Séminaire Marcel Gauchet à l’EHESS : novembre 2014/mai 2015 : « De la radicalisation de la modernité à la crise de la démocratie »
Il s'agit d'une transcription écrite à partir de l'audition de ses cours. Je me suis efforçé d'être le plus fidèle et complet possible. Mais il peut y avoir quelques erreurs ou imperfections... Plus d'une centaine de pages qui passent au peigne fin de l'analyse critique le présent contemporain. Daniel Mercier
1ère séance
Rendre intelligible la situation qui nous est échue... Mais il faut s’engager sur le terrain de l’histoire... Où en sommes-nous ? Réponse classique d’ordre métaphysique. Aujourd’hui question sur l’histoire... Bien des mésaventures du côté de cette pensée de l’histoire... D’où toute proposition de cette nature vaine et inutile... Le seul mot de philosophie de l’histoire prête à polémique. « Ne pas être dupe des grands récits ». La cause serait entendue : délivrons-nous de ces vieilleries qui nous ont fait tant de mal... Il faudrait montrer que l’histoire n’existe pas et qu’il est impossible de la connaître ; non pas la connaissance de l’historien mais au sens intellectuel : dégager du sens de ces enchaînements d’évènements. Mais ces explications ne viennent guère. Les prétendus sceptiques sont des croyants qui s’ignorent car ces grands récits reviennent clandestinement : le récit économique et le récit évolutionniste. Le premier : histoire des efforts pour devenir plus prospère (version modérée) ; marxisme délavé (version hard). L’évolutionnisme : transformations induites par le travail... encore peu présent dans l’espace européen, mais le paradigme neuro-positiviste est entrain de lui assurer des bases solides. Mais indigence de ces versions. Quelle est la raison de leur présence ? Je m’inscris en faux contre l’esprit du temps. Cette question de l’histoire nous a saisi pendant deux siècles... Elle est connaissable. Le fait que les philos de l’histoire ont montré des failles ne signifie pas que c’est impossible. Nous ne pouvons pas nous passer de « grands récits » (expression typique du demi-habile pascalien de l’esprit postmoderne). En plus de l’obstacle du scepticisme postmoderne, nos sociétés sont sous l’emprise d’un préjugé qui les ferme à l’intelligence de leur passé : l’économicisme. Le renversement matérialiste est devenu le sens commun ; le marxisme a gagné. Ecran qui les coupe du passé humain. En remettant sur ses pieds la dialectique hégélienne, Marx n’a fait qu’accompagner le renversement libéral. L’idéalisme était bien la vérité des anciens pouvoirs. L’essence religieuse de ces pouvoirs relayait le fondement divin de l’ordre social. Primauté ordonnatrice du politique appuyée sur une légitimité surnaturelle. Le mouvement moderne substitut le primat de la société. Pouvoir qui trouve sa légitimité en bas dans la représentation de cette société. L’erreur d’appréciation de Marx est d’avoir cru que l’idéalisme était le mensonge obligé de la société bourgeoise. Il n’était qu’une formule politique déjà dépassée. Formule libérale que capitaliste et bourgeois allaient adopter avec enthousiasme... Ce matérialisme est devenu le catéchisme de l’univers capitaliste. Vision économique du monde qui l’emporte = prison mentale. Elle a de fortes apparences pour elle ; elle capte quelque chose de la réalité. Nos sociétés séparent la société de l’instance politique et autonomisation du secteur économique. Mais la science ne consiste pas à entériner les apparences. Il faut les « sauver » en les expliquant. L’économie n’explique pas, elle est à expliquer comme secteur relativement indépendant. Ne rend pas compte du fonctionnement des sociétés anciennes. Contraintes de la subsistance de leurs membres, certes. Sociétés de chasseurs cueilleurs, société agricoles, sociétés industrielles. La priorité manifeste par dessus cette contrainte, a été de faire exister la société, parfois aux dépens de l’existence de ces individus... Il faut renverser le renversement matérialiste : sortir de cette alternative de la tête et des pieds. Idéalisme et matérialisme... Ce n’est jamais de cette façon que les choses se sont passées. La pensée de l’histoire qui semble pouvoir éclairer la situation présente :
- pourquoi la religion ? Elle était au aux antipodes de ce qu’elle est aujourd’hui pour nous. Organisation politique, mode de structuration des communautés humaines. Ce mode religieux est très précisément défini. Quatre traits : tradition, au sens de l’identité des communautés dans le temps en vertu ... Domination : unité du pouvoir et de la société.... Hiérarchie, liaisons des êtres, unité des supérieurs et des inférieurs par leur inégalité. Incorporation, union des atomes individuels avec leur communauté, soumission à la loi du tout. C’est un mode hétéronome = application de la loi de l’Autre dans l’ensemble des dimensions de la vie collective. Production de l’unité collective par l’altérité de l’autre invisible.
- L’exception moderne consiste dans la sortie de la religion. Elaboration d’un mode de structuration alternatif : individualisme à la place de l’incorporation. Représentation/domination. Invention de l’avenir/assujettissement à la tradition Egalité/hiérarchie. Mode autonome de structuration : capacité des communautés de se donner leur propre loi ; puissance de produire leur propre monde. Voilà une définition rigoureuse et cohérente de la modernité. La révolution moderne comporte trois composantes structurelles : émergence de sa composante politique, la forme Etat/nation (émergence autour de 1600), parallèlement à la révolution intellectuelle de la science galiléenne. La Nation des citoyens arrivent deux siècles après avec la révolution. Traduction de la composante juridique de la modernité. Invention d’un nouveau principe de légitimité et principe de composition des collectifs. Légitimité pensée sous les traits de l’immanence, à partir des droits premiers détenus par les individus sur la base de leur indépendance originelle. Le collectif cesse de dominer les composantes individuelles, ce sont celles-ci qui précédent le tout. Le collectif est supposé résulter de l’accord de ces composantes et de la mise en commun de leurs droits. Cette fiction va finir par se concrétiser sous la forme des Droits de l’Homme.
