A QUOI SERT LA POLITIQUE - UP DE NARBONNE - SEPTEMBRE 2012 - DANIEL MERCIER
Sujet : A quoi sert la politique ?
A quoi sert la politique ? (Ce qui sous-entend la question première : qu’est-ce que la politique ?)
Proposer un aller-retour entre des éléments de philosophie politique sur ce qu’est la politique, et des éléments d’analyse de la crise de la politique telle qu’on peut le constater aujourd’hui… Car, comme toutes les véritables questions philosophiques, celle-ci est à la fois très actuelle et très inactuelle. Actuelle : elle fait écho à une crise contemporaine profonde de la politique dans les pays occidentaux. Inactuelle : au sens où il ne peut sans doute y avoir de communauté humaine sans, de quelque façon, l’existence d’une « instance politique » ? La politique apparaît comme une dimension essentielle du phénomène humain. C’est ce que nous essayerons de montrer…
Cinq directions pour la réflexion sur ce sujet :
- Dire quelques mots sur la manière dont se manifeste aujourd’hui cette crise de la politique
- Prendre le temps de mieux comprendre le sens du politique et de la politique
- Proposer quelques éléments d’analyse à propos de la crise contemporaine, et montrer comment la réponse néolibérale contribue à décrédibiliser le politique et la politique (en nous référant souvent à Marcel Gauchet)
- Préciser en quoi nous pouvons parler de véritable « condition politique » en tant que dimension essentielle de la condition humaine, en nous appuyant sur certains développements de Hannah Arendt
- Et si nous avons le temps, revenir sur les critiques de H. Arendt ou de J. Rancière sur le déficit de fonctionnement de nos démocraties.
La crise de la politique aujourd’hui ?
Ses manifestations sont bien connues : depuis une quarantaine d’années, éloignement, désinvestissement de la chose publique, regard de plus en plus critique, méfiance voire défiance vis-à-vis des personnels politiques ; ce retrait ne s’accompagne pas d’une opposition active comme par exemple l’antiparlementarisme du début du XXème siècle, revisité en mai 68. La mise en spectacle de la vie publique sur les écrans pourrait nous donner l’illusion qu’il n’en est rien, et que l’investissement est toujours présent ? Nous y reviendrons, mais derrière cette « mousse médiatique » savamment entretenue, la conduite des affaires publiques apparaît singulièrement « évidée » de son sens véritable, incapable de jouer un rôle réel d’entraînement et de mobilisation. Cependant un phénomène paradoxal doit attirer notre attention, et nous montre que la situation de ce point de vue est complexe : la perception de l’Etat. Il est en effet régulièrement l’objet de critiques sévères (joue le rôle de « punching ball » des Français, tantôt jugé envahissant, tantôt trop faible et incapable de résoudre les problèmes), et en même temps, on a des attentes très fortes à son endroit : L’Etat-Providence est sans cesse interpellé pour résoudre les difficultés sociales, les problèmes de sécurité, les fermetures d’usines …etc. Malgré la mise en cause de la politique, il est significatif de voir l’importance croissante de l’Etat dans nos sociétés contemporaines modernes, et cela quelque soient les idéologies au pouvoir (et même quand il s’agit d’un pouvoir dont l’idéologie se revendique du libéralisme). Quelles sont les accusations formulées contre la politique ? Les arguments sont de deux ordres : premièrement, la politique est accusée d’impuissance, incapable qu’elle serait de résoudre les graves problèmes auxquels nous serions confrontés ; deuxièmement, elle est soupçonnée de duplicité et de démagogie : elle tend à faire croire qu’elle est avant tout soucieuse d’intérêt général ou de bien commun, alors qu’elle se préoccuperait de perpétuer ses privilèges liés à l’exercice du pouvoir. Ce qui se traduirait par des promesses non tenues, et des pratiques suspectes. La version « hard » de telles accusations met l’accent sur la corruption (c’est l’accusation du « tous pourris »). Certains vont même jusqu’à pronostiquer « le déclin et la fin de la politique » qui serait inexorablement liés à la postmodernité (cf. Maffesoli).
Le sens du politique et de la politique
L’origine de la politique nous renvoie à la « polis », la cité grecque, en tant qu’espace public, privilégié entre tous. La cité grecque est une communauté politique fondée sur deux principes : le premier, extérieur à elle-même, est celui de s’affirmer et de se défendre contre le danger d’une « autre » communauté ennemie ; le second, intérieur à elle-même, est fondé sur la nécessité de vivre ensemble et donc d’appliquer des règles de vie en commun. La communauté politique est le lieu de réalisation de l’excellence humaine réservée aux hommes libres. Lieu d’application privilégiée du logos, c’est-à-dire du débat raisonné en vue de la décision et de l’action. La finalité de la politique est le recherche du bien suprême, fin des fins que constitue le bonheur (Aristote). Etre homme est être citoyen est en quelque sorte une seule et même chose.
Une conception moniste du Bien ou de la Vérité n’est pas compatible avec les valeurs de la démocratie…
A l’ère de la démocratie, cette conception moniste d’un Bien suprême dont l’Etat serait détenteur ne peut qu’être considérée comme « naïve » et incompatible avec ses principes fondateurs. L’idée d’un Bien collectif, objectif et absolu, lisible et visible par tous mène à une impasse théorique et pratique au moins pour deux raisons complémentaires : il est incompatible avec le pluralisme inhérent au principe démocratique, et ce que nous savons aujourd’hui de l’impossibilité d’un tel savoir, d’un tel rapport naïf à la Vérité ou au Bien… Le bien est désormais subjectif et renvoie à la pluralité humaine ; et c’est précisément le principe de laïcité, en séparant le public du privé, qui garantit la neutralité de l’Etat, évitant qu’il soit accaparé par une conception particulière d’un Bien considéré comme supérieur à tous les autres (c’est par exemple le cas de « La Charria », mais aussi de la conception du pouvoir en termes de « dictature du prolétariat »). Mais que peut signifier au juste cette neutralité de l’Etat ? Est-ce-que, comme le dit Sponville, l’Etat n’est là, au fond, que pour réguler et organiser les égoïsmes individuels, et non pour se préoccuper de bien commun ? Pour lui en effet la politique n’est que moyens, les fins ne la concernent pas. Mais cette tendance de l’Etat gestionnaire, d’ailleurs bien réelle, n’est-elle pas en partie responsable de cette « perte de substance » et de cette « désaffection » mentionnées plus haut ? Un auteur, pourtant de tradition libérale, Rawls, permet de dépasser ce qui semble être une aporie : tout en affirmant le pluralisme des conceptions du bien et que l’Etat ne doit pas chercher à imposer sa propre conception, il pense cependant qu’il peut et doit parvenir à un accord sur la conception du juste : car quelque soit le projet de vie ou l’idée du bonheur de tel ou tel, il y a des « bien sociaux premiers » qui sont la condition de possibilité de la réalisation de ces projets personnels, et sur lesquels tout le monde est en accord : les droits, les libertés, mais aussi les possibilités réellement offertes à chacun, et les revenus.
