait par conséquent l’impossibilité pour l’homme d’agir, et donc conséquemment la paresse et l’immoralité. Cicéron résume ainsi l’argument dit « paresseux » : « Si ton destin est de guérir de cette maladie, tu guériras que tu aies nommé ou non le médecin ; de même, si ton destin est de ne pas guérir, tu ne guériras pas que tu aies nommé ou non le médecin ; or ton destin est l’un ou l’autre ; il ne convient par conséquent pas d’appeler le médecin. ». L’action devient donc superflue puisqu’elle ne peut infléchir le destin. Par conséquent rien ne sert d’appeler le médecin… Pourtant les stoïciens, et en particulier Marc Aurèle (« Pensées pour moi-même »), prétendent bien surmonter cette (apparente) contradiction, avec l’hypothèse dite « compatibiliste ». Regardons-y de plus près….

 

Ecrit Philo

 

Comment concilier  force du destin et pouvoir d’agir ?

Ecouter sur le sujet « Le destin m’empêche-t-il d’agir ? », épisode 2 des « Pensées pour moi-même » de Marc Aurèle, in « Les chemins de la philo » sur France Culture, avec le philosophe Valery Laurent.

Lire « Les pensées pour moi-même » de Marc Aurèle

Introduction

Cette « force du destin », présente en particulier dans l’imaginaire antique, notamment chez les stoïciens, doit être considérée dans cette présente question comme un préalable à la discussion (que bien entendu nous ne sommes pas obligés d’adopter définitivement !). Il nous faudra cependant préciser ce qu’on entend par là, et en quoi cette idée s’est modernisée et, pour ainsi dire, sécularisée.On voit bien ce qui apparait comme contradictoire : d’un côté, la force du destin, de l’autre un pouvoir d’agir et de faire (liberté d’action). Comment peut-on agir sur soi, les autres, les évènements du monde pour introduire « du nouveau dans le monde » (Arendt) si tout est déjà écrit (idée de destin) ?

Pour répondre à une telle question, il est nécessaire :

  1. De préciser les termes du problème : s’entendre sur ce qu’est une action, et sur l’idée de destin. Sur ce dernier point, nous nous arrêterons un instant sur la pensée stoïcienne, en particulier sur « Les pensées pour moi-même » de Marc Aurèle qui en constitue une forme de synthèse. Le stoïcisme est en effet la première grande pensée philosophique du destin.
  2. L’idée du destin semble bien mettre en difficulté l’efficience de toute action volontaire : c’est l’argument dit « paresseux » des philosophes antiques.  Les tragédies grecques nous montrent que les héros sont les jouets des dieux. Clément Rosset met l’accent sur l’illusion oraculaire (l’oracle grecprédit l’avenir à une personne qui peut alors agir pour éviter la prédiction) consistant à penser qu’il y a toujours la possibilité d’une action capable de contrer le destin. Son analyse de la tragédie d’Œdipe Roi est en cela éclairante.
  3. Comment cette contradiction (apparente) est dépassée par la pensée stoïcienne ? L’hypothèse habituellement nommée « compatibiliste » s’attache à montrer que le destin se construit en même temps que nos actions
  4. Il est sans doute nécessaire de distinguer Destin et Providence, une conception « forte » (Providence) et une conception « faible » du destin. Le destin sécularisé est un déterminisme, et ne se différencie pas fondamentalement du hasard, s’il est défini relativement par l’ignorance subjective des causes d’un fait.
  5. Il n’y pas de contradiction entre déterminisme et liberté d’action : l’hypothèse du déterminisme causal et parfaitement compatible avec une forme d’autonomie et d’action délibérée. Le libre-arbitre au contraire s’avère déboucher sur de l’aléatoire et une forme d’acte gratuit (dont on sait par ailleurs qu’il n’existe pas). En ce sens-là, les stoïciens avaient raison…
  6. Une fois de plus, c’est notre conception de la liberté qui est en question…

 