- Sa composante historique, la moins comprise, à cause de sa réduction économiste. Il faut la saisir sous son aspect de structuration collective. Structuration temporelle de l’activité productive. Critique de l’autorité des modèles du passé. Principe premier : il est possible de faire mieux par la raison de ce dont nous avons hérité. Modèle déterminant de la connaissance scientifique. Le progrès s’applique à l’ensemble des domaines. Par la transformation des choses existantes il est possible d’améliorer les conditions d’existence personnelles et collectives (lois, techniques, institutions, objets). De proche en proche, idée que le monde humain se produit lui-même dans le temps. Concept d’Histoire. Processus global à l’intérieur duquel s’insère toutes les histoires particulières. Somme d’efforts en vue de l’autoconstitution de l’humanité ; un pas de plus : ce concept synthétique de l’Histoire implique une différence marquée entre le passé, le présent, et l’avenir. Consécration du présent comme le moment de la découverte de l’histoire, grâce au développement de la raison. Rationalisme critique des Lumières. Le passé apparaît comme le temps de l’inconscience ; il se méconnaît pour l’essentiel (en tant qu’histoire lui aussi ?). Un avenir qui serait la systématisation de ce travail d’autoproduction de soi. Schéma de base des différentes philos de l’histoire. Il faut s’en souvenir pour comprendre la rupture dont nous sommes témoins. Ce qui achèvera de donner cette vigueur à cette perspective, c’est la révolution industrielle. La conséquence cruciale de ce basculement pratique vers l’histoire à faire est le changement de structures qu’il entraîne dans les communautés humaines. L’avenir à produire... Dissociation de la société : la société civile. La vie collective était subordonnée au primat ordinateur du politique. La découverte de la valeur du travail humain modifie la donne : le cœur de la vie collective c’est la dynamique qui nait des échanges entre individus : découverte du pouvoir d’histoire de cette liberté. Si la puissance de cette vie collective est l’invention d’elle-même il faut la laisser aussi libre que possible. Indépendance de la société civile en fonction des libres contrats entre personnes privées. Le pouvoir n’est plus que ce facteur d’ordre mais au service du dynamisme collectif : représentation des intérêts des opinions qui s’expriment. Et émergence de la politique comme distincte du politique. Sphère gravitant... Contre-pouvoirs aussi qui permettent aux citoyens de garder le contact avec ce qui se passe dans la sphère de la politique. Structure libérale de la société de l’histoire. L’orientation pratique vers l’avenir, priorités des droits individuels, pouvoir comme représentation de la société, égalité des individus. C’est par l’histoire que les principes libéraux se sont imposés.
Troisième point : notre présent. Où en sommes-nous ? Tournant des années 70= parachèvement du processus de sortie de la religion. Radicalisation de la modernité. Long passage sous le signe de la prégnance de l’ordre hétéronome. L’autonomie s’est constituée à l’intérieur de l’ordre hétéronome, même lorsqu’elle en prend le contre pied = mélanges, mixtes, compromis. Ce qui fait la difficulté de lecture de l’histoire moderne. Le pouvoir par représentation restait pénétré de l’esprit du pouvoir par domination. De la même façon l’indépendance individuelle restait marquée par l’incorporation collective. En dépit de l’égalité entre les êtres les rapports sociaux restaient imprégnés de dépendance hiérarchique (cf. la famille). L’orientation historique se fait à l’intérieur du moule de la tradition et de l’unité des temps. Monde stable. L’Histoire oblige à incorporer à l’intérieur de cette unité la dimension du développement. Combinaisons contradictoires qui permettent de parler de transitions modernes : aspect des phénomènes totalitaires résurgence de la structuration hétéronome au sein de la structuration autonome. Projet de l’autonomie par les moyens de l’hétéronomie avec Staline. L’hétéronomie par les moyens de l’autonomie avec Hitler. Fin de cette transition que nous sommes entrain de vivre. Les rouages de la structuration autonome se déploient entièrement. Mais dans l’opération ils sont devenus méconnaissables qu’il s’agisse du politique de l’histoire et du droit. Illisibilité du moment actuel pour cette raison. L’aboutissement de la sortie de la religion n’a rien à voir avec la fin de l’histoire. Débouche au contraire sur le fait d’avancer dans les ténèbres. Relance de l’histoire sur d’autres bases.
Car crise de la démocratie
Autonomie structurelle en passe d’être réalisée dans le monde. Mais ne nous livre absolument pas la maîtrise de notre monde, elle nous dérobe notre monde. Pourquoi ? Contradiction béante entre l’ordre autonome tel qu’il fonctionne et l’idéal de l’autogouvernement. Nous n’en avons jamais été aussi proches et cependant nous en sommes infiniment loin en pratique. La teneur de cette contradiction, dont nous nous accommodons : à l’intérieur de cette autonomie structurelle, pas d’autre vécu que l’autonomie individuelle. Autogouvernement...de nous-mêmes seulement... Impasse de l’autonomie collective, dans l’ajustement de l’une et de l’autre... Vision tronquée et trompeuse de l’autonomie. Les rouages de la structuration autonome à analyser. Analyser la configuration globale de crise que ceux-ci dessinent.