Le bien commun, dans cette perspective est bien l’objet de la politique, même si les rapports de la politique avec la connaissance et la morale sont problématiques. Car aucun savoir positif, aucune expertise spécialisée, quoiqu’utile, ne détient la vérité à ce propos. Et si c’était le cas, à quoi servirait alors la démocratie ? Et comment pourrait-on la légitimer ? Si cette question du bien commun relève de la décision et de l’action des citoyens, et que ces derniers ont tous par principe égales compétences pour y parvenir, c’est bien parce que n’existe aucune « vérité » connue à l’avance avec certitude. Mais les positions morales permettent-elles mieux de définir une politique ? Nous ne votons pas plus pour les plus vertueux que pour les plus « savants ». En tout cas ce ne sont pas les critères essentiels. Ni la morale, ni les bons sentiments, version édulcorée et creuse de celle-là, ne suffisent. Sans doute la morale n’est pas radicalement hétérogène à la politique, contrairement à la « théorie des ordres » de Sponville (in Le capitalisme est-il moral ?), emprunté à Pascal, qui nous incline à le penser, mais il serait en revanche dangereux de dire que l’opposition entre la droite et la gauche est une opposition d’ordre moral, ou que les lumières seraient d’un côté (autrement dit la vérité), et les ténèbres de l’autre. Il est bien sûr difficile, lorsque nous nous sommes engagés dans une voie, de ne pas croire que celle-ci est la meilleure et la plus « juste » (sur le plan moral comme sur le plan de la vérité). Entre une militance dogmatique et l’indifférence de celui qui, faute de savoir choisir face à la complexité, se désintéresse, l’équilibre à construire est loin d’être simple, mais indispensable pour écarter les risques de dérives autoritaires (voire totalitaires ; cf. Hannah Arendt). Nous voyons bien que cette réflexion sur les rapports de la politique avec la vérité et la morale nous conduisent à une désacralisation de la politique (qui doit cesser d’être dogmatique et religieuse) au profit de la lucidité et du réalisme. Elle a souvent pour tâche de choisir entre des solutions difficiles la moins mauvaise possible. Nous sommes loin, certes, « des lendemains qui chantent », et cette mutation de la politique (qui pourtant ne disqualifie en rien son importance), est sans doute un des facteurs de sa désaffection. Plutôt que de dire le Bien de façon répétitive, il est urgent que les intellectuels contemporains se préoccupent à nouveau de nous aider à mieux comprendre le monde dans lequel nous vivons…
La politique et le politique
Le politique désigne l’essence politique de toute communauté humaine ; l’existence même de ces communautés comme communauté politiques. C’est le fait de « l’être-ensemble », le fait que « çà tient ensemble ». La politique est le visage particulier que prend le politique dans la société démocratique (distinction discutable ; nous pourrions penser que la politique est le visage particulier que prend le politique, quelque soit ce visage ; en ce sens, nous pourrions y retrouver toutes les formes de pouvoir (autocratique, monarchique, aristocratique, despotique…etc.). Mais pour Marcel Gauchet, toutes ses autres formes de pouvoir se confondent avec le politique… Seule la démocratie initie l’apparition de la politique. Celle-ci est assimilée à la modalité de l’exercice du pouvoir par représentation : faire de la politique pour les acteurs sociaux, c’est débattre de la chose publique et peser sur elle dans le cadre d’une compétition pour le pouvoir. Mais les définitions varient et, par exemple, celle que nous donne JP Vernant du politique correspond exactement à la définition de la politique par Marcel Gauchet (en réalité, il ne semble pas faire de distinction). Ecoutons le (Mythe et société dans la Grèce ancienne, Maspero, 74) : Le politique, né avec Clisthène l’Athénien, est « la vie publique des citoyens entre soi », c’est l’émergence d’un « domaine privilégié où l’homme s’appréhende comme capable de régler lui-même, par une activité réfléchie, les problèmes qui le concernent au terme de débats et de discussions avec ses pairs »… C’est un « exercice en commun de la souveraineté » …. « C’est dans l’égalité dans le droit à la parole et à l’argumentation, que la cité se réalise, en quelque sorte, de façon consciente. ». Peut-être que cette exception, relativement brève et circonscrite des démocraties antiques, par rapport à l’ensemble des formes qu’à pris le politique jusqu’à l’avènement de la modernité démocratique, représente néanmoins pour JP. Vernant l’essence même du politique… Mais Gauchet a manifestement raison de distinguer les deux ; Le pouvoir par représentation, c’est précisément celui qui représente la société civile et ses besoins, société qui existe avant et en dehors de lui. La politique est donc cette activité nouvelle née de la représentation, qui doit se doter de partis, de candidats, d’offres programmatiques dans le cadre d’élections, d’organes d’information… et d’idéologies. Elles vont substituer à un discours transcendant de justification (de l’ordre social) par la religion, une justification cette fois-ci immanente.
