A quoi sert l’oubli ? - Février 2011

La présentation du sujet

« A quoi sert l’oubli ? »

 

« Comme le dit si bien le regretté Paul Ricoeur dans son beau livre : « La mémoire, l’histoire, l’oubli », nous sommes troublés par « l’inquiétant spectacle que donne le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des commémorations et des abus de mémoire – et d’oubli. ». Fidèle à son idée, quelle serait la politique d’une « juste mémoire » qui saurait s’écarter à la fois d’une mémoire obsessionnelle de toujours la même chose, et de l’oubli négligent de celui qui « ne veut pas savoir » ? Quels sont au juste les rapports que l’oubli entretient avec la mémoire ? Le nécessaire travail de mémoire n’implique-t-il pas aussi de savoir séparer le monde des morts et le monde des vivants, pour que la vie s’affirme au dépens du « ressassement » du passé ? S’il y a des formes pathologiques d’oubli, n’y a t-il pas en revanche des oublis salutaires et curatifs ? »

 

Nous vous invitons tous à venir partager votre expérience et votre réflexion à ce sujet, aussi bien concernant le registre individuel que celui de notre histoire collective.

 

Nos supports publicitaires étant en principe prêts pour ce soir-là, cette séance sera aussi l’occasion de la distribution aux participants du programme 2011 et des affiches de la conférence pour préparer la venue de Saül Karsz le vendredi 1er avril à la salle du Temps Libre de Colombiers sur le thème : « Peut-on se passer des idéologies ? ». Venez nombreux pour pouvoir relayer cette information !

 

Daniel Mercier, Président de l’association Philo Sophia

L'écrit philosophique

« A quoi sert l’oubli ? »

 

·         « La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli », Ricoeur

·         « Les abus de la mémoire », Todorov, Aléa, 1995)

·          « Funes ou la mémoire », Jorge Luis Borgès, in Fictions

·         « Autobiographie d’un épouvantail », Cyrulnic

·         « Le syndrome de Vichy de 1944 à nos jours ; Vichy, un passé qui ne passe pas ; la hantise du passé », Henri Roussot.

·         « Considérations intempestives », Nietzsche

·         « Petit traité des grandes vertus », André-Comte Sponville, chap « la fidélité »

·         « Soi-même comme un autre », Ricoeur

·         « Matière et Mémoire », Bergson

·         « Théétète », Platon

·         « Principes de sagesse et de folie », Clément Rousset

·         « Lieux de Mémoire », Pierre Nora

·         Jerzy Jedlicki (article paru dans la revue « Le Monde des Débats » en 2000 ( ?)

·         « A la recherche du temps perdu », Proust

·         « Remémoration, répétition, perlaboration », Freud

·         « Deuil et mélancolie », Freud

·         François Dosse, conférence sur l’histoire à l’Ecole des Chartes, mars 2003

·         La mémoire, l’histoire, l’oubli, Jeanne Marie Gagnebin (version française du texte présenté le 04/09/2008 à l’Unicamp, Universidade Estadual de Campinas, Brésil)

 

« Je reste troublé par l’inquiétant spectacle que donne le trop de mémoire ici, le trop d’oubli ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des commémorations et des abus de mémoire – et d’oubli. L’idée d’une politique de la juste mémoire est à cet égard un de mes thèmes civiques avoués » dit Ricoeur, en introduction de son livre « La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli »

 

Peut-être pouvons-nous nous laisser guider par ce constat et cette idée de « juste mémoire ». Et se demander ce qui, dans cette perspective, peut légitimer l’oubli ou  nous aider du moins à en comprendre le sens, et au service de qui ou de quoi il peut être utilisé. Mais pour ce faire, nous verrons à quel point oubli et mémoire sont complémentaires, et nous serons pas conséquent amené à nous interroger sur le fonctionnement de celle-ci.

 

« Si tu en as fini avec le passé, le passé n’en a pas fini avec toi. ».

 