2ème séance
J’ai rappelé la dernière fois les grandes lignes d’interprétation du moment présent. J’ai rendu sensible l’énorme retard de la pensée sur la réalité ; Montesquieu disait : « aujourd’hui nous recevons trois types d’éducation : celle de nos maîtres, celle de nos pères, et celle du monde. Ce qu’on nous dit dans la dernière renverse toutes les idées des premières. » Saisissante actualité de cette phrase. Nous sommes sous le coup d’un complet renouvellement du monde et des paramètres de notre expérience personnelle, et nous devons remettre nos outils intellectuels, désormais inadéquats, sur le métier. Pas besoin d’aller chercher plus loin le premier ressort de la crise de la politique. Gouvernant comme citoyen, nous courons vers des évènements qui échappent à tous ; les possibilités de la politique sont battus en brèche par l’illisibilité du présent et l’impuissance qui en découle ; il faut retrouver « quelques coups d’avance » sur ce qu’il se passe. Pour résumer le diagnostic, la caractéristique fondamentale de la période actuelle c’est la radicalisation structurelle du processus de la modernité provoquée par l’aboutissement de la sortie de la religion qui s’est opéré. Hypothèse très contre-intuitive... Aussitôt vient une objection qui a les apparences de son côté : que peu bien vouloir dire parachèvement de la sortie de la religion dans un contexte où elle ne jouait déjà plus aucun rôle dans l’organisation de notre monde européen ? En admettant même l’hypothèse de la sortie de la religion, n’est-elle pas déjà acquise depuis un bon moment ? Effectivement elle était faite dans la conscience de ses acteurs. Il était acquis à partir des années 50/60, que l’ordre collectif ne relevait d’aucune justification transcendante, qu’il avait à s’expliquer de manière purement immanente, que la légitimité de notre monde ne relevait aucunement de la Religion. Pour autant, la sortie de la religion (acquise pour les esprits) n’était nullement achevée dans la structuration collective ; de manière invisible pour les acteurs, l’immémoriale structuration religieuse continuait d’empreindre les principaux rouages de l’organisation collective et d’en conditionner le fonctionnement : statut des personnes et relations avec leur groupe, architecture temporelle de l’activité collective (passé, présent, avenir), fonctionnement politique des Etats nation ; cette emprise de l’ordonnance religieuse était implicite, impensée... mais il n’a été possible d’en prendre la mesure qu’après coup, une fois qu’elle s’est dissipée. On a pu se rendre compte qu’elle avait été le facteur d’opacité principal du monde européen. Au centre du phénomène totalitaire. Le décalage entre ces deux plans (conscience des acteurs, nature de la structuration collective) ressort au mieux dans ce phénomène inouï, qui a vu les esprits les plus antireligieux en appeler inconsciemment à la forme religieuse pour concevoir la forme révolutionnaire du futur à laquelle ils tendaient : concept de « religion séculière », en lui donnant son acceptation rigoureuse : anti-religion religieuse. C’est par rapport à cette insistance et cette prégnance de la structuration religieuse qu’il faut situer l’évènement décisif qui nous a fait changer de monde. Cet évènement en surface a la forme d’une crise économique (choc pétrolier de 73) qui va réorienter la marche des économies et du cours du capitalisme ; mais elle recouvre l’ultime tournant théologico-politique de la modernité. Le tournant de la liquidation des vestiges de la structuration hétéronome. Cette inconscience fait que se tournant est passé inaperçu. Ces tournants de l’articulation entre le théologique et le politique ont été généralement très bruyants (ex tournant inaugural Machiavel / Luther des années 1510). Celui-ci a été insensible mais évènement majeur de notre histoire récente, même à l’échelle mondiale et pas seulement européenne ; Donne son sens dernier à la mondialisation. S’est déroulé de manière étonnamment rapide. Année 1979 : arrivée de Margaret Tatcher ; année de l’élection de Ronald Reagan. C’est le signal de la réorientation néolibérale de la marche des sociétés ; entrée aussi du régime soviétique en Afghanistan. Engagement des réformes économiques en Chine par Teng Siao Ping. Premier pas vers le socialisme de marché chinois. Année aussi de la révolution islamique en Iran, signal de la vague fondamentaliste annoncée en retour de l’avancée de cette sortie structurelle de la religion. Hypothèse que cette série d’évènements devient intelligible quand on la ramène à ce foyer central constitué par l’ultime tournant théologico-politique. Tournant qui accrédite par ses effets l’idéologie néolibérale et décrédibilise l’idéologie socialiste, et créée l’appel d’air des réaffirmations fondamentalistes dans des sociétés structurées religieusement et déstabilisées par l’irruption de la modernité occidentale. Le point essentiel, ce sont les effets structurels de cet ultime tournant ; il a libéré l’expression des éléments de la structuration autonome qui restaient limitée par l’imprégnation de la forme hétéronome ; en position de se déployer complètement ; Source des changements fondamentaux de nos manières d’être et de l’organisation de nos sociétés depuis 40 ans, et qu’ils rendent méconnaissable par rapport à l’entente intuitive que nous en avions précédemment. Il va nous falloir reprendre un à un ces éléments de la structuration autonome (le politique, le droit, l’histoire) pour analyser leur métamorphoses à chacun, mais aussi leur configuration d’ensemble. Quel monde en se combinant ces éléments dessinent-ils ? Nous introduit à un autre point