Croyance, action, explication : on peut dénombrer trois composantes de l’idéologie :
L’explication rationnelle de l’histoire et par conséquent du présent ; en cela elle communique avec la science
L’action politique en fonction des nécessités et possibilités du présent
Une vision de l’avenir. En ce sens, elle communique avec la croyance (l’avenir est invisible, comme l’au-delà). Il y a selon Marcel Gauchet trois grandes idéologies : le conservatisme (retour à l’ancienne organisation collective relevant d’une autorité venant d’en haut ; primauté du politique) ; le libéralisme (qui prône la maximisation de la marge de manœuvre des acteurs individuels au dépens du collectif), et le socialisme(qui exige un changement d’organisation collective suivant la justice ; division ensuite sur les questions de « comment on y va » et « de quel avenir voulons-nous ?).
Comment s’articulent le politique et la politique dans une société démocratique ? Question très importante pour Marcel Gauchet… Nous pouvons même penser que nous touchons là au point nodal (et rarement explicité) de son analyse de « la démocratie contre elle-même » : même une société qui met en avant la déliaison de ses membres (contrairement à toutes les autres sociétés dans l’histoire où le lien précédait les éléments liés et imposait silencieusement sa coercition), et prétend que ses liens sont désormais régis uniquement par le droit et leur libre volonté (idée juridique du contrat), est toujours une société et reste donc tributaire, en tant que telle, d’une forme d’organisation collective implicite, qui n’est pas soumise à la libre décision de ses membres. A ce titre, le politique est une sorte de transcendantal ou instituant de la vie en société : il est condition de possibilité de l’existence d’une communauté, même lorsque la démocratie subordonne l’Etat aux libres décisions de la société civile, à travers « la représentation ». En ce sens, la société démocratique, malgré le changement spectaculaire de l’activité délibérative des citoyens, reste une société politique comme une autre : il y a une part du politique qui subsiste irréductiblement en dehors de la part remodelée sous l’aspect de la politique. Il apparaît en creux, nous dit Marcel Gauchet, au titre des dysfonctionnements et des limites actuelles de la démocratie dans nos sociétés : dans le déploiement de ses principes de droit, elle en vient à s’attaquer elle-même. Nous y reviendrons à propos du néo-libéralisme… Il y a, à ce titre, contradiction entre le droit et le politique…Celui-là ne peut se soumettre entièrement celui-ci.
Retour à la crise de la politique : quelques éléments d’analyse
Conjoncture contemporaine de sociétés intégrées à une économie mondialisée
Le contexte de la mondialisation réduit considérablement les marges de manœuvre de la politique et de l’Etat Nation. L’ouverture mondiale des économies relativise grandement les espaces nationaux (surtout avec l’intégration européenne), et font peser sur le politique le poids gigantesque de l’économie. Les clivages traditionnels entre la droite et la gauche sont brouillés lorsqu’ils sont confrontés à ces contextes de mondialisation et d’interdépendance de plus en plus grande des nations. La régénération de la politique ne pourra plus désormais se limiter à l’Etat-Nation, mais embrasser les questions autour de la démocratie européenne, et au-delà devra nécessairement s’appuyer sur l’idée d’une communauté de destin à l’échelle suprême, c'est-à-dire celle de la planète. Les grands problèmes économiques et sociaux ne peuvent être abordés aujourd’hui hors de cette dimension (la crise économique que nous traversons en est la démonstration). Il en va de même sur les grands défis environnementaux de notre planète, qui nécessitent comme les précédents des réponses globales.
Le fait que le système économique échappe au contrôle du pouvoir politique n’est-il pas la négation même de la démocratie ? Nous pouvons répondre à la fois oui et non à cette question : NON, car le pouvoir politique, en démocratie, ne prétend pas décider de toute la vie économique. Cela nous ramène à un évènement d’ailleurs incontournable inhérent à l’avènement de la démocratie, que les critiques sommaires du libéralisme (sommaires en tant qu’elles méconnaissent la véritable signification de cet évènement) méconnaissent, le « renversement libéral », c’est-à-dire l’idée que la société civile et les droits de ses individus sont désormais premiers, en particulier l’égale liberté pour tous qui va permettre à cette société de s’inventer collectivement dans le temps. Cette « puissance libérale » est, encore une fois, organiquement liée à la démocratie. OUI, nos démocraties aujourd’hui sont beaucoup plus libérales que démocratiques. Car la démocratie implique aussi la transformation de ces libertés privées en pouvoir politique, en pouvoir collectif. Nos démocraties ont de ce point de vue évincé le gouvernement du peuple par lui-même. Comment donc retrouver un équilibre entre le fait libéral et « le gouvernement de soi par soi ». Telle est la question essentielle.
Une société de l’hyper-individu. C’est ici d’un changement anthropologique dont il s’agit : il conduit à une extrême individualisation et à la disparition des transcendances qui structuraient collectivement notre vie sociale et politique. Bien loin de nous culpabiliser par rapport à ce changement, il faut comprendre que nous le subissons… Il aboutit à une désarticulation de la démocratie sous l’effet de cette individualisation, c’est-à-dire à une disjonction entre le pôle individuel et le pôle collectif. Le fait de se vivre comme des entités « autonomes qui se détachent de toute appartenance et veulent ignorer la société dans laquelle elles vivent », se traduit dans la vie politique, par des attitudes souvent systématiquement protestataires et très autocentrées qui ne permettent pas de remonter jusqu’au collectif. Alors que nous devrions prendre en compte le point de vue d’ensemble dans lequel notre réclamation doit s’inscrire : « Voilà ce que nous voulons, débrouillez-vous avec » semble dire l’individu au politique. Celui-ci est lui-même piégé dans ce type de demande, comme si son rôle était de n’être que l’instrument de ces additions de demandes privées émanant des individus. Nous verrons que c’est précisément la marque du néo-libéralisme. De telles attitudes de méfiance et de désengagement mêlés à des exigences souvent irréalistes, légitimées par l’absolu du droit de chacun, favorise une forme secrète d’oligarchisation (Tocqueville déjà nous mettait en garde contre les risques de « despotisme démocratique »), puisque nous nous défaussons de la responsabilité de la décision sur les politiques (la contrepartie bien entendu étant de redoubler ses critiques quand la décision est prise…). Le divorce entre le haut et le bas se creuse de plus en plus, même si les citoyens aspirent toujours à une grande politique. Car nous sommes aussi désireux de celle-ci, notre rapport à la politique étant finalement très ambivalent. Les électeurs ne se rendent pas compte, selon Marcel Gauchet, que toutes les pratiques politiques au quotidien (et il s’agit aussi de leurs propres pratiques) rendent impossible cette puissance du politique auxquels ils aspirent, d’où ce sentiment partagé d’une dépossession incompréhensible. Une des manifestations les plus visibles du règne du nouvel individu est la mise en spectacle de la vie politique devant l’individu consommateur.