Pour commencer et essayer de cerner le problème posé : si nous nous préoccupons en premier lieu du résultat de l’oubli, il apparaît comme ce qui empêche de se souvenir, en particulier concernant des évènements qui nous affectent négativement (traumatismes par exemple). Nous nous interrogerons sur le véritable statut de cette sorte d’oubli, mais il apparaît déjà ici comme presque « thérapeutique » ou du moins « hygiénique », en tant qu’il semble préserver l’équilibre vital et l’intégrité de la personne. C’est ainsi que des évènements douloureux finissent avec le temps par être oubliés (« temps, fais ton œuvre ! »). C’est ainsi aussi que, souvent, « nous ne voulons pas savoir » (c’est la forme que peut prendre l’oubli) ce qui est arrivé (dans le monde ou à soi-même) : combien de fois dans mes rencontres professionnelles de conseiller d’orientation psychologue, j’ai été en face de personnes affectées par des évènements très douloureux ou traumatisants dans un passé plus ou moins récent, et qui déclaraient ne pas vouloir en réactiver le souvenir mais au contraire « l’oublier », argumentant que « le passé est le passé », et qu’il faut avant tout se tourner vers le futur. Mais en même temps ne doit-on pas opposer à cet argument que « le passé finit toujours par nous rattraper » ? A la fin du beau film « Magnolia » (Thomas Anderson, 1999), cette phrase s’inscrit sur l’écran : « Si tu en as fini avec le passé, le passé n’en a pas fini avec toi. ». Le passé fait souvent irruption violemment dans notre vie, alors qu’on le croyait définitivement révolu (voir à ce sujet un autre très beau film, cette fois-ci très récent, « Elle s’appelait Sara », avec Christine-Scott Thomas, où un adulte new-yorkais d’une cinquantaine d’années plonge brutalement et à son insu (du moins au départ) dans la tragique histoire de sa mère, morte depuis déjà de nombreuses années, rescapée des camps quand elle était petite, et détentrice d’un terrible secret concernant son petit frère (cette tragique histoire se déroule pendant la rafle du « Vel-Div »). L’oubli qui semble avoir été entretenu par lui – il ne veut pas savoir -, aidé en cela par son père qui ne parvient pas à en parler, vole soudainement en éclats face à cette révélation, d’abord rejetée, puis acceptée, et point de départ d’un travail de mémoire dans la durée. Après un premier temps de rejet, ce travail de  mémoire apparaît finalement comme nécessaire à la vie de cet homme. Cependant, l’oubli correspond souvent à une réaction de survie : il y a des situations ou il est sans doute vital d’oublier. Ne pas se retourner, se condamner au silence et refuser de regarder son passé en voulant en savoir le moins possible, est parfois obligatoire : Cyrulnic (« Autobiographie d’un épouvantail »), lui-même rescapé des camps, explique que ceux-ci ont été souvent « coupés en deux » par cette terrible épreuve, incapables qu’ils étaient d’avoir la force de revisiter ce passé et de reconstruire une autre représentation de celui-ci … jusqu’au moment où ils s’en sont sentis capables et qu’ils ont pu, en reprenant possession de leur histoire, soigner (partiellement ?) ces blessures et « se retrouver à nouveau entier », cessant d’avoir « une partie de leur personnalité éteinte ». L’oubli dans ce cas (peut-être serait-il plus juste de parler de « silence » ici, mais le silence n’entretient-il pas une forme d’oubli ?est une opération de survie obligatoire mais peu satisfaisante en elle-même.

 

Mémoire, oubli, identité…

 

L’oubli apparaît aussi, d’une manière plus générale, comme indispensable à la vie même. Celle-ci impose de ne pas se souvenir de tout, sous peine de se noyer dans les flots du passé. Il y a, dit Edgar Morin, le devoir d’oubli pour ne pas devenir fou. C’est la même idée que l’on retrouve chez Nietzsche : si l’homme n’oubliait pas « il ne croirait plus en son propre être », et « se perdrait dans la mer du devenir ». Que serait en effet la vie psychique si rien ne se perdait ? L’inflation du souvenir risquerait d’altérer grandement notre identité même. Borgès avait déjà illustré le caractère pathologique de celui qui retient tout jusqu’à sombrer dans la folie et l’obscurité avec son histoire de Funes el memorioso. Mais inversement, cette même identité ne dépend-elle pas à son tour de notre capacité à se souvenir ? Rappelons à ce sujet la phrase de Montaigne dans les Essais : « Je ne suis le même que parce que je prends à  mon compte un certain passé comme le mien » ; c’est en quelque sorte une fidélité de soi à soi-même qui commande de reconnaître comme mien mes états passés. C’est précisément cette conscience et cette reconnaissance communes de ce que j’ai été et de ce que je suis qui rend possible le sentiment de mon identité (le sentiment d’être toujours « moi » malgré les changements opérés). Cette fidélité fondamentale à moi-même prend ensuite la forme d’une fidélité à ses idées, à ses valeurs, à ses amours (au sens de ne pas les oublier plutôt que de ceux de l’exclusivité ou de l‘éternité…). Mais la fidélité n’est pas contradictoire à son tour avec une certaine forme d’oubli : on se doit d’être fidèle à ce qui vaut (ce qui a de la valeur), ce qui implique non seulement la possibilité mais le caractère indispensable d’une certaine sélectivité, hiérarchie, priorité… qui ne va par conséquent pas sans oubli. Mémoire et oubli n’apparaissent déjà plus comme nécessairement contradictoires. Il faut ajouter que la fidélité à soi-même, comme celle qui nous engage vis-à-vis des autres, est peut-être la dimension éthique fondamentale de notre identité, comme le montre bien P. Ricoeur avec la figure cardinale de la promesse, de la fidélité à la parole donnée (« Soi-même comme un autre »). L’oubli apparaîtrait ici comme un élément destructeur. On retrouve également l’importance de la promesse chez Nietzsche, entendue comme « mémoire de la volonté », faculté de tenir sa promesse, de se rendre maître de l’avenir. Cette mémoire là au moins, chez un auteur qui a valorisé l’oubli au nom de la vie, garde toute sa force et son utilité. Plus trivialement et sur un mode simplement opératoire, pour qu’il y ait cohérence, qu’il s’agisse de cohérence de sa pensée ou de ses valeurs, il faut bien commencer par se souvenir de ce qu’elles sont … Le seul fait de penser implique la mémoire : pour penser, il faut vouloir se souvenir (cela ne signifie pas nécessairement ne pas vouloir changer ses idées, mais les garder vivantes, et « ne les changer que pour de bonnes et fortes raisons » (André-Comte Sponville, Petit traité des grandes vertus, chap « la fidélité »). Que dire également de ce que Bergson appelle la mémoire acquise (ou « la mémoire qui répète » opposée à « la mémoire spontanée », celle « qui revoit » (« Matière et Mémoire ») ? Il s’agit en fait de tous ces programmes plus ou moins automatisés et inconscients (au sens de non-conscient ; nous utilisons ici plutôt le langage des neuro-sciences…), fruits d’apprentissages transformés en habitudes d’actions (parler une langue, conduire une voiture, réciter un poème par cœur …etc.). Que se passerait-il si nous oubliions tout ce que nous avons appris là et que nous n’avons même plus besoin de nous rappeler tant les habitudes sont prises ? Le statut de cette mémoire de répétition est très ambiguë vis-à-vis de la question de l’oubli : elle fonctionne sans qu’il soit nécessaire de la « rappeler » (comme pour un souvenir par exemple) ; on peut en quelque sorte « l’oublier », elle n’en reste pas moins présente et efficace… sans jamais donner lieu spontanément à une représentation du passé.