crucial : Sous l’angle de l’architecture de l’être-ensemble, la modernité autonome est plurielle dans sa composition ; elle est faite d’éléments distincts dont la compatibilité ne va pas de soi ; ils doivent au final cohabiter entre eux, mais cette cohabitation peut se révéler problématique. Nous y sommes en plein... Après bien d’autres expériences en ce genre. C’est le problème constitutif de la modernité, inhérent à sa nature : l’articulation de ses différents éléments. Autrement dit le problème du régime mixte qu’elle est condamnée à réaliser. Difficulté infinie. Pourquoi ? Nous reviendrons sur ce concept capital, qui vient de l’Antiquité, mais qui prend ici une situation nouvelle. Ce problème d’articulation est au cœur du parcours de la modernité comme déploiement de ses composantes, qui se présente en trois vagues ou phases, où chaque composante émergente non seulement supplante les autres dans l’attention collective mais porte la promesse illusoire de nous en débarrasser. Méconnaissance attachée intimement à la structuration autonome et à chacun de ses éléments. Première vague, politique : surgissement de l’Etat dans son concept moderne, en lien avec la souveraineté : instance qui prend en charge les conditions d’existence du corps politique selon ses raisons immanentes. L’avènement de l’Etat, du point de vue de l’autonomie, est découverte que la raison d’être des corps politiques est en eux. Exercice d’une volonté ordonnatrice qui leur donne vie. Ce qui justifie de parler d’un pouvoir cause de la société. Le surgissement du droit (dans son acception fondamentale de la légitimité, et non celui des juristes) résulte d’une question ouverte par le politique et par ce travail de création continué qui lui est attaché : création au nom de quoi ? Au nom de quelle légitimité ? Pourquoi l’Etat existe-t-il ? Une seule réponse possible une fois le problème posé ; il n’existe légitimement (de manière immanente) qu’à partir de la mise en commun des droits d’individus indépendants et également libres. C’est la partie désormais bien éclairée, celle du contrat social. La pointe la plus avancée de cette seconde phase est celle où apparaissent les Droits de l’homme à la fin du XVIII, qui deviennent la norme pratique du fonctionnement des corps politiques; le droit se charge de nous débarrasser du politique. C’est l’enjeu de fond de la révolution française ; mais elle montre l’impossibilité de dissoudre le politique dans le droit, et débouche sur la restauration brutale du politique. Il faut comprendre la force de cette promesse. La promesse qu’il en soit fini de ce pouvoir séparé de la société qui fixe d’en haut une contrainte dictée par les nécessités de l’existence collective que les acteurs subissent sans la comprendre. Quand les acteurs sont devenus des citoyens, le pouvoir est devenu la chose des citoyens : il est exercé en commun, et s’exprime dans une volonté générale au travers de laquelle chacun prend sur lui en conscience les contraintes de l’exercice collectif, qui n’ont plus à être déléguées à l’Etat. Les droits des citoyens proposent une définition complète de l’existence collective au regard de laquelle le politique fait figure de relique archaïque : un résidu de l’extériorité religieuse. Là-dessus troisième vague, l’histoire : dénonce la naïveté de cette idée révolutionnaire. Dès 1807 avec la Phénoménologie de l’Esprit. Cet élément social-historique va se charger d’une promesse encore plus radicale : nous débarrasser du politique et du droit. Au point de vue abstrait du droit, l’Histoire substitue le point de vue concret de l’autoconstitution matérielle et intellectuelle du monde humain. A l’idéalisme théorique, l’Histoire substitue le pragmatisme de la réalisation effective. L’histoire amène à la découverte de la société comme siège du dynamisme collectif. D’où le concept de « social-historique » ; transformation politique majeure : à la primauté du politique comme cause de la société, primauté de la société dont le pouvoir n’est qu’un effet ; nous appelons cela le renversement libéral, « donnant naissance à la structure libérale de la société de l’histoire. Dans ces deux éléments, indépendance de la société civile comme garantie du dynamisme collectif, et gouvernement représentatif, faisant du pouvoir l’instrument de la société ; A ce point de développement (mi XIX, « Le printemps des peuples » de 1848)) est-il encore besoin d’un pouvoir ? L’autonomisation de la société civile bourgeoise n’est-elle pas à regarder comme première étape faisant signe vers une seconde, plus radicale, qui verrait l’avènement d’une société purement sociale, délivrée de la séparation d’un gouvernement, et de l’abstraction du droit. Puisqu’elle serait faite de producteurs librement associés. Une libre association de producteurs qui serait la réalisation effective, à la différence du droit formel bourgeois, de la liberté et de l’égalité. C’est la lecture révolutionnaire de Marx ; Pourquoi y a-t-il encore du pouvoir, du politique, et de l’Etat ? Parce que la société est divisée en classes. La classe dominante a besoin d’un instrument de coercition que lui fournit l’Etat et le droit pour perpétuer sa domination ; Supprimons la propriété privée, source de la division en classes, et au sein de la communauté humaine ainsi réunifiée, il n’y aura plus besoin ni de pouvoir ni de droit séparés ; cette extrapolation radicale n’est que le passage à la limite du pragmatisme libéral, qui s’accommode lui d’une neutralisation du pouvoir et de sa séparation, comme il s’accommode d’une neutralisation de l’abstraction du droit par sa correction concrète au sein de l’Etat social. C’est