Le problème n’est pas nouveau : il est typiquement une question centrale dans le stoïcisme dès son apparition (avec Chrysippe en particulier) et jusqu’au stoïcisme tardif avec Marc Aurèle[1]. Qu’entend-on par le pouvoir de l’action ? Simplement le pouvoir de faire ou de ne pas faire, qui est aussi une façon de définir la liberté[2]. Ce qui distingue aussi l’action de l’ensemble des évènements qui arrivent dans le monde, c’est qu’elle est portée par un agent, et que celle-ci peut être imputée à ce dernier. Celui-ci porte donc la responsabilité d’une action volontaire. Un évènement arrive, alors que je fais arriver quelque chose en tant qu’agent de l’action. Cette action a deux dimensions, éthique et stratégique. Concernant cette dernière, il s’agit des conditions qui vont permettre l’efficacité ou la réussite de cette action. Car l’action est l’instrument en vue de l’atteinte d’un but, c’est ce qui constitue sa finalité. Comme le dit Hannah Arendt, l’action « introduit quelque chose de nouveau dans le monde » ; elle est seule à pouvoir initier de nouveaux commencements. C’est cette « natalité » qui sauve le monde, « natalité dans laquelle s’enracine ontologiquement la faculté d’agir ». C’est grâce à cette possibilité de « commencer » que nous pouvons sortir de « la gangue mondaine », régie par des lois de causalité figées. Arendt évoque à ce sujet « le miracle des commencements »… Le problème apparaît alors clairement : comment accorder une telle place dévolue à l’action dans un monde gouverné par le destin ?

L’idée de destin est très ancienne, et c’est sans doute avec le stoïcisme qu’elle a donné lieu à une élaboration philosophique importante. Mais elle puise d’abord son sens dans la mythologie et la tragédie grecque : ». Cette idée exprime le fait que le cours des événements et des actions qui rythme l’histoire humaine est fixé d’avance par une puissance supérieure. Le destin apparaît comme une force aveugle contre laquelle les hommes ne peuvent pas lutter, et dont ils ne peuvent pas anticiper l’action. Associé au monde de la cosmologie antique, il est incarné par les déesses du destin – les trois Moires, filles d’Anaké, la Nécessité, ou les trois Parques dans le monde romain -, dont Hésiode disait « qu’elles dispensent aux hommes les maux et les biens ». La tragédie grecque parle de Moïra, c’est-à-dire la Destinée, une et aveugle, au sens de détermination implacable de l’existence. Ce destin obéit à une fin, un « telos » divin, mais dont le sens est caché et inaccessible aux humains. Cette force aveugle peut être vécue comme en provenance de l’extérieur, évènement imprévisible, mais elle peut aussi se traduire comme « fatum », voix de l’intérieur personnifiée par un « daïmon », qui guide ma volonté. On retrouvera chez les stoïciens une telle différenciation (nous y reviendrons plus tard).

Pour le stoïcisme, tous les êtres sont tributaires d’un développement qui se déroule conformément à la Providence. Le monde est une sorte d’organisme dont chaque être est un organe, et qui se trouve en constant accroissement selon un programme qui est contenu en germe dès son commencement. Le monde est Dieu lui-même (celui-ci n’est pas en dehors du monde), et se développe intégralement selon la raison qu’il contient en germe[3]. Le destin est donc inscrit dans l’ordre de la Nature décrite comme parfaite et harmonieuse. Il est un enchaînement de causes. L’image d’un câble se déroulant dans le temps est parfois utilisée pour illustrer cet ordonnancement temporel. Comment alors l’homme peut-il agir librement quand il est pris dans un tel programme ? Et le peut-il ? Tel est l’enjeu de notre question.

L’argument dit « paresseux » que les philosophes antiques opposent au stoïcisme est bien connu :s’il est vrai que « certaines choses dépendent de nous », comme l’affirme la plupart des écoles philosophiques (y compris le Portique), comment toute chose pourrait dépendre du destin ? Si certaines sont en effet en notre pouvoir, elles ne peuvent pas à la fois dépendre du destin. L’universalité du fatum[4] impliquerait par conséquent l’impossibilité pour l’homme d’agir, et donc conséquemment la paresse et l’immoralité. Cicéron résume ainsi l’argument : « Si ton destin est de guérir de cette maladie, tu guériras que tu aies nommé ou non le médecin ; de même, si ton destin est de ne pas guérir, tu ne guériras pas que tu aies nommé ou non le médecin ; or ton destin est l’un ou l’autre ; il ne convient par conséquent pas d’appeler le médecin. »[5]. L’action devient donc superflue puisqu’elle ne peut infléchir le destin. Par conséquent rien ne sert d’appeler le médecin…