En conclusion de ce point, nous voyons bien comment nous sommes renvoyés en permanence de la mémoire à l’oubli et de l’oubli à la mémoire. La mémoire ne pourrait exister sans l’oubli. Elle est finalement constitutive de l’oubli lui-même. Par exemple raconter, faire un récit, c’est oublier (quelque chose au profit d’autre chose).

 

La complémentarité étroite de l’oubli et de la mémoire – pour avoir besoin de se souvenir ne faut-il avoir auparavant oublier ? – doit nous conduire, pour répondre à la question de l’utilité de l’oubli, à envisager plus précisément l’analyse de leurs rapports, et pour se faire de mieux cerner les différentes facettes de l’oubli, qui apparaît dés lors comme une notion très polysémique…

 

Les différentes figures de l’oubli

 

Nous pouvons distinguer en premier lieu une forme passive de l’oubli et une forme active. La forme passive serait un simple déficit du travail de mémoire, alors que la forme active trahirait une véritable stratégie d’évitement, comme nous avons déjà eu l’occasion de le constater dans les exemples précédents. Cette stratégie est bien sûr individuelle, mais elle peut aussi s’exercer sur un plan collectif, celui de la mémoire historique ; les exemples sont très nombreux ; citons seulement la manière dont nous avons « oublié » après la seconde guerre, derrière l’exaltation de la libération,  la réalité de Vichy. Henri Roussot, historien, a écrit un remarquable livre à ce sujet au titre significatif : « Le syndrome de Vichy de 1944 à nos jours ; Vichy, un passé qui ne passe pas ; la hantise du passé ». La « hantise » ici s’oppose à une mémoire véritable, et conduit à une occultation. Il faudra attendre des films comme « Le Chagrin et la Pitié » pour faire voler en éclat le mythe du « résistancialisme » et faire ressortir « l’antisémitisme d’Etat de tradition française » (cf. aussi le livre de Bertrand-Henri Levy « L’idéologie française »), processus de dévoilement qui se terminera avec la « repentance » de J. Chirac. Nous reviendrons sur ces « pathologies » de l’oubli…

 

En second lieu, comme nous l’avions déjà pressenti dans les lignes qui précèdent, il y a fondamentalement deux types d’oubli : l’oubli définitif par effacement irréversible des traces, figure plutôt négative de l’oubli, et l’oubli réversible, « oubli de réserve » dit Ricoeur, qui ne peut se comprendre sans l’hypothèse de « la survivance des traces », conception qui scelle définitivement la complémentarité de l’oubli avec la mémoire et le souvenir. En effet toute la tradition philosophique depuis Platon et Aristote se réfère au concept de traces. Ces derniers utilisent la métaphore de l’empreinte sur la cire. Selon les niveaux de lecture, la philosophie et la psychologie (ou la psychanalyse) utiliseront le concept de « traces psychiques », les neurosciences celui de « traces corticales » ou « traces mnésiques ». Nous n’entrerons pas ici dans le débat très complexe mais non moins passionnant des rapports entre ces deux lectures et sur leurs légitimités et limites respectives. Mais l’oubli est bien d’abord cette menace d’effacement définitif des traces et doit être entendu comme une dysfonction, figure de l’inéluctable associée au vieillissement et à la mort. Le déficit dans le rappel du passé est à ranger dans ce cas du côté de l’amnésie ou des distorsions qui affectent la fiabilité du souvenir. Nous pouvons peut-être faire l’hypothèse (que semble faire Platon…) que la qualité des empreintes (qui en principe, si nous suivons la métaphore, dépend de la souplesse et l’élasticité de la cire) est variable suivant les individus, renvoyant à des facteurs constitutionnels ou psycho-historiques (j’ai lu par exemple que les personnes possédant peu de données sur leur ascendance étaient souvent de grands oublieux.)