le sens de la formule de Guizot : « Enrichissez-vous ! » (par le travail et l’épargne). Par l’enrichissement général, le droit formel deviendra le droit réel... Du point de vue théorique, l’Etat social (de la dernière période) est l’actualisation de ce projet libéral de neutralisation de l’abstraction du droit par l’attribution de prérogatives concrètes à leurs titulaires. On n’élimine pas l’écart séparant la liberté et l’égalité théorique des individus de la réalité sociale, mais on en réduit les aspects les plus choquants de manière telle que l’abstraction du droit n’est plus un problème ; les libéraux les plus conséquents veulent neutraliser ce que les révolutionnaires veulent abolir, mais ils partagent les mêmes prémisses concernant l’importance de l’élément social-historique. La dynamique autosuffisante de la réalisation social historique désigne un avenir où il n’y aura plus besoin de politique et de droit (ou réduits au minimum). C’est le parcours moderne classique que nous venons d’évoquer. Déploiement de la structuration autonome jusqu’en 1914 ; après, çà se complique... Unilatéralismes successifs sous lequel il a été pensé : chacune de ces trois dimensions a tendu à se donner comme la clé suffisante de l’ensemble des problèmes de l’existence collective. Après tout ce parcours aurait pu se présenter comme une stratification progressive... pas du tout ! Chaque strate supplante et chasse la strate précédente, comme ouvrant une nouvelle époque, reprenant à zéro la redéfinition de l’existence collective, qui périme ce que nous avions pu penser avant. En réalité, c’est un effet d’optique (nous pouvons l’examiner rétrospectivement) : le droit supplante le politique et prétend nous en défaire mais il est appelé par lui et le suppose comme son support implicite. L’histoire périme d’un coup le politique et le droit, en fait elle est porté par eux, elle s’insère dans le cadre défini par le politique et à le droit pour base, mais elle rend le droit et le politique invisible dans la partie la plus dynamique des acteurs. Cet effet d’optique est constitutif et relève d’une nécessité intrinsèque de leurs composantes, dont c’est l’essence de se donner chacune pour une version exhaustive de la condition collective ; c’est toute la difficulté de définir le régime mixte qu’elles appellent. La difficulté a changé de nature par rapport à ce parcours classique du déploiement ; Durant toute cette période il est possible de raisonner en termes de retard des esprits sur leur temps et d’inertie des convictions. Quand le règne du droit arrive à l’ordre du jour, il y a des esprits rétifs qui restent attachés à l’idéal de l’autorité monarchique et au culte de l’Etat. On peut l’expliquer facilement par l’attachement au passé de la part d’esprits rétrogrades et conservateurs. Même chose quand les libéraux, qui ont été à la pointe de la cause du gouvernement représentatif et des libertés d’expression se verront dépasser par les socialistes (un siècle plus tard) au nom du même dynamisme historique, restant attachés à leurs libertés personnelles et leur propriété privée... Il sera facile d’expliquer qu’ils en restent à un stade révolu... Sauf qu’il faudra bien prendre acte que ces partages perdurent. Ils évoluent mais ils demeurent : les conservateurs se modernisent mais demeurent , les libéraux évoluent mais , les socialistes changent mais se maintiennent ; Ces trois grandes familles de pensée, entre lesquelles se partagent l’espace de la politique ne se contentent pas de refléter trois âges de la pensée. Elles sont permanentes. Cette permanence répercute en dernier ressort les impératifs et les perspectives attachées au trois composantes. Lien essentiel entre le conservatisme et le politique, entre le libéralisme et le droit, le socialisme et l’histoire. Le pluralisme politique de nos régimes, tel qu’il s’est installé pour de bon au XX siècle, réfracte le problème de la démocratie comme problème du régime mixte, comme problème idéologiquement de la coexistence d’unilatéralismes rivaux et pratiquement de l’articulation entre les nécessités de ces trois composantes. Une précision sur le pluralisme : non pas simplement la reconnaissance de la diversité d’opinions, mais la reconnaissance en droit qu’elle est significative et légitime. Il représente une étape récente du développement des démocraties européennes ; laborieusement acquise dans le cours difficultueux du XX siècle. En 1914 on change de monde (date où se cristallise des inflexions, comme 1789 ou 1848 : Fin de l’histoire classique de l’Europe en tant que déploiement des trois éléments de la structuration autonome. Découverte qu’ils sont à l’œuvre simultanément, et qu’ils sont insubstituables l’un à l’autre. Le moment où la question du régime mixte arrive à l’ordre du jour (de fait, et non de droit). Point d’explosion sous les traits d’une guerre atroce de la première grande crise de la démocratie, sa crise d’installation ou de formation. Avant d’y venir, pour éclairer cette question du régime mixte de l’intérieur, quelques mots sur la nature de ces trois éléments, et leur façon de contribuer à l’autonomie ; le politique regarde les conditions de possibilité d’une communauté autonome, sa capacité de se définir et de se gouverner elle-même selon ses propres raisons ; le politique est réponse pratique à la question : à partir de quoi, avec quels instruments une vie collective autonome est praticable. L’unilatéralisme consiste à prendre les conditions de possibilité pour des conditions de fonctionnement ; L’existence une fois assurée, d’autres questions surgissent. Existence certes, mais en vue de quoi ? C’est