Les dérives de la démocratie d’opinion sous l’emprise des médias.
Notre démocratie aujourd’hui est une démocratie d’opinion dont les sondages répétés rythment la vie politique. Le peuple devient public, le citoyen spectateur, et le politique acteur. Il ne s’agit pas non plus de négliger l’importance des médias – et jeter le bébé avec l’eau du bain - dans l’information des concitoyens, qui comprennent sans doute mieux qu’hier, grâce à eux, les enjeux et les limites de la politique. Mais cette démocratie d’opinion et d’émotion privilégie nécessairement la communication, la mise en spectacle de la vie politique. Tout se passe comme s’il s’agissait de « représenter », cette fois-ci au sens « scopique » et théâtral de ce terme, les différentes sensibilités de la société privée, de donner à voir, comme dans un miroir, ses différentes tendances… (c’est sans doute une des fonctions de la politique… mais elle ne peut se réduire à cela…) en lieu et place peut-être d’un grand dessein à long terme. Par ailleurs, les « acteurs » ne vont-ils pas être de plus en plus jugés sur leur « jeu », sur leur communication, sur leur faculté à dire l’agréable plutôt que le vrai ? Sans cesse « sous les feux de la rampe », devant une opinion publique de plus en plus omni-présente, qui fait et défait les majorités, les personnels politiques ne sont-ils pas condamnés à privilégier l’image et le court terme ? Le « court terme » des élections, opposé au long terme de projets politiques d’envergure, peut accentuer encore cette tendance… « Il est difficile de concilier les contraintes électoralistes de la démocratie avec l’innovation créatrice et la continuité des grand desseins » (Edgar Morin, « Une politique de civilisation »)
Enfin, cette forme de « participation émotionnelle » devant le petit écran peut-elle donner lieu à une véritable réflexion citoyenne ? Ne favorise-t-elle pas au contraire une communication au service de l’image, mais aussi de l’art de la persuasion et de la réthorique où la forme prime sur le fond, plutôt qu’au service du logos ? L’éthique de la discussion, fondamental en démocratie si l’on souhaite contribuer « à faire la lumière » (n’est ce pas justement le projet des « Lumières » ?), est trop souvent malmenée au profit de la tyrannie de l’opinion et des émotions. Il n’y aura pas de régénérescence de l’esprit démocratique sans la réactivation de cette éthique du débat. La démocratie est un régime optimiste et exigeant quant à la capacité d’information et d’éducation de chacun de ses membres, puisqu’il fait le pari d’être l’expression du peuple … Mais ce défi est-il toujours relevé ? En forçant le trait, nous pourrions dire que la crise de la politique, c’est aussi son ravalement au rang d’un « show-biz » quelconque, d’ailleurs de ce point de vue plutôt moins attrayant que beaucoup d’autres … Dans la veine d’un certain cynisme, nous pourrions dire aussi que la politique sert peut-être, à défaut de pouvoir réellement produire du nouveau dans le monde, à nous divertir et nous maintenir dans l’illusion d’une efficacité collective possible… Jean-Claude Milner, habitué à découper au scalpel l’idéologie des Lumières et ses illusions, insiste sur la parodie du pouvoir et de la politique qui caractérise selon lui « le fantasme de la démocratie ». Elle est comme une scène de théâtre sur laquelle les politiques sont des comédiens qui feignent d’avoir prise sur le cours des choses. Mais en réalité, ils n’en savent pas plus que le public ; ils miment la prise de décision. Cette vision très pessimiste est sans doute dans l’excès, mais elle doit nous mettre en garde contre une telle perversion de la politique … La compréhension de ce qui se joue là est indispensable (sans doute pas suffisant mais en tout cas nécessaire) pour qu’un sursaut soit possible.