… Quoiqu’il en soit, l’oubli ne peut être classé sans plus de précaution dans les dysfonctions, car il est totalement imbriqué aussi dans le phénomène de la mémoire : l’oubli est également intimement relié à la survivance des traces.

Si en effet « l’expérience vive » n’a pas été dès le début survivance d’elle-même, trace psychique, elle ne le deviendra jamais. C’est parce que les « inscriptions-affections » (marques affectives qui demeurent dans mon esprit relatives à des évènements qui m’ont affecté) ont la capacité de durer que je peux « rappeler » les souvenirs, ce que Ricoeur appelle paradoxalement la forme fondamentale de l’oubli profond : l’oubli désigne ici le caractère inaperçu de la persévérance des souvenirs, sa soustraction à la vigilance de la conscience. Les souvenirs qui n’ont pas encore accédé à la lumière de la conscience sont un peu comme l’existence des choses qui nous entourent lorsque nous ne les percevons pas. Le premier philosophe a avoir développé cette thèse de la survivance en état de latence des images du passé est Bergson, et Ricoeur la reprend largement ; nous ne pouvons ici (çà n’est pas le sujet) suivre tous leurs développements sur le fonctionnement de cette mémoire qui « revoit », mais l’expérience princeps qui confirme cette hypothèse et apporte une solution à cette énigme première que constitue la possibilité d’une représentation  présente d’une chose passée, est le phénomène de la reconnaissance. Celle-ci peut se passer dans la perception : quelque chose ou quelqu’un est apparu ; puis a disparu plus ou moins longtemps ; puis il réapparaît, et je le reconnais. Mais aussi hors contexte de perception, la reconnaissance étant alors proprement mnémonique, ce que Ricoeur appelle « les retrouvailles de la mémoire » : si un souvenir perdu revient, et que je le retrouve, le reconnais, c’est bien que son image a survécu.

Pour conclure sur ces deux formes d’oublis, il y aurait d’un côté l’érosion de la mémoire associée au vieillissement et à la mort, et de l’autre la réactivation et le retour heureux de souvenirs que nous croyons plus ou moins perdus. Nous n’oublierions beaucoup moins que nous le croyons… C’est bien sûr l’oubli associé à la survivance des traces qui va nous intéresser maintenant. En quoi serait-il vital ? Jusqu’où devons nous le promouvoir, y compris à l’encontre de l’activité du souvenir ? Autrement dit, quels seraient les dangers à « ne pas oublier » ? Mais aussi peut-on identifier un certain nombre de formes pathologiques de l’oubli ? Et un travail de la mémoire indispensable ?

 

Le passé comme oubli du présent ?

 

« C’est un des mystères attachés à la condition humaine, et la définition de sa folie essentielle, que le domaine de l’inexistant ait presque toujours la part plus belle par rapport au domaine de l’existant » (Clément Rosset)

Nous avons évoqué jusqu’à présent l’oubli d’évènements passés. Mais peut-être le passé n’est–il pas le seul lieu d’application de l’oubli… Et une orientation préférentielle vers les souvenirs du passé ne risque-t-elle pas précisément de nous faire oublier le présent ? Déjà Bergson pensait qu’il était nécessaire de sortir du cercle de l’attention à la vie et du présent de l’action pour s’adonner aux souvenirs, privilégiant ainsi une « conscience rêveuse » quelque peu déconnectée des évènements présents. Cela est parfaitement illustré par « A la Recherche du Temps Perdu » de Proust, « monument littéraire symétrique de Matière et Mémoire » (Ricoeur). Clément Rosset (« Principes de sagesse et de folie »), s’appuyant en particulier sur les mises en garde de Montaigne, pense que le recours au passé, qui n’existe pas – seul ce qui est, est, et la caractéristique de l’existence est de n’avoir ni passé, ni futur – constitue une illusion qui consiste à vouloir remonter d’un cran le cours du temps en contestant ce qui est au nom de ce qui a été ou de ce qui sera. Tel Géronte dans les Fourberies de Scapin, refusant d’accepter le fait (en réalité inventé) que son fils est fait prisonnier sur la galère des Turcs, et qui n’arrête pas de répéter de façon compulsive : « Mais que diable allait-il faire dans cette Galère ? », se « bloquant » de manière irrationnelle sur un avant (quand il n’était pas dans cette galère) plus satisfaisant, revenant sur un passé pour « tenter de le libérer des rets du présent »,  la condition humaine et sa « folie » résiderait dans le fait de privilégier l’irréalité du passé à la seule réalité du présent. Notre goût pour l’irréel est « la plus commune des humaines erreurs » selon Montaigne, et celle-ci nous dérobe « le sentiment et la considération de ce qui est ». Ce « grand dérèglement de notre esprit » nous amène à « n’être jamais chez nous, nous sommes toujours au-delà ; nous pensons toujours ailleurs. » Mais peut-être que cet intérêt pour l’ailleurs est-il l’exact reflet de la minceur de l’intérêt porté à ce qui est ici. Et nous pouvons nous interroger avec Clément Rosset, citant Mallarmé, sur « cette faim qui d’aucuns fruits ici ne se régale »… De ce point de vue, les références répétées aux souvenirs du passé, souvent idéalisées, ne risquent-elles pas de nous éloigner de « l’ici-maintenant » de l’existence ? Quand le passé est trop présent, c’est le présent qui perd son acuité, sa vivacité. « La dégustation de l’existence se contente des limites de celle-ci…elle ne se complique d’aucune convoitise, même très vague, qui porterait sur les choses de l’ailleurs ou d’un autre temps que le temps présent. ». Nous pourrions ajouter que cette centration sur l’existence présente doit s’accompagner alors d’une faculté quasi « sanitaire » ou « prophylactique » de l’oubli, conception qui semble rejoindre celle de Nietzsche et  son « oubli vital » (nous y reviendrons pour en montrer les différences).