la réponse du droit et de l’Histoire. La question du droit : légitimité et modalités de l’existence collective. Une communauté autonome est celle qui reconnaît à ses membres le droit et les moyens de se diriger eux-mêmes, en tant que base de la puissance collective de se gouverner. La méconnaissance attachée à cette manière d’être, étant l’oubli des conditions de possibilité en amont, et de ses finalités en aval. A quoi cette communauté est-elle destinée à se consacrer pour manifester et concrétiser son autonomie ? L’histoire est réponse à la question de ses finalités ; Une société autonome est nécessairement une société de travail, tournée vers son invention dans le temps, qui s’organise en vue de son propre changement ; par le travail sur elle-même (réformes) et sur la nature environnante, qui est l’objet de la technique et de l’économie. Avec le péril de croire (unilatéralisme caractéristique de l’élément historique) que cette invention de l’avenir est totale, dispensant de se demander qui permet à quelque chose comme une communauté d’exister et de se gouverner, comme si c’était une donnée naturelle, ou de se demander selon quelles modalités elle se doit d’exister si elle prétend à l’autonomie. Voilà comment se pose le problème du régime mixte qui est devenu le nôtre ; le déploiement structurel d’une communauté humaine passe par ces trois canaux, également indispensables, mais qui tendent chacun à une hégémonie oublieuse des autres. La cacophonie démocratique tient à cette pluralité légitime de points de vue, qui doivent cependant s’articuler ensemble. Revenons à 1914 et aux termes plus précis du problème, compte-tenu du degré de développement de ces trois éléments. Quelle configuration d’ensemble dessinent-ils, et qu’est-ce qui fait de cette configuration une configuration de crise de la démocratie ? Moment où en Europe cette notion commence à prendre corps contre des restes d’Ancien Régime toujours vivaces, que la Grande Guerre va finir par balayer. Consécration de la démocratie à l’issue du conflit ; le principe du suffrage universel masculin est acquis à la veille de la guerre et partout celui du suffrage féminin est à l’ordre du jour. C’est l’ère des masses ; du point de vue structurel, nous sommes au bout du déploiement de l’élément social historique et de ses potentialités. Cela se traduit par l’intronisation du concept de société. Consécration qui donne d’un côté l’institutionnalisation de la sociologie. Question sociale au centre de la vie politique avec le surgissement du mouvement ouvrier. Evolution du libéralisme dominant vers un libéralisme démocratisé. Le précédent était censitaire ; sa philosophie de l’individu et de la représentation était pénétrée d’esprit hiérarchique. Le principe de représentation donne la priorité à la société, mais qu’est-ce qui fait un individu ? Pour les libéraux, ceux qui ont les moyens de leur indépendance, qui sont donc propriétaires et éduqués. Cette restriction va être battue en brèche, du point de vue de sa légitimation, par la logique de l’orientation historique elle-même dont ce réclament les libéraux ; elle est intrinsèquement démocratique car elle suppose le concours de tous. Mouvement auquel tous contribuent... Dans la société de l’histoire, il n’y a que des acteurs, qui doivent être représenté dans leur ensemble (même les plus humbles). C’est cela qui fait le dynamisme collectif. C’est ce que traduit la notion de « masse ». « Ce sont les masses qui font l’histoire ». La logique de ces prémisses amène le libéralisme à s’ouvrir et à se démocratiser (les Républicains en France (version radicale socialiste), les Nouveaux Libéraux en Angleterre). Crise de la démocratie... Et pourquoi crise du libéralisme ? Il est mis en crise par la configuration structurelle qui se dessine de manière sous-jacente. Retour du politique et dans une moindre mesure, du droit (non jamais cessé d’être objectivement présents mais il s’agit de la façon dont, aux yeux des acteurs, ils sont compris ... ils sont perçus comme subordonnés à l’Histoire. Il faut certes (cela n’est pas en cause) donner de la liberté, des droits aux acteurs mais pour des motifs inhérents à l’historicité ; idem pour l’Etat, la nation ... C’est un pouvoir représentatif, représentation des besoins de la société. La nation c’est le peuple des citoyens dotés de droits.... Retour du politique et du droit veut dire que la maturation structurelle qui se poursuit à bas bruit les fait surgir dans le paysage comme des entités à repenser ; ils se présentent avec une consistance qui n’entre plus dans le cadre du libéralisme selon l’Histoire ; la crise du libéralisme est d’abord une crise de plausibilité cognitive au regard du monde qui l’a porté. Il est dépassé par sa créature qui lui échappe. Ne rend plus compte de manière convaincante du monde social tel qu’il est et tel qu’il devient. Le symptôme de cette crise va être le développement d’idéologies extrêmes qui le conteste sur sa droite et sur sa gauche. Au-delà des contestations existant déjà (conservatisme et socialisme) : Nationalisme et révolutionnarisme qui s’appuient sur les ressources inédites du politique pour renouveler le projet conservateur, ou le projet socialiste. Les évènements vont se charger d’apporter une caution formidable à ces idéologies jusque là minoritaires : 1914,1917, le nouveau de l’époque coagule... 