Nous verrons comment les stoïciens répondent à cette objection qui peut paraître à première vue indiscutable, mais il est vrai en tout cas que l’idée du destin peut conduire à considérer les hommes comme les jouets des dieux, et c’est précisément cette vision du monde qui est mise en scène par la tragédie grecque, de Eschyle à Sophocle. Ses héros, souvent si nobles et courageux, semblent tous condamnés à un destin qu’ils ne méritaient pas. Souvent ces dieux prennent soin de leur annoncer à l’avance les désastres dont ils vont être victimes, mais en pure perte. Œdipe-Roi en est le meilleur exemple : Les dieux avaient prédit le sort d'Œdipe : il tuerait son père et épouserait sa mère. Or Œdipe a tout fait pour éviter ce sort. Il a fui ce qu'il croyait être son pays, ceux qu'il croyait être ses parents. Et cette fuite l'a précipité dans le sort qu'il voulait éviter. Œdipe roi se présente au sommet de sa majesté, ignorant tout ; et c'est un souverain excellent, passionné de bien et de vérité. Mais son civisme même le lance dans une enquête qui, peu à peu, lui révèle l'horreur de sa propre situation ; et le souverain rayonnant du début reparaît à la fin désespéré, détruit, s'étant crevé les yeux pour ne plus voir ce monde où il n'a plus de place. Quant à sa femme, Jocaste, elle s'est pendue. On ne peut imaginer désastre plus complet, ni moins mérité. Et l'ironie qui veut que son désir de bien agir se soit à ce point retourné contre lui-même souligne, d'un bout à l'autre, le sens tragique de son destin. Cependant, la destruction d'Œdipe porte sans doute témoignage de la faiblesse humaine en face des dieux ; mais elle ne constitue pas pour autant un réquisitoire à l'égard de ces dieux. Ce qui perd Œdipe, malgré lui, n'est donc point une puissance maléfique qui se jouerait de lui à plaisir : c'est une puissance trop haute pour que l'on puisse la juger, trop haute aussi pour que l'on espère jamais résister à ses arrêts. Le sens même de l'œuvre de Sophocle suppose que les dieux y soient très loin au-dessus des hommes. On ne leur demande pas de comptes ; on constate seulement leur pouvoir, avec un respect sans réserves. Leurs décisions représentent le domaine de l'immuable et de l'absolu. La « hauteur » et la majesté des lois divines les protègent de toute critique humaine possible. Malgré sa conscience aigüe des vicissitudes humaines, de la ronde inexorable des joies et des peines, Sophocle ne songe pas à s’en plaindre comme d’une injustice, il lui oppose plutôt l’idée d’un autre monde rayonnant qui est celui des dieux, mais dont on ne sait rien non plus... Cette faiblesse humaine, qui fait que le malheur le plus grand puisse immédiatement succéder au bonheur, Œdipe l’incarne au nom de tous les hommes[6]. Pour montrer à quel point nous sommes le jouet du destin malgré nous, Clément Rosset analyse ce qu’il appelle « l’illusion oraculaire »[7] : elle consiste à nous faire croire qu’il y a toujours une parade au destin ; en effet, à partir du moment où le malheur doit survenir et frapper un personnage donné, ce dernier aurait toujours la possibilité, par une action délibérée, de tout faire pour l’éviter et ainsi modifier le futur. L’histoire d’Oedipe nous montre au contraire le caractère mystificateurde cette objection au destin : il n’y a pas d’alternative au réel, et en l’occurrence la décision d’Œdipe destinée à contrecarrer son destin (quitter ceux qu’il pense être ses propres parents) est précisément celle qui le précipite : ne connaissant pas ses propres parents (qui l’ont abandonné précisément pour éviter la prédiction), le cours de sa vie va l’amener malgré lui et à son insu à les rencontrer et à commettre l’irréparable. Ainsi l’argument paresseux  qui se voulait être une objection décisive à la théorie du destin des stoïciens, peut en tenir lieu d’explicitation, et semble devenir ici un argument en faveur de l’annulation du pouvoir ou de la puissance d’agir. Comment la philosophie stoïcienne, réputée être une philosophie de l’action, permet-elle au contraire de réhabiliter ce pouvoir d’agir ?