 

Quelque soit l’intérêt de cette thèse, une difficulté demeure, relative à un point déjà évoqué dans la première partie : comment est-il possible de penser l’expérience humaine sans la dimension du passé et de l’avenir ? Il ne suffit pas en effet de se soustraire à son passé pour que celui-ci ne soit plus opérant. Mais peut-être doit-on distinguer l’idée d’un vécu orienté préférentiellement et explicitement en direction du passé (un « transport » volontaire hors du présent) à celle selon laquelle le présent est en quelque sorte la pointe obligé d’un cône dont la base est entièrement constituée de souvenirs (persistance des inscriptions). Cette métaphore célèbre, développée par Bergson dans Matière et Mémoire, montre bien que dans la durée concrète d’un vécu de conscience, c’est le passé intégral, tout notre passé qui coexiste avec chaque présent. Mais à la différence de Bergson qui semble penser que le passé est « ce qui n’agit plus », parce que impuissant et inconscient (en tant que réceptacle de souvenirs virtuels), nous pouvons plutôt choisir avec Freud une conception plus dynamique de l’inscription psychique d’un passé pesant de tout son poids sur la pointe du cône et agissant indirectement (parce que de façon inconsciente et par conséquent cachée et souvent déplacée). Comment être en accord en effet avec Clément Rosset quand il affirme la chose suivante : selon lui, « considérer que le fait du passé pèse d’un poids quelconque sur le fait du présent », est « pure chimère » ? Comment nier, aux plans individuel mais aussi collectif, l’impact du passé sur le présent ? Ricoeur, mais aussi Nietzsche (dont Ricoeur s’inspire fortement, même si par ailleurs sa philosophie générale est éloignée de la sienne), à mon sens, nous proposent une réflexion sur l’oubli et la mémoire susceptible de dépasser cette difficulté.

 

Devoir de mémoire et « travail » de la mémoire

 

Devoir de mémoire ?

Il est important de rappeler ici que le passé a un double statut sur le plan ontologique, souligné par Heidegger : Le passé est ce qui n’est plus, ce qui est éteint et ne revient pas, autrement dit le révolu ; mais c’est aussi ce dont le passage (le passé « passe ») continue à être présent et marquant, dont l’être continue à être exister sous une forme mystérieuse dans le présent : non pas ce qui n’est plus, mais ce qui a été. Le passé collectif joue lui aussi un rôle décisif par rapport au présent et à l’avenir des peuples. Il est d’autant plus important de mieux définir nos relations avec le passé pour la constitution de notre présent que nous avons dû hériter du passé traumatique de la Shoah. Cette question renvoie aux relations complémentaires et nécessaires entre ce que nous nommons « mémoire collective», et ce que nous comprenons comme « Histoire », au sens d’une discipline scientifique. Il ya aujourd’hui de ce point de vue une forte injonction à se souvenir, à travers les multiples stratégies de conservation, de préservation, de sauvetage, sur lesquelles l’historien Pierre Nora insiste beaucoup dans son texte « Lieux de Mémoire » : il s’agit pour lui d’une préoccupation contemporaine « archiviste et mémoriale » très forte, qu’il relie à l’hypothèse de Walter Benjamin selon laquelle, de puis la Première Guerre Mondiale, nous éprouvons beaucoup de difficultés à vivre une expérience commune de continuité immédiate et naturelle du présent par rapport au passé (il serait nécessaire, pour l’analyser, de se référer non seulement à la vitesse des transformations et bouleversements opérées, mais peut-être aussi à l’idéologie de la rupture par rapport au passé, de l’innovation et de la nouveauté qui a accompagné ceux-ci (Pour certains le point de départ d’un tel changement serait la révolution industrielle du XIXème siècle. W. Benjamin entend par « expérience » la possibilité d’une tradition partagée et transmissible, qui peut être racontée de génération en génération sans que son sens se perde) ? Dans ce contexte, cette volonté nouvelle de conservation serait davantage le symptôme d’une conscience de la fragilité et de la caducité des traditions et des valeurs culturelles en question, qu’une délibération sereine sur la valeur(ou non) de ce que nous nous efforçons de préserver. Nous pourrions aussi ajouter à cette analyse que cette « conjoncture mémorielle » aujourd’hui est symptomatique d’une crise de l’horizon d’attente, c’est à dire de l’absence de projet de nos sociétés modernes. Quoiqu’il en soit, cette tendance, à laquelle il faudrait ajouter  les innombrables commémorations officielles, les déclarations publiques de repentir ou demandes de pardon, est reliée au fameux « devoir de mémoire ». Sur les traces de Nietzsche, Tzvetan Todorof a écrit un petit pamphlet à ce sujet intitulé « Les abus de la mémoire » (Aléa, 1995), où il dénonce la complaisance à demeurer dans la célébration, dans la commémoration du passé au détriment du présent, c'est-à-dire de l’action et de l’intervention au présent. L’action au présent exige au contraire une forme d’oubli, un tourner la page, une non permanence dans le ressentiment et dans la plainte. La sacralisation de la mémoire la rendrait stérile, selon lui. Ricoeur reprend cette idée. Il ne s’agit pas pour autant de cautionner la négligence irresponsable du « ne pas vouloir savoir », de l’oubli futile. Mais de penser « une politique de la juste mémoire » : l’exigence du souvenir doit se réaliser à travers la nécessité d’une recherche historique rigoureuse qui doit nous aider à prévenir les abus émotionnels de la mémoire, cherchant à concilier une « mémoire vive », c'est-à-dire une relation subjective et vivante au passé, mais aussi une disponibilité  à la vie (là encore Nietzsche n’est pas loin…) qui n’est possible que grâce à un oubli bien entendu.