Une réponse libérale qui décrédibilise le politique
Il y a deux dimensions contradictoires et complémentaires de la démocratie, qui s’articulent sur une antinomie propre à la démocratie entre individu et société (nous pouvons formuler ainsi cette antinomie, que nous avons analysée par ailleurs dans un autre texte : « Une fois posé qu’il y a d’abord des individus – contrairement à la société traditionnelle qui « incorpore » littéralement les êtres à la communauté – comment faire pour les faire tenir ensemble ? Comment construire leur être ensemble, à partir de cette irréductible pluralité d’existences ? »). Ces deux dimensions sont d’une part la primauté des libertés individuelles et de la société civile sur l’Etat, société dont le principe de légitimité est fondé en elle-même, c’est-à-dire sur les individus qui la constituent et leurs droits inaliénables, et dont la représentation politique n’est que le produit dérivé et second des besoins de ces individus. D’autre part, la capacité à transformer cette pluralité en communauté politique souveraine guidée par l’intérêt général et chargée de conduire dans ce sens la société : c’est le gouvernement du peuple par lui-même. Cette deuxième dimension, qui est la dimension constitutive du politique, est précisément celle que méconnaît la réponse libérale. Lecture du texte de Gauchet :
« Une inflexion de la marche des démocraties dans le sens d’une démocratie minimale, d’une démocratie conçue comme coexistence d’individus, de groupes et de communautés tous libres de poursuivre leurs buts propres et garantis dans leur droit de le faire. L’objet de la démocratie, c’est l’organisation et la gestion du « pluralisme raisonnable », étant entendu que tout ce qui est fins substantielles est reporté du côté des individus et des groupes, le régime politique ne pouvant consister que dans l’aménagement du cadre et la définition des règles procédurales assurant la coexistence harmonieuse de cette pluralité de libertés. Or cette entente de la démocratie est unilatérale. Elle tend à nier une autre dimension nécessaire de la démocratie. Il est entendu que la démocratie est et doit être la gestion juridique de la coexistence et du pluralisme. Mais elle est et doit être aussi autre chose. Elle est et doit être le gouvernement de la collectivité par elle-même dans son ensemble et pas simplement dans ses parties. Elle est et doit être autogouvernement de la communauté politique comme telle, sauf de quoi les prérogatives de droit des membres et des composantes de cette communauté se révèlent à terme illusoires. La démocratie des droits est une démocratie tronquée, qui perd de vue la dimension proprement politique de la démocratie; elle oublie le fait de la communauté politique, fait au niveau duquel se joue en dernier ressort l’existence de la démocratie. Nous en avons l’abondante vérification avec l’inexorable dessaisissement oligarchique dont se paie son progrès. L’installation du sujet individuel de droit dans la plénitude de ses prérogatives entraîne l’occultation du sujet politique collectif de la démocratie. » Marcel Gauchet (« Les tâches de la philosophie politique »)
Dans l’esprit du néolibéralisme actuel, il n’existe que des individus réels et leurs intérêts particuliers, et la sphère publique n’est plus que l’instrument des demandes émanées de la sphère privée. Elle n’a pas d’existence indépendante des êtres qui la composent.
♦♦Comme nous l’avons déjà souligné, ne pas savoir ce qu’est une politique « vraie », ne signifie pas que l’on doive se dessaisir, comme le pense classiquement l’idéologie néolibérale, d’une telle visée. Pour elle en effet, le fait qu’aucun savoir positif ne puisse penser la globalité du fonctionnement des sociétés humaines, doit nous amener à limiter le plus possible les choix politiques et à substituer la « gouvernance » gestionnaire au « gouvernement de soi par soi », c’est-à-dire l’interaction autorégulée de choix sectoriels effectués à leur niveau de compétence technique. « Puisque la décision quant à l’ensemble ne relève pas de l’expertise, il faut la remplacer par l’agrégation automatique des expertises multiples. ».Une telle approche conduit naturellement à privilégier les expertises sectorielles aux dépens de la politique, et à mettre donc les experts à la place des élus…♦♦
Il s’agit bien en réalité de constituer un nouveau modèle global (et pas seulement économique) de fonctionnement des sociétés politiques : sortir du politique au profit du modèle du marché comme modèle généralisé du fonctionnement collectif. La réalité de la complexité des problèmes à l’échelle du monde et de l’interdépendance des sociétés renforce et encourage une certaine dépolitisation, au profit d’une approche plus technique menée par des « spécialistes ». Les savoirs aujourd’hui sont souvent hyperspécialisés et cloisonnés, non englobant, et risque de déposséder le citoyen : il y a les « connaissants », et de l’autre « les ignorants », c'est-à-dire l’ensemble des citoyens : « Il est encore possible de discuter au café du commerce de la conduite du char de l’Etat, il n’est pas possible de comprendre ce qui déclenche le krach de Wall Street. » (Edgar Morin, « Une politique de civilisation »). Cette réalité introduit de plus en plus une fracture entre cette « nouvelle classe » d’experts et les citoyens qui ont le sentiment que la conduite des affaires leur échappe largement (ce point n’est sans doute pas la cause du sentiment de dépossession, mais contribue à le renforcer fortement).
Condition et action politiques
L’idée, d’esprit libéral, selon laquelle les sociétés humaines peuvent s’auto-réguler naturellement (moyennant quelques arbitrages ou coordinations), est opposée à l’affirmation d’une « condition politique », comme spécificité humaine par excellence. L’exercice du pouvoir politique exprime en effet cette capacité de réflexion et d’action sur soi caractéristiques de ces sociétés. Le politique serait alors précisément ce qui nous extrait de l’animalité au sens où les sociétés humaines « se définissent pour ce qu’elles sont et veulent être … se changent et se gouvernent ; puissance qui se concentre dans l’exercice d’un pouvoir, forme institutionnalisée de cette capacité d’action sur soi-même comme ensemble » Marcel Gauchet. Aristote déjà définissait l’homme comme « animal politique ». Cette essence du politique comme spécificité humaine est l’objet par excellence de la philosophie politique. Cette capacité d’action est certes limitée. Limitée comme notre travail de réflexion lui-même. Penser que nous construisons en toute conscience et en toute maîtrise l’humanité de demain serait pure folie (dont nous sommes sans doute « revenus » pour longtemps, si possible pour toujours…). Mais en revanche ce pouvoir existe. Les phénomènes historiques ne peuvent pas être seulement considérés comme la résultante aveugle de forces sociales. Nous disposons d’une certaine puissance pour vouloir individuellement et collectivement en conscience.