Comme nous l’avons déjà dit, le stoïcisme est une philosophie de l’action qui rejette par conséquent l’argument paresseux. Comment ? Avec la thèse compatibiliste. En quoi consiste-t-elle ? Elle signifie qu’il n’y a nulle contradiction entre l’omnipotence du destin et la puissance de l’action, et que les deux sont parfaitement compatibles. Le destin et la liberté individuelle peuvent aller de concert.  Nous allons essayer de rendre compte de l’argumentation… L’entrelacement des causes qui constituent le destin se compose de deux types de causes différentes. Les « causes procatarctiques » désignent la totalité des facteurs extrinsèques, circonstances et événements qui affectent l'homme : elles représentent le donné fatal de l'existence, la part d'obligation à laquelle il doit se résigner.Mais si ces causes externes déterminent l'homme à réagir ainsi qu'à prendre position, elles ne déterminent pas la nature de sa réaction qui dépend de facteurs intrinsèques : la spontanéité de son caractère agissant au titre de cause synectique, «parfaite et principale». Arrêtons-nous un instant sur l’image du cylindre souvent utilisée par les stoïciens : dans le Traité du destin de Cicéron, Chrysippe illustre la question en utilisant deux exemples de la physique de l’époque : le « cône » et le « cylindre ». Si l’un comme l’autre subissent le même choc ; leur trajectoire seront différentes : l’un va tournoyer, l’autre rouler dans la direction imprimée par l’impulsion. Il faut donc conclure que le choc extérieur détermine ce corps à se mettre en mouvement mais ne détermine pas la nature de ce mouvement qui, elle, ne dépend que de la forme constitutive de son essence. Le mouvement du corps va donc trouver sa raison déterminante au sein de lui-même, et non dans l’impulsion reçue. Des individus différents vont réagir différemment aux mêmes évènements. A partir des seuls jugements et assentiments qu’ils portent sur les évènements qui les affectent, ils peuvent réagir raisonnablement ou comme des insensés… Cette réaction aux évènements selon leur nature propre est en quelque sorte la manifestation de leur spontanéité et de leur liberté. Trouvant la cause principale de leurs actes à l’intérieur d’eux-mêmes, les hommes peuvent légitimement en être tenus pour responsables : il ne serait pas possible d’imputer au destin ce dont ils sont le principe… Mais alors, n’y-a-t-il pas ici un argument contre la toute-puissance du destin ? Continuons l’argumentation. Nous pourrions exprimer ce qui précède dans un langage plus contemporain : si l’on entend par destin cette chaîne ou ce noeud de causes déjà évoqués, il recouvre en quelque sorte ce que nous pourrions appeler aujourd’hui le contexte ou le tissu dans lesquels on est pris. Nos actions sont donc des réactions à ce contexte, et nous en sommes les causes principales. J’ai la possibilité de choisir ce que je vais faire à partir de mon assentiment (ou dissentiment)… Mais alors comment concilier cela avec le fait que « tout est écrit » ? Il est important de considérer ici que Dieu n’est pas une éminence extérieure au monde et omnipotente qui dicterait sa Loi. Le corps du monde est Dieu lui-même, et lorsque je choisi de faire telle ou telle chose, c’est moi-même qui contribue à écrire le destin sans le savoir. La nature profonde de l’homme le conduit à agir selon la raison, mais souvent l’être humain a « oublié » cet élan premier et ne fais pas les bons choix, même s’il souffre de cette déficience (c’est « la résistance de l’insensé »)… Mais la nature finit toujours par être la plus forte, et de toute façon, il s’agit toujours d’une écriture du destin quelle que soit la nature de l’action.  En choisissant, je collabore toujours à écrire le destin. C’est l’argument dit « compatibiliste ». Nous sommes très loin de la figure caricaturale du destin que représente le marionnettiste manipulant  les ficelles de ses personnages, à l'instar peut-être de certains des héros d'Homère ou de la tragédie grecque.Chaque action étant précédée d’un jugement selon les stoïciens, je suis entièrement responsable, comme « citoyen du monde » (éthique) et comme citoyen de la Cité (politique). L’engagement politique est un devoir, tel Marc Aurèle qui exerce la fonction d’empereur, tout en expliquant que rien ne l’attirait dans celle-ci… Mais « il y est allé », même en traînant les pieds (!). Ce sont les actes qui disent ce qu’on est réellement. Le critère bien sûr d’un tel engagement repose toujours sur une justification rationnelle.D’autre part, la morale de l’action chez les stoïciens consiste à toujours choisir conformément à sa nature (d’être humain), c’est-à-dire conformément à la Raison, et quelles que soient les circonstances. De fait, le mouvement de chacun sera fonction de son degré de rationalité.  Mais dans tous les cas, la réaction au contexte m’est entièrement imputable, qu’elle soit juste ou non. Je dois donc agir avec la conviction que je ne suis l’acteur et non le jouet.