Une certaine forme de mémoire historique que l’on pourrait qualifier d’obsessionnelle ne contribue-t-elle pas à envenimer un certain nombre de conflits ? C’était en tout cas la thèse de l’historien polonais Jerzy Jedlicki (article paru dans la revue « Le Monde des Débats » en 2000 ( ?)  : sanctifier en particulier certains évènements historiques et en faire de véritables mythes  unificateurs au nom d’une conscience collective, c’est souvent s’enfoncer dans un cycle de violences et de guerres car « le sacré n’est pas objet de négociations ». Par exemple : la guerre de l’ex-Yougoslavie contre le Kosovo difficile à comprendre sans la référence à « la Grande Serbie » présente dans la mémoire collective serbe ; le litige autour de Jérusalem ; l’instrumentalisation par Ben Laden d’un certain Islam historique, le « Grand Islam » ; Idem avec Saddam Hussein qui a justifié la guerre contre le Koweit au nom du même mythe. Nous avons besoin, dit-il, d’un « apaisement de la mémoire », c'est-à-dire une certaine dose d’indifférence, qui n’est pas l’oubli, mais qui entraînerait une certaine dévaluation du « sacré national ». « Gratter sans cesse les plaies du passé ne peut conduire qu’à de nouvelles guerres », conclut-il.

 

Nous pourrions aussi citer, dans une perspective voisine, l’impératif du Deutéronome « Tu te souviendras » qui structure le rapport du judaïsme à la question du temps autour d’une injonction à la remémoration ; une telle injonction contribue, dit Ricoeur à séparer et isoler : elle installerait les protagonistes dans un particularisme potentiellement hostile aux autres communautés, favorisant un certain « enfermement sur soi ». Nous pouvons mieux comprendre à partir de cet exemple la tension entre la mémoire et l’historien, qui est celui de la fidélité contre la vérité. Le « travail de mémoire » consiste précisément à la dépasser …

 

Un travail de mémoire

« Je suis prudent sur le devoir de mémoire. Mettre à l’impératif la mémoire, c’est le début d’un abus. Je préfère dire le travail de mémoire. »