1914 : le déclenchement du conflit mondial ; au-delà des batailles, vérification de l’efficacité du politique. L’évènement atteste la capacité de mobilisation des Nations, et d’organisation des Etats (vont trouver des ressources considérables pour faire durer ce conflit).1917 : la révolution bolchevique légitime le révolutionnarisme, et valide la version du léniniste du socialisme (dont il faut souligner la rupture avec le marxisme au-delà du vocable marxiste-léniniste). Crise de crédibilité cognitive du libéralisme, sous le signe de la révolution ? Cette crise de crédibilité est d’abord une crise politique du gouvernement représentatif (qui a pris le visage du parlementarisme : doctrine de la souveraineté parlementaire comme traduction de la souveraineté nationale ; triple inconvénient : il représente mal, il ne gouverne pas (impuissance constitutive) ; il a à sa disposition un instrument de pouvoir qu’il ne contrôle pas, et dont il ne sert pas non plus). Trouver un autre régime est à l’agenda de tous... La crise du libéralisme a aussi le visage social incarné par le surgissement de la question sociale devant laquelle il est impuissant. La politique représentative suppose la possibilité d’établir un consensus majoritaire. La lutte de classe, qui se matérialise avec l’affirmation des organisations ouvrières, met en échec la possibilité de la formation d’un tel consensus. Les idéologies radicales ne se développent pas par hasard. Les antagonismes qui divisent la société appelle une transformation en règle de ce fonctionnement ; mais la crise la plus profonde, non dite mais intensément ressentie par les acteurs de l’époque (les témoignages en témoignent), est d’un autre ordre : celle de la forme collective dont cette division de classe est la manifestation la plus vive. La crise de la forme religieuse à l’intérieur de laquelle s’étaient inscrit tout le déploiement moderne et le déploiement des éléments de la structuration de l’autonomie. On peut la résumer par une formule « l’un par l’autre » : l’unité collective par la subordination à l’altérité surnaturelle. Le déploiement moderne s’effectue sous le signe de la production de cette unité par les moyens de l’autonomie : par exemple l’autorité de l’Etat, et de son pouvoir d’imposition, comme moyen de réaliser, par l’obéissance des sujets, cette unité de subordination ; mais l’unité collective on peut en trouver le siège dans le consentement des individus, dans l’accord entre le droit et la raison, dans l’harmonie des libertés productrices du devenir ; le libéralisme classique est une philosophie de l’unité collective par les libertés individuelles (grâce au contrat, grâce au marché qui équilibre les offres et les demandes, à la représentation qui unit le peuple et le pouvoir, grâce à la science qui offre un étalon sûr pour réaliser l’accord des esprits. Battu en brèche par la société réelle qi naît de l’histoire et des libertés. Le politique dément cette union du peuple et du pouvoir. La société se révèle divisée en classes. Elle éclate en activités diverses (division du travail social). L’histoire elle-même échappe à la prise de ceux qui la font ; cette crise de l’unité promise par le libéralisme et démenti par les faits est une crise de la démocratie puisqu’elle débouche sur une société ingouvernable. Elle est une crise de l’autonomie. Le produit final échappe à la prise des acteurs. L’acte d’accusation est de créer une société impossible à rassembler et à conduire ; première grande crise de la démocratie comme crise du régime mixte ; les éléments se désaccordent. En raison de quoi le projet révolutionnaire est la seule issue admissible permettant d’envisager la forme collective viable. Il faudra cerner le moment où nous sommes dans sa différence, et non dans sa récurrence.
3éme séance
Caractéristique de la période présente : radicalisation de la modernité. Tournant qui marque l’aboutissement de la sortie de la religion. Triple aspect de la structuration autonome selon le politique, le droit, et l’histoire. Phénomène caché derrière ce que nous appelons « crise de la démocratie ». Crise de l’articulation du politique, du droit et de l’histoire. Configuration d’ensemble déséquilibrée qui tourne le dos à l’autonomie véritable. Et pourtant cette radicalisation de la modernité en créé la possibilité. Cette crise de la démocratie comme régime mixte est la deuxième du genre. Réplique de la grande crise qui a accompagné l’installation de la démocratie vers 1900 (victoire du suffrage universel – ère des masses) = crise du libéralisme triomphant. L’histoire du XX aura était l’histoire des manifestations de cette crise (la plus spectaculaire étant les totalitarismes), mais aussi l’histoire des tentatives de dépassement à travers les démocraties libérales sociales et représentatives ; mais elles ont relancées le processus de sortie de la religion, et donc aussi qui ré-ouvre le problème du régime mixte. La compatibilité de ces trois éléments autonomes ne va pas de soi. Chacun de ses éléments est source d’une vision unilatérale de la condition collective. Se veut une lecture complète et suffisante. L’histoire classique de la modernité européenne est celle du déploiement de ces éléments : âge du politique avec l’émergence de l’Etat, puis âge du droit avec le principe de légitimité des droits de l’individu ; Enfin un âge de l’histoire, axé sur l’autoproduction matérielle et intellectuelle de la communauté humaine dans la durée. Chacun de ses éléments se veut fournir une explication du processus social-historique incluant les autres mais l’excluant aussi comme principe explicatif = unilatéralisme. Prétention de comprendre les autres à partir de soi. Unilatéralisme de l’Etat : tout ce qui peut être formulé en termes de droits et d’histoire se ramène à la primauté de l’Etat. Le juridique est ce dont l’Etat a besoin pour affirmer cette primauté. L’histoire est l’histoire des Etats.