L’optimisme du stoïcisme réside bien sûr dans l’idée d’une profonde unité et harmonie du cosmos et de l’homme dans ce dernier, dont la nature est en conformité avec l’ensemble. Car nous trouvons en réalité deux façons d’envisager le destin, complémentaires chez les stoïciens, mais que l’on peut penser aussi séparément : d’un côté, nous avons le destin compris comme nœud ou enchaînement de causes, et en ce sens Cicéron a raison de remarquer[8]que le destin est conforme « non à la superstition, mais à ce que dit la science, à savoir la cause éternelle des choses, en vertu de laquelle les faits passés sont arrivés, les présents arrivent et les futurs doivent arriver. ». Rien d’autre ici que l’idée du déterminisme strict de la causalité scientifique. Mais ce destin se déroule conformément à la Providence, que l’on peut considérer comme une seconde dimension du destin tel que le conçoivent les stoïciens. Dieu n’est certes pas hors du monde, mais se trouve présent à chaque instant de cet accomplissement de la Raison, d’une harmonie où tout se tient ensemble. Deux ordres de nécessité différents se font jour : une nécessité d’un ordre supérieur, d’essence divine, qui gouverne le cours de choses et l’oriente vers un but prédéfini. Nous pouvons parler ici de la perspective téléologique d’un dessein dans lequel nous sommes pris. Nous sommes en présence d’une version « forte » du destin. Mais la nécessité peut être également spinoziste d’où tout finalisme est exclu : les seules lois de la nature peuvent être alors invoquées pour rendre compte, aussi bien individuellement que collectivement, dans le registre de l’histoire humaine, des enchaînements causaux responsables de ce qui est. Cette version « faible » du destin, en quelque sorte sécularisé, correspond davantage à notre pensée moderne du déterminisme scientifique, excluant par là-même (du moins explicitement) « le point de vue de Dieu » dans l’interprétation de l’histoire individuelle ou collective.  Notre question se pose alors en des termes nouveaux : l’emprise de cette nécessité et de ce hasard sur nos vies – non pas un hasard « objectif » mais celui, subjectif, dû à l’ignorance des causes –, en dehors de toute espèce de transcendance, est-elle incompatible avec notre puissance d’agir ? Cette nouvelle perspective peut facilement nous introduire à la pensée du tragique de l’existence : le finalisme métaphysique en faveur d’une quelconque Providence a disparu, de même les héros grecs jouets des dieux de l’Olympe et de leurs desseins impénétrables ; à la place, une vision qui s’intéresse au tragique que constitue l’existence ordinaire, en l’absence de justification et de sens particulier, sinon celui de l’enchaînement aveugle de causes immanentes. Clément Rosset a particulièrement développé cette idée d’une nécessité finalement hasardeuse (puisqu’elle n’est guidée par aucune finalité particulière) qui constitue la banalité première de toute vie, à la fois quelconque et unique. En ce sens, le tragique est « ce qui laisse muet tout discours, ce qui se dérobe à toute tentative d’interprétation »[9].Nous pouvons peut-être évoquer ici également le Sisyphe de Camus[10]condamné à remonter éternellement son rocher sur le sommet de la montagne, sans espoir d’un sens qui vienne donner sa raison à cette action répétitive…