Concernant cette « exception humaine », nous pouvons faire le rapprochement avec Hannah Arendt, pour qui la véritable liberté humaine ne peut se réaliser qu’à travers l’action politique. Nous naissons avec d’autres ; la vie humaine est essentiellement, comme son étymologie l’indique : « inter hommes esse » (être parmi les hommes), et mourir, « inter hommes esse desinere » (cesser d’être parmi les hommes). Il n’y a pas l’Homme, et tous ses exemplaires comme des copies conformes de l’espèce, mais la pluralité humaine, c’est-à-dire des individus humains dans leur unicité et leur liberté. L’action est précisément ce qui correspond à cette condition humaine de la pluralité : elle se déploie nécessairement dans la sphère publique ou « monde commun », c’est-à-dire cet espace entre les hommes qui les relient et les séparent à la fois, espace de « l’être avec les autres », qui est spécifiquement l’espace de la politique, un espace partagé entre égaux. Comme avec les grecs, l’excellence humaine ne peut se réaliser que dans la « polis ». Ce n’est que dans la politique que l’aventure humaine devient davantage authentique, jugement en totale opposition avec la vulgate libérale et son apologie acritique du privé. Elle valorise au contraire la sphère publique au détriment de la sphère privée. Par l’acte et le verbe, nous sommes avec les autres (ou contre eux), et nous transformons la pluralité en communauté. Il n’y a pas de liberté véritable sans effectuation de sa liberté privée (« intérieure ») dans le monde commun, c’est-à-dire sans action politique. Pour Hannah Arendt aussi, l’action est ce qui distingue l’homme de l’animal ; elle consiste à initier du neuf dans le monde. Elle est comme une seconde naissance (possibilité infinie de recommencements). D’où l’importance du concept de natalité dans sa philosophie : « Le miracle qui sauve le monde, les affaires humaines de la ruine normale, « naturelle », c’est finalement le fait de la natalité, dans lequel s’enracine ontologiquement la faculté d’agir »…Cette natalité, capacité à recommencer, à créer quelque chose de nouveau dans le monde, est indissociable de la pluralité, car on agit toujours avec (ou contre) d’autres. Les commencements sont donc nécessairement pluriels, et donc fragiles, car ils engagent d’autres. Il faut assumer le fait que les commencements ne cessent de commencer, et donc que rien ne dure à priori. L’action, contrairement aux œuvres, n’est jamais solidifiée dans quelque chose de matériel et de durable… La communauté des acteurs qui s’institue à travers l’action commune est par conséquent aussi fragile et éphémère que l’acteur lui-même, et n’existe que tant que nous agissons. C’est la faiblesse mais aussi la force de la démocratie, dont les configurations sont nécessairement labiles et mouvantes, et qui renaissent sans cessent de l’action. Ainsi quelque chose de nouveau et d’improbable peut toujours émerger de la « gangue mondaine », régie par des lois de causalité figées. C’est pour cette raison qu’elle valorise autant le « conseillisme » de Rosa Luxemburg ou l’irruption de ces mêmes « conseils » pendant la révolution hongroise de 1956 : ils incarnent pour elle ce qu’elle appelle le véritable pouvoir (c’est ce qui unit les hommes sur un plan horizontal, et qui ne doit pas être confondu avec la violence), à travers ces espaces publics transversaux qui se constituent en « évènement », résultat de l’action libre et commune. C’est le « miracle du commencement », que Hannah Arendt associe à la « bonne nouvelle » des Evangiles : « un enfant nous est né ».
Le syndrôme du « père de famille »
Celui-ci désigne chez Arendt l’extinction de la sphère publique au seul profit de la sphère privée. Déjà énoncé par Tocqueville qui met en garde contre cette tendance, qu’il perçoit déjà à son époque, de ce repli sur le privé au détriment du politique, qui favorise une forme sournoise de despotisme démocratique. Pour Arendt, cette dérive est grave : elle fait le lit du totalitarisme. Les vertus familiales, en soi honorables, sont dévastatrices si elles occupent tout le spectre de l’existence. Elles alimentent alors l’indifférence et l’intolérance. Cet homme, intégralement privé (et nous pourrions ajouter « consommateur »), qualifié « d’homme-masse » par Arendt, est prêt à sacrifier pour la retraite, l’assurance-vie ou la sécurité de sa femme et ses enfants, ses propres croyances et son sens de l’honneur. Dans une posture souvent un peu « aristocratique », Arendt dénonce à ce sujet tout ce qui donne une trop grande importance au divertissement, à la distraction, aux occupations domestiques, car cela peut devenir liberticide et peut faire le lit de l’anonymat des bureaucraties totalitaires ; cette thématique est particulièrement développée dans des romans comme celui de Bradbury, « Fareinheit 451 », adapté au cinéma par F. Truffaut. Arendt a bien sûr dans le collimateur ce qu’elle a vécu au début des années 30 en Allemagne : le commencement de la persécution du peuple juif dans l’indifférence générale, voire la complicité silencieuse. Pour elle, la transformation du père de famille citoyen en bourgeois préoccupé par sa seule existence privée est « un phénomène moderne international », et traduit « le vœu désespéré d’être avant tout débarrassé de la capacité d’agir. ». Nous verrons plus loin que ces risques sont liés aussi aux déficits ou aux insuffisances des démocraties existantes, au grand écart qu’il y a entre l’idéal démocratique et les pratiques réelles. D’une manière générale, le totalitarisme est pour Hannah Arendt, le miroir exacerbé de la faiblesse des démocraties.
La politique et le rapport à l’histoire
Ce point est important : si la condition de l’homme est politique, quel est le statut de son action dans le monde, et comment s’insère cette action dans l’histoire ? La question du véritable sens de la politique ne doit-elle pas aussi être jugée à l’aune de cette question ?
Le sens de la politique peut être considéré comme solidaire du sens de l’histoire, par exemple dans une conception marxiste et léniniste, c’est-à-dire au titre de l’avant-garde scientifique et révolutionnaire du cours objectif des choses, le Parti étant dans cette perspective le porte-parole avancé de la conscience de classe du prolétariat. Mais comment alors penser l’action humaine, définie comme action libre ? Une telle conception de l’histoire, qui en fait un processus « naturel-historique », soumis à des lois comme le monde physique, c’est-à-dire à un strict déterminisme, réduit d’autant l’espace pour la politique, c’est-à-dire pour des projets de volontés « libres ». Ainsi pour H. Arendt, les évènements, comme produits de l’action humaine échappent à la prévision. Les actions relèvent de la catégorie du possible et non de la nécessité ; ils auraient pu aussi bien ne pas advenir. Il est possible d’expliquer un fait historique à postériori (par exemple les « Origines du totalitarisme » ; remarquez que le terme « origine » n’est pas équivalent à celui de « cause ») par un certain nombre de facteurs, mais ceux-ci ne sont pas des causes au sens où ils produiraient immanquablement ces effets. Il se trouve que ces différents facteurs ont « cristallisé » ou « coagulé » entre eux pour produire le totalitarisme, mais cela aurait pu ne pas se produire. En ce sens, il est très difficile, voire impossible, de prévoir l’avenir. Sinon en effet, le futur s’évanouit ; il est déjà passé en quelque sorte, puisqu’il ne peut pas plus être modifié que le passé. En ce sens, le point de vue de l’Histoire, comme celui présent dans la philosophie de Hegel ou Marx, est un succédané du point de vue de Dieu.