Unilatéralisme juridique : tout ce qui existe en fait de politique sort du droit ; l’histoire n’est que l’histoire de la réalisation du droit. Unilatéralisme historique : le droit et la politique ne sont que des expressions de la dynamique du devenir. Le social-historique doit résorber en son sein le politique et le droit (version radicale du marxisme : L’Etat est l’instrument de domination de classe, qui est le véritable cœur de l’histoire). Sensation de vivre à chaque fois une histoire entièrement nouvelle (de 1500 – 1900). Dans cette période le problème du régime mixte n’apparaît pas. Décantation de la forme « nation » au moment de la révolution française qui se présente sous la forme du concept des droits politiques. Mais elle est le concept d’une forme politique (celle de l’Etat-Nation) Au XIX : l’affirmation de l’Etat nation et l’affirmation de l’individu de droit se poursuivent mais on a l’impression que c’est l’histoire le facteur prépondérant. Cette formation souterraine qui se poursuit fait surgir le problème de la compatibilité de ces éléments. L’expression théorique de ce surgissement du problème est fournie par la notion weberienne de polythéisme des valeurs. Division irréconciliable des esprits. Berlin 1900 : trois personnages coexistent : un militaire prussien, forcément réactionnaire, qui ne se préoccupe que du sort militaire du pays. Priorité de la discipline collective et de la hiérarchie. Un avocat libéral : recherche de la liberté contractuelle, de la prospérité matérielle et les compromis nécessaires à la paix sociale. Le militant ouvrier révolutionnaire social démocrate : qui déchiffre la vie sociale comme rapport de forces entre les classes. Le seul but qui vaille : l’émancipation du genre humain par la justice sociale. Discordance des valeurs est telle que toute réconciliation entre ces options est impossible...En réalité les choses sont plus subtiles. Il faudra plusieurs décennies pour découvrir qu’ils ont de bonnes raisons d’écouter leurs arguments respectifs. En attendant ce que l’on retient c’est le spectacle de l’antagonisme des options fondamentales. Moment de démocraties de guerre civile froide. La république de Weimar en offrira une bonne illustration à partir de 1918. Comment nouer ensemble les trois dimensions (le politique, le droit et l’histoire) pour obtenir une unité collective viable ? Le caractère problématique de la coexistence collective est intensément éprouvé. D’où l’audience des radicalismes... Cà ne peut pas durer. Etat pathologique de la société ; Il faut retrouver une forme d’unité collective (en finir avec le désordre établi) ou bien en restaurant une forme d’unité éprouvée durant des siècles avec les nationalismes ou bien en instaurant une forme inédite de collectivité (révolutionnaire). Un élément de diagnostic en commun : le renversement de l’ordre social existant passe par l’abolition de la structure libérale de la société bourgeoise. Pour les nationalistes, il faut revenir à une communauté organiquement soudée grâce au primat ordinateur du politique ; pour les révolutionnaires, la séparation de la société civile est la source de la domination de classe et de l’exploitation capitaliste ; il faut en sortir par l’abolition des moyens privés de production. La société bourgeoise libérale et ses contradictions et divisions est au centre des préoccupations. Celle-ci est jugée implicitement à l’aune de l’unité religieuse : forme hétéronome qui est assimilée à la forme de toute société possible. Cette forme peut se résumer dans la formule de l’unité symbolique et spirituelle créé par la commune subordination à l’altérité surnaturelle. Le fait frappant de l’histoire classique de l’Europe, est que les unilatéralismes successifs de déploiement de la structuration autonome se sont écoulés sans effort dans cette forme hétéronome. L’unité par l’obéissance politique, l’unité par le droit et la mise en commun des droits, l’unité par l’harmonie créatrice des libertés et des intérêts au sein de la société de l’histoire. Présupposé tranquillisant : l’autonomie a la même forme que l’hétéronomie. Apogée de cette tranquillité sous le libéralisme classique du XIX eme siècle. Le progrès c’est mieux que la tradition en matière d’unité du devenir de l’humanité ; la représentation c’est mieux que la domination et l’obéissance pour l’unité du peuple. La science et la raison font mieux que la révélation en matière d’accord des esprits. Mise en cause en 1900 : non seulement il y a le problème de composition globale des trois dimensions, mais celles-ci se révèlent comme des facteurs de déliaison ; Sens des différentes crises qui est crise de crédibilité du libéralisme classique : crise du progrès, crise de la science, crise de la représentation ; Au lieu d’unir les temps, l’expérience historique les désolidarise. Au lieu de lier pouvoir et peuple, la représentation les rend étrangers l’un à l’autre. Loin d’aboutir à une vision unifiée et réconciliatrice de l’univers, la science la fait éclater en de multiples points de vues. Le droit délie et oppose les êtres. Le politique introduit une extériorité à l’intérieur même des communautés humaines. Le sol ferme que garantissait une structuration hétéronome se dérobe en faisant surgir un monde humain inviable à force de tensions. Vertige si frappant de ce moment. Une autre face : cette unité perdue dans le présent s’offre à se reconstituer dans le futur moyennant un renversement de l’ordre social existant. D’où la prime aux idéologies extrêmes. Il y a une histoire de l’idée de révolution et de l’horizon révolutionnaire. Cette idée domine le XX siècle. Figure du militant politique. La résolution comme dépassement des divisions grâce à la reconstitution d’une unité collective assurée auparavant par les religions. La structuration autonome est passé dans l’implicite. Emprise souterraine qui modèle les comportements collectifs. Investit le politique de cette puissance d’unité capable de mettre fin à toutes les divisions précédentes ; Deux faces : effacement explicite de la structuration autonome et hétéronomie implicite définit la conjoncture totalitaire. Lire L’avènement de la démocratie. Les conditions dans lesquelles notre problème de régime mixte arrive à l’ordre du jour. Pb intimement lié à celui du dégagement de la structuration autonome du moule de la structuration hétéronome. D’où la difficulté à déchiffrer le XX : phénomène de l’ombre (moule hétéronome passe dans la clandestinité) est pourtant facteur décisif. Guidé depuis les coulisses. Totalitarismes : interaction entre arrière-fond hétéronome et un premier plan conduit par des principes autonomes : formations historiques aberrantes : religions séculières. C’est-à-dire anti-religion religieuses. Intérieurement contradictoires et extérieurement antagonistes. Aussi ennemies qu’elles sont jumelles. Ce qui compte, c’est la structuration collective qui sert de modèle au projet politique : d’un côté le projet conscient est la réalisation pleine et entière de l’autonomie, sauf qu’elle est visée incs par les moyens de la structuration hétéronome non reconnues comme tels. En pratique, domination idéocratique imposant une doctrine indiscutable au travers d’un parti reproduisant la hiérarchie la plus radicale. Réinvention incs de la forme hétéronome en langage moderne, au nom de l’accomplissement de l’histoire. Côté ultranationalisme : modèle éternel et intangible du passé contre l