Il nous faut bien maintenant aborder la question de savoir si, dans un tel contexte du déterminisme causal, nous pouvons toujours faire référence à la liberté des acteurs. L’hypothèse du déterminisme causal est-il compatible avec une forme d’autonomie et d’action délibérée des agents ? A première vue la réponse peut apparaître évidente : pour pouvoir imputer une action à un agent, il faut que ce dernier puisse avoir un contrôle sur sa conduite. Or si nous considérons que la dimension principale du contrôle de l’action d’un agent est l’existence de plusieurs options possibles concernant cette action, en particulier le fait de pouvoir ne pas la réaliser, il est facile de démontrer que l’hypothèse du déterminisme est incompatible avec l’existence de plusieurs options, car dans ce cas notre agent ne pourra pas agir autrement qu’il n’agit, tout futur possible devant être impérativement dérivé de notre passé réel[11]. Le libre-arbitre suppose au contraire  précisément l’existence de ses différentes options possibles. Mais un autre type de contrôle doit être pris en compte : il consiste non pas dans l’existence de ces options, mais dans le fait que sa conduite provient authentiquement de lui-même. Ce type de contrôle ; appelé par John Martin Fischer « le contrôle de direction », est parfaitement compatible avec le déterminisme causal ; le fait de ne disposer d’aucune autre option possible ne joue aucun rôle dans les délibérations et mes actions. Nous retrouvons-là, me semble-t-il, le « compatibilisme » cher aux stoïciens. Les « compatibilistes » pensent que les actes déterminés par un ensemble de facteurs sur lesquels nous n’avons pas nécessairement prise (éducation, milieu social, dispositions diverses, ou simplement concours de circonstances) n’exclut pas la responsabilité de l’agent, puisque ce déterminisme laisse intact les notions d’action rationnelle, de délibération, de choix et de décision. Il y a responsabilité tant que l’individu n’est pas dépossédé de cette capacité de contrôle de ce comportement. Il est très intéressant aussi de considérer ce qui se passe dans l’hypothèse inverse d’un indéterminisme causal intégral. Celle-ci est solidaire de l’hypothèse du libre arbitre en tant que volonté inconditionnée ou indéterminée. Dans ce cas de figure, celui d’une action relevant du pur libre arbitre, nous sommes renvoyés à de l’aléatoire, ce qui montrerait la proximité d’un tel concept de libre arbitre avec celui d’acte gratuit, tel qu’on le trouve chez le personnage de Lafcaldo dans « Les Caves du Vatican »[12]. André Gide montre d’ailleurs qu’il n’y a pas d’acte gratuit, sa tentative manifestant seulement la volonté de prouver sa liberté, le motif étant ici l’absence de motif… Autrement dit, lorsqu’on essaie de démontrer par l’exemple l’existence d’un tel acte, le motif qui nous meut est en lui-même la négation du principe d’indétermination.

Nous voilà donc renvoyer au problème de la liberté et à l’idée que nous nous en faisons…  Aristote distingue ce qui relève des « affaires humaines » du monde naturel gouverné par des lois. L’ordre humain, qui se veut régi par l’intentionnalité et la finalité du libre choix, de l’action délibérée, ne peut que se heurter à l’idée de la nécessité ou du hasard. « Nous délibérons sur les choses qui dépendent de nous et que nous pouvons réaliser ».Ces choses relèvent donc de la contingence et non du monde de la nécessité. Cela signifie notamment  que dans ce domaine, une action peut advenir ou ne pas advenir, se situe dans le registre du possible et non de la nécessité. Nous voyons bien ici que nous sommes tout de suite conduits à souscrire en faveur d’une thèse métaphysique sur la liberté et le déterminisme. Du point de vue déterministe qui est celui des stoïciens, le destin est au contraire marqué par la nécessité…. Mais au-delà –ou plutôt en deçà -  de ce choix métaphysique en faveur du déterminisme, ou au contraire de l’indéterminisme et du libre arbitre, ne pouvons-nous pas nous entendre sur une position « à hauteur d’homme » ? La thèse métaphysique, comme le dit Karl Popper, est « infalsifiable », c’est-à-dire n’est pas susceptible d’être démontrée…. Cependant, nous voyons bien que pratiquement (si ce n’est dans l’absolu), et quelle que soit la thèse retenue (et même si nous suspendons notre jugement sur le sujet), qu’une action peut advenir ou ne pas advenir selon notre volonté, et que par conséquent, elle relève du possible et non de la nécessité. Nous avons précédemment montré par ailleurs en quoi le déterminisme causal était paradoxalement beaucoup plus compatible avec l’autonomie et la responsabilité des actions que la thèse contraire de l’indéterminisme… Ce qu’il faut surtout retenir, c’est qu’il est empiriquement indiscutable que nous faisons des choix, délibérons, prenons des décisions. De plus, je peux vouloir ce que je fais, même si ce vouloir peut n’être possiblement pas libre - peut-être suis-je contraint à avoir nécessairement le désir ou la volonté de penser ou d’agir ainsi ? -. Le fait que je ne sois pas cet agent absolument libre qui se trouve être par son action à l’origine d’une chaîne causale d’évènements, ne m’empêche pas de faire concrètement l’expérience de ma liberté et de la puissance de mon action tournée vers le futur et la nouveauté. Même si nos actions sont incluses dans les plans du Destin, cela n’empêche nullement l’impact de nos actions sur nos vies et sur le monde !  En ce sens, l’idée du destin est une croyance qui ne doit pas influer négativement sur la manière dont nous entendons intervenir dans nos existences (individuellement ou collectivement), ni servir de cache-sexe à l’inaction…