♦♦Arendt met en lumière la difficulté pour la pensée de faire le deuil de ce « cours objectif des choses ». La circonstance, l’évènement, viennent toujours déranger la Raison ; la philosophie a ainsi la tentation permanente de se substituer à la Religion (le « Dieu-Raison »). Contre ces dérives, Arendt nous propose d’adhérer au seul temps authentique de « l’homme fini », celui du futur réel (qui est au fond celui du présent…), c’est-à-dire un monde ouvert à la possibilité.♦♦
Il serait faux de penser que l’homme peut façonner l’histoire. Notre inscription temporaire dans une histoire qui nous précède et qui perdurera longtemps après, doit nous inspirer de la modestie : nous pouvons agir politiquement dans et pour le présent mais sans vraiment savoir ce que nous sommes en train de faire pour l’avenir de l’humanité. Il ne faut pas confondre agir politiquement et faire l’histoire. Nous sommes sans doute les acteurs de l’histoire, mais les résultats de nos actions ne sont pas prévisibles et nous ne pouvons donc pas nous considérer comme les auteurs ou les sujets de cette histoire.
La crise du politique, conséquence du hiatus entre idéal démocratique et pratiques réelles ?
La tentation déjà dénoncée du repli exclusif sur le privé peut être aussi alimentée par la confiscation « monopolistique » de la politique par les partis, ce qu’Arendt appelle ironiquement « la partitocratie ». En effet sa conception de la politique comme action de la pluralité humaine dans le monde commun s’accommode mal de la professionnalisation de la politique par les partis. Le préjugé contre la politique, jugé sévèrement par Arendt comme le signe d’une tragique fuite dans l’impuissance (le politique, c’est la puissance), « dans le vœu désespéré d’être avant tout débarrassé de la faculté d’agir », renvoie aussi à la perversion de la politique : son pêché majeur serait d’ôter l’action aux citoyens singuliers pour la confier à ce que Arendt appelle « les seigneurs du consensus ». Inutile de dire que son propos est une véritable provocation à l’esprit de l’époque, et continue de l’être aujourd’hui… Il y aurait ainsi une privatisation de la vie politique au profit de « ses propriétaires » que sont les « partis-machines » ; elle dénonce aussi ce faisant à la fois leur gigantisme, leur caractère d’appareil bureaucratique, et leur fonctionnement « autoréférentiel », c’est-à-dire dont le discours s’autoalimente en vase clos, sans référence à des éléments de réalité qui pourraient venir l’impacter. Elle pense qu’ils sont entre eux dans un processus de rivalité mimétique qui finit par les rendre semblables. En termes de nature du pouvoir, ce constat débouche sur une alternative, qui n’exclut pas d’ailleurs des formules de compromis : soit c’est la domination de ses « partis-machines », soit c’est un populisme thaumaturgique qui s’affirme, avec ses impudiques représentants en bonheur. Cette critique radicale du pouvoir monopolistique des partis, responsables aussi selon elle de la corruption des politiciens, est dans le prolongement logique de sa définition du politique : la communication horizontale et interactive entre acteurs dans la sphère publique est ici fondamentale. Il faut bien reconnaître que la confiscation de cette parole et de cette action partagée entre citoyens nous parle d’autant plus aujourd’hui qu’elle est relayée par la médiatisation contemporaine : ne sommes-nous pas en effet au degré zéro de la symétrie communicationnelle ? « On se laisse parler par la non-parole du petit écran » (Paolo Florès d’Arcais, in « La politique, l’existence et la liberté », livre consacré à la philosophie politique de Hannah Arendt.). On entre en relation en passant par l’acceptation et l’intériorisation d’un code qui rend conforme et qui chloroforme, faisant ainsi abdiquer la critique. Pour Arendt, il faut lutter contre cette anesthésie et cette forme de communication - renforcée aujourd’hui à travers la communication audio-visuelle – qui accélère la destruction de la politique. A travers la politique comme métier, et le monopole de la communication à sens unique, les citoyens disparaissent. Car ils sont privés d’une espace public désormais privatisé par les propriétaires de la politique, et la démocratie devient « virtuelle ». Les sondages peuvent remplacer le vote… Ces derniers offrent en miroir des photographies figées de l’opinion, mais sont en quelque sorte « vidés » de l’argumentation réciproque et symétrique par laquelle chaque individu élabore activement son propre vote. On comprend parfaitement alors pourquoi Arendt soutient de manière aussi inconditionnelle des formules comme le conseillisme. En même temps, peut-être que nous avons là l’aveu d’une limite à ce radicalisme de la critique : les expériences de conseillisme n’ont guère été autre chose que des feux de paille… Il est très difficile – et sans doute dangereux – de penser la démocratie sans l’existence de partis forts, capable de proposer des choix politiques structurant la vie sociale et démocratique de nos sociétés. En revanche, une telle critique ne doit-elle pas nous orienter vers la nécessité d’activer et d’inventer des modalités de communication directe pour que la politique redevienne (l’a-t-elle jamais été ?) la sphère des libertés symétriques entre citoyens. ? Réinventer la démocratie comme « communauté de dissidents » ? Pour Hannah Arendt le souci et la défense de la démocratie exige l’engagement systématique en faveur d’institutions qui garantissent l’hérésie, le « non conforme », maintiennent les dissensions, exaltent la conscience critique individuelle : presse, associations, syndicats, universités…
rsités…