La mémoire historique doit être ni une mémoire obsessionnelle, ni une amnésie. Ricoeur va ainsi préférer, le travail de mémoire construit sur le modèle freudien, complété par le « travail de deuil » également théorisé par la psychanalyse, au « devoir de mémoire », qui peut volontiers se prêter à des abus, notamment aux manipulations du pouvoir en place. Il s’agit à travers la « perlaboration » (concept de la psychanalyse qui signifie élaboration inconsciente) d’un véritable « travail du souvenir » qui doit passer à travers toutes les sources de blocages (souvenirs-écran, déplacements, distorsions) qui condamne le patient à résister et répéter ses symptômes (c’est le principe de la cure analytique). Derrière l’oubli apparent comme empêchement de la mémoire, demeure le passé éprouvé qui, lui, est selon l’hypothèse de la psychanalyse, indestructible, « inoubliable ». Le second usage du travail de la mémoire invoqué par Freud est plus connu encore, c’est le « travail du deuil ». « Le travail de deuil sépare définitivement le passé du présent et fait place au futur »… Dans Deuil et Mélancolie, Freud explique que le travail du deuil consiste à se séparer progressivement de l’objet perdu. Le deuil n’est pas seulement affliction, mais véritable négociation avec la perte de l’être aimé dans un lent et douloureux travail d’assimilation et de détachement. A la notion habituelle de « représentation » du discours historique - problématique de plusieurs point de vue : illusion de raconter le passé comme il est vraiment arrivé ; double statut ontologique du passé qui fait de lui non seulement quelque chose qui s’est éteint et qui ne revient pas, mais aussi quelque chose qui demeure existant dans le présent ; changement de la mémoire du passé à chaque présent – qui serait uniquement épistémologique, Ricoeur lui préfère une notion qui introduit une dimension éthique importante, celle de la dette que l’on doit aux morts du passé : ce nouveau concept est celui de « représentance ». De quoi s’agit-il vraiment ? Selon lui, mais il partage cette idée avec Michel de Certeau qui comparait les ouvrages des historiens aux cimetières de nos villes,  « l’opération historique toute entière peut-être tenue pour un acte de sépulture ». A travers le récit narratif, s’exprime la volonté humaine d’honorer la mémoire des morts, de respecter les aïeux, d’opposer à la fragilité de l’existence humaine, l’espoir de sa conservation dans la mémoire des vivants. C’est aussi reconnaître la dette qui nous lie au passé (nous sommes le « fruit » de ce passé…). Ce rite éthique et religieux - même s’il est sécularisé - permettrait d’inscrire les vivants dans une communauté plus grande et une continuité assumée, mais aussi, comme d’autres pratiques d’enterrement et de deuil, de marquer une séparation claire entre le domaine des morts et celui des vivants, car la lumière du jour doit être réservé aux vivants. Cette « représentance » est un lien de témoignage en relation aux morts du passé qui a justement pour fonction de ne pas nous maintenir dans la « mélancolie » ou dans la plainte – qu’il s’agisse du plan individuel comme du plan collectif – mais au contraire de nous permettre de vivre dans notre présent de manière plus juste et plus joyeuse. C’est précisément le rôle de ce travail de mémoire et de deuil : reconnaissance de la dette, mais aussi importance du travail de deuil pour mieux pouvoir vivre au présent. Réapparaît alors le statut de l’oubli dans ce travail : il est en quelque sorte à la fois le gardien du souvenir (en tant que figure de la survivance des traces), manque ou simple déficit du travail de mémoire (forme passive de l’oubli), et enfin agent actif d’évitement ou de résistance.

Ce sont ces derniers « abus » de l’oubli, que l’on peut qualifier aussi de pathologies de la mémoire,  que nous nous proposons d’évoquer…

La mémoire empêchée, manipulée, occultée : les figures négatives de l’oubli

Tels sont les trois types de stratégies d’évitement ou d’occultation retenues par Ricoeur, en fonction de ce que nous voulons croire et retenir

 

La mémoire empêchée : le référence à Freud est ici incontournable (« Remémoration, répétition, perlaboration ») ; le travail de l’oubli, qui est l’œuvre du refoulement, empêche la prise de conscience de certains évènements ou impressions vécus, en particulier les évènements  traumatiques. A la place du trauma, surgissent des phénomènes de substitution, des symptômes, qui masquent le retour du refoulé sous des formes diverses : par exemple, rêve, acte manqué, lapsus, oubli de noms etc. Ce sont ces formes de substitution qui seront l’objet du déchiffrement par l’analyste et l’analysant. C’est ainsi que des pans entiers du passé oublié peuvent revenir, témoignant en faveur de la thèse de l’inoubliable. A la différence de Bergson et sa conception de l’inconscient, l’oubli est une forme d’évitement active puisqu’elle renvoie à un inconscient correspondant à la partie des souvenirs interdits d’accès parce que censurés par la barre du refoulement.

La mémoire manipulée : un récit est inéluctablement sélectif. L’idée de tout raconter est impossible. Le travail de configuration narrative correspond à une certaine « idéologisation » de la mémoire. Dans ce cadre là, la ressource du récit peut être mise au service d’un récit canonique ou d’une histoire officielle ; très nombreux sont les exemples historiques d’une telle manipulation… Mais revenons à un exemple bien « français », celui qui est analysé dans le livre de H. Roussot sur le « syndrome de Vichy » ; cet historien utilise les concepts psychanalytiques classiques de façon analogique, et distingue quatre phases pour cette période que nous ne détaillerons pas. Disons simplement que « ce passé qui ne passe pas », cette « hantise » qui va provoquer le refoulement, c’est précisément « l’antisémitisme d’Etat de tradition française » (refoulement également du retour des victimes de l’univers concentrationnaire), qui aurait été mis entre parenthèse sinon quasiment occulté par l’exaltation de l’avènement de la libération, et ce qu’il appelle « le mythe du résistancialisme ». Ce passé refoulé explose en particulier sur l’écran du Chagrin et de la Pitié, retour du refoulé qui serait le point de départ d’une phase cette fois-ci qualifiée d’obsessionnelle (excès de lieux de mémoire, de commémorations, de repentance…). Ce qui serait en cause dans ses difficultés « à faire passer le passé », ce serait bien sûr un travail de mémoire déficitaire après la guerre, qui se traduit par de l’affliction plus que par un véritable travail de deuil, et par un regard obsessionnel braqué sur l’Occupation, qui empêche de mieux voir l’extermination des juifs. Ricoeur montre que l’obsession est justement cette manière de braquer le regard sur un aspect du passé qui aveugle à une autre. L’obsession est naturellement sélective : « Les récits dominants consacrent une oblitération d’une partie du champ du regard …Raconter un drame, c’est en oublier un autre. ».