 

Si nous collaborons à l’écriture du destin en même temps que nous l’accomplissons, non seulement nous ne le savons pas mais surtout nous ne connaissons pas le destin que nous écrivons. Là réside l’originalité et le grand intérêt de la vision stoïcienne. Et même le fait que tout soit écrit éternellement n’empêche en rien que nous nous trouvions dans « un océan d’incertitudes »[13], et que nos actions, si possible gouvernées par le plus haut niveau de rationalité, sont et seront décisives. Et de ce point de vue, peut-être est-il souhaitable de revenir à la première définition de la liberté telle qu’on la trouve chez Voltaire[14] : le pouvoir de faire ou de ne pas faire. Pas de liberté effective en effet qui ne renvoie à un pouvoir et une capacité d’agir sur nous-mêmes ou sur le monde. Et la grande question des stoïciens demeure importante : qu’est-ce qui dépend de nous ? Qu’est-ce qui n’en dépend pas ? Ma responsabilité sera proportionnée à la réalité de ce pouvoir… Nous pouvons évoquer ici la 3ème maxime cartésienne d’une morale provisoire, contenue dans le « Discours sur la méthode », et librement inspirée de la réflexion stoïcienne :  confrontés à un certain nombre de maux et de contraintes –qui sont pour l’essentiel ceux du tragique de l’existence : le désamour, la solitude, la maladie, la guerre… -, et qui ne font qu’exprimer le hiatus entre mes désirs et la réalité, nous devons toujours prendre la pleine mesure du réel et de ce qu’il est en notre pouvoir de transformer. Puis agir sur ce qui est en notre pouvoir, et cesser de désirer l’impossible. Il ne s’agit ni de renoncer, ni de s’obstiner, mais de mettre son désir en accord avec la réalité. La liberté ainsi conçue peut être augmentation de sa puissance d’exister et par conséquent de sa  joie, à la manière du « conatus » spinoziste… mais sa réalisation effective passe nécessairement par la connaissance et la compréhension de la nécessité du passé. Plus on comprend, et moins nous risquons de nous fourvoyer. Cette liberté-là n’est pas antagoniste avec la nécessité, au contraire… Peut-être que l’être humain authentiquement libre et celui qui s’augmente en vertu d’une nécessité intérieure pleinement assumée… Une façon somme toute de renouer avec le destin…  C’est ainsi que Pierre Zaoui[15] finit par penser que peut-être  « les moments où l’on se sent le plus libre sont les moments où on est le plus déterminé…



[1] « Pensées pour moi-même », 2ème siècle Avant JC

[2] On trouve cette définition de la liberté au début de l’article de Voltaire dans son dictionnaire philosophique. Nous reviendrons sur ce point.

[3] Lire le manuel d’Epictète, mais aussi les « Pensées pour moi-même » de Marc Aurèle.

  1. [4]Enchaînement d'évènements considérés comme inéluctables.

[5]Cicéron, Traité du destin, XIII

[6]« Pauvres générations humaines, je ne vois en vous qu'un néant. Quel est, quel est donc l'homme qui obtient plus de bonheur qu'il n'en faut pour paraître heureux, puis, cette apparence donnée, disparaître à l'horizon ? Ayant ton sort pour exemple, ton sort à toi, ô malheureux Œdipe, je ne puis plus juger heureux qui que ce soit parmi les hommes » (1186-1192).

[7] In « Le réel et son double »

[8] In « De la divination »

[9] Clément Rosset

[10] « Le mythe de Sisyphe »

[11] Lire à ce sujet « Libre arbitre et déterminisme, in Dictionnaire d’Ethique. L’auteur de cet article, John Martin Fischer, est un philosophe analytique américain.

[12] André Gide

[13] Allusion au titre éponyme du n° spécial de SH sur Edgar Morin

[14] Article « De la liberté » dans son « Dictionnaire philosophique »

[15]Pierre Zaoui, Les chemins de la philosophie, « Spinoza et la libre nécessité »