Le radicalisme de Hannah Arendt sur ce plan rejoint celui de Jacques Rancière (Philo Mag février 2011 : « Nos gouvernements sont oligarchiques », et « La Haine de la démocratie », paru en 2005). Pour lui, le symbole de la démocratie est le tirage au sort et non le vote majoritaire et représentatif, renouant ainsi avec la tradition démocratique grecque : le demos, le peuple, même si les femmes et les esclaves en sont exclus, s’approprie la vie politique, avec au cœur du dispositif des dispositions étonnantes : l’agora, espace commun où sont débattus les problèmes d’intérêts généraux ; la plupart des magistrats sont désignés par le hasard, car le suffrage laisse trop de place à la notoriété des candidats, donc à l’inégalité ; la rotation des charges, qui apprend au gouvernant à exercer l’autorité en étant lui-même gouverné ; savoir bien gouverner et savoir bien obéir définissent l’excellence du citoyen. Rancière théorise cette idée : pour qu’il y ait démocratie et non seulement domination, il est nécessaire que le pouvoir ne s’identifie à aucune compétence exercée par d’autres, mais que ce pouvoir doit être celui de n’importe qui. Ainsi la démocratie est scandale, et ne peut jamais se traduire en offre électorale ou en institutions de l’Etat. Car l’Etat est un Etat de droit (élections démocratiques, selon les règles de la représentation ; et par ailleurs et surtout contient un certain nombre de contraintes juridiques qui limitent ce pouvoir et protège les citoyens), mais son gouvernement est de nature oligarchique. La représentation n’est qu’une forme d’autolégitimation de ce pouvoir oligarchique. Politiciens de profession, très liés au monde de la finance, s’appuyant sur des experts, cette minorité accapare le pouvoir. L’élection est à la fois la forme de reproduction de l’oligarchie gouvernante, et une forme de légitimation de celle-ci aux yeux du peuple, qui prend de plus en plus l’aspect de l’élection du « chef suprême », tous les cinq ans par exemple en France… L’idée de démocratie est chevillée à l’idée du pouvoir de tous, et ne correspond pas, par conséquent, à cette idée de démocratie représentative.
En guise de conclusion provisoire…
A quoi bon se mobiliser ou s’engager avec mes semblables dans des discussions sur les meilleures choix ou actions possibles pour l’avenir, si la société s’autorégule, ayant simplement besoin d’être « accompagnée » par des sortes de médiateurs ou d’arbitres, et si les contraintes qui sont les siennes sont telles qu’il serait illusoire de prétendre avoir une quelconque maîtrise sur son avenir ? S’inscrire dans « le cours des choses », en ce sens, s’applique aussi bien à l’idéologie libérale qu’à l’idéologie totalitaire… Dans un cas comme dans l’autre, ce « cours » transcende toute intervention humaine, qu’il s’agisse du « sens de l’histoire » dans un cas, ou des « lois économiques » dans l’autre. La conjoncture contemporaine de sociétés dépendantes de la mondialisation, et dont les espaces nationaux sont considérablement affaiblis, prédispose à une telle pensée. Mais celle-ci n’est pas nouvelle et a toujours caractérisé la conception libérale de la politique, qui conforte sur un plan individuel le repli sur la sphère privée. D’autre part, la perversion de la politique soulignée par Arendt au travers de sa confiscation par les partis doit aussi nous mettre en alerte : non pas susciter un réflexe de rejet qui serait suicidaire et rejoindrait la tentation réactionnaire et populiste, mais réfléchir aux moyens de réactiver l’apparition dans l’espace public de la parole et de l’action des citoyens, y compris peut-être en mettant en cause le fonctionnement bureaucratique des appareils des grands partis. Dans cette « société des individus », dont personne ne souhaite au fond la disparition, peut-on réhabiliter « le sens du public », trouver en nous-mêmes la distance minimum pour faire de la politique en rompant avec cette « adhérence à soi-même » qui nous empêche de rejoindre le point de vue du collectif, de l’ensemble ? De ce point de vue, il est urgent de ne pas confondre l’activisme avec un tel engagement. Comme le dit Marcel Gauchet, l’activisme est bien souvent synonyme de renoncement… Nous sommes désireux aussi d’une « grande politique »… Quelle est cette « grande politique » qui saura être à égale distance aussi bien d’actions exclusivement gestionnaires de l’existant, que de « grandes alternatives » radicales qui n’auraient toujours pas tirées les leçons de l’échec des « grandes religions séculières » reposant sur un rapport à l’Histoire irrémédiablement illusoire et dangereux. Car accepter la faiblesse de nos démocraties, sous prétexte que c’est toujours mieux que le totalitarisme, n’est pas non plus une solution satisfaisante ; c’est oublier en effet que celui-ci est justement le miroir exacerbé de cette faiblesse : le déficit d’esprit public au profit d’intérêts privés, et la soustraction du pouvoir partagé des individus, constituent le terreau même du totalitarisme, si l’on en croit Arendt. Si nous avons laissé la démocratie dériver vers une tendance oligarchique, s’il est évident que voter à intervalle régulier pour élire nos représentants ne suffit pas, il est indispensable de revitaliser la démocratie en développant une participation plus large à la vie politique. Le philosophe américain John Dewey, dans « Le public et ses problèmes », apporte ici une observation intéressante : le moment décisif du vote, pour la démocratie, n’est pas celui où l’on compte les voix, mais celui de la discussion, de la consultation et de la persuasion qui le précède : « les débats préalables, la modification des points de vues pour satisfaire les opinions des minorités… », en bref le moment délibératif préalable au vote. Celui-ci ne doit pas être réservé aux campagnes électorales, mais devenir l’objet d’un véritable projet éducatif. Il est vraisemblablement irréaliste de vouloir se passer de représentants élus, ou encore d’experts sur telle ou telle question, mais en revanche nous ne pouvons non plus accepter « une démocratie faible » où les citoyens devraient se résoudre à ne plus gouverner. Car « même si le cordonnier compétent est meilleur juge pour savoir comment remédier au défaut » (l’image date du début du siècle…), c’est « celui qui porte la chaussure qui sait le mieux si elle blesse et où elle blesse. ». La démocratie ne pourra se revitaliser sans une « prise de participation » ( !) du peuple…
Daniel Mercier, le 12/09/2012