 

La mémoire occultée ou l’oubli commandé : l’amnistie

Il s’agit ici de faire comme si rien ne s’était passé. Il peut y avoir dans ce cas un devoir d’oubli de nature institutionnelle, qui tend à nier l’expérience même des acteurs sociaux. Cette « amnésie » impossible n’est bien sûr pas de nature à « métaboliser » ou « digérer » le passé.

 

En conclusion, « l’oubli vital » ou la faculté active de l’oubli chez Nietzsche

 

Les précédents termes utilisés empreinte le vocabulaire spécifique de « la digestion »… Cela nous conduit à Nietzsche en conclusion, car il nous semble, dans sa conception de l’oubli vital et curatif surmonter un certain nombre de difficultés ou dilemmes rencontrés au fil de la réflexion. Contrairement à une certaine réputation, il est très loin de prôner naïvement un oubli salvateur qui ferait l’impasse sur le passé au nom de la vie et de l’avenir, et qui défendrait « une attitude de fuite vis-à-vis du passé, du legs mémoriel transmis » (.François Dosse, conférence sur l’histoire à l’Ecole des Chartes, mars 2003). Les auteurs cités souvent dans ce texte, Ricoeur, Freud, Todorov, Rosset, ne peuvent cacher leur héritage ou leur proximité (dans le cas de Freud) avec Nietzsche. Mais écoutons d’abord ce que nous dit Nietzsche à propos de l’oubli : « Il est possible de vivre, et même de vivre heureux, presque sans aucune mémoire, comme le montre l’animal ; mais il est absolument impossible de vivre sans oubli. Ou bien, pour m’expliquer encore plus simplement sur mon sujet : il y a un degré d’insomnie, de rumination, de sens historique, au-delà duquel l’être vivant se trouve ébranlé et finalement détruit, qu’il s’agisse d’un individu, d’un peuple ou d’une civilisation. » (Deuxième considération intempestive). Nous retrouvons là l’idée reprise par Ricoeur et Todorof de l’importance de l’oubli pour la vie. Pour Nietzsche, l’homme est souvent « malade de l’ histoire », passant son temps à regarder en arrière, n’en finissant pas de « ruminer » les mêmes évènements passés. Privilégier la vie doit au contraire conduire à accorder une importance capitale à l’oubli. C’est lui qui permet de bien digérer les choses de la vie et de ne pas trop s’y attarder. Il s’agit bien d’un « oubli digestif », et non d’une dénégation ou « forclusion » (comme disent les psychanalystes). C’est cet oubli qui permet de se libérer du « flux ininterrompu du temps », pour s’orienter et se concentrer sur un horizon bien déterminé. La rumination historique au contraire empêche de créer, de participer activement au présent. Cependant il ne s’agit pas d’un oubli total et aveugle, mais d’un véritable tri qui permet de sélectionner ce qui est favorable à la vie, entre un passé utile et un passé historique trop lourd. Pour Nietzsche en effet, les « racines » sont indispensables pour s’approprier les parcelles de passé nécessaires, mais à condition de ne pas nous priver des « racines de l’avenir ». Il s’agit en quelque sorte de « métaboliser » le passé pour le transformer en force : « Cette nature attirerait à elle tout ce qui appartient au passé, que ce soit au sien propre ou à l’histoire, elle l’absorberait pour le transmuer en quelque sorte en sang. ». Mais il y a un degré « d’insomnie, de rumination, de sens historique » qui nuit à l’être vivant, un degré où le passé peut devenir « le fossoyeur du présent ». Il faut utiliser cette « force plastique » qui nous caractérise pour « incorporer » et « transformer » le passé, et non pas le « ruminer » éternellement (ne retrouvons-nous pas là le « travail de mémoire » et de deuil valorisé par Ricoeur, après Freud) ? La maladie de l’homme serait le ressentiment, c'est-à-dire cette incapacité de réagir, d’organiser la riposte, puisqu’il ne peut que ressentir. Cette impuissance, qui va générer l’esprit de vengeance, se traduit par le fait que les traces mnésiques débordent et envahissent la conscience. Cette mémoire « venimeuse », « qui n’en finit plus de rien », empêcherait la réceptivité et la disponibilité de la conscience. L’oubli est alors une force régénératrice et curative, condition préalable à la jouissance. C’est en fin de compte un subtil équilibre entre la métabolisation du passé et la salubrité vitale de l’oubli que Nietzsche nous propose de construire… Contrairement à ce qui est dit parfois, Nietzsche considère que le point de vue historique, comme le point de vue non historique sont tous deux nécessaires à la santé.  Il y a une faculté d’oublier au bon moment, comme il y a une faculté de se souvenir au bon moment.

 

L’oubli sert tout simplement à vivre et à se souvenir. Il est indissolublement relié à la mémoire, à la fois comme son double et sa pathologie.

 

Daniel Mercier, le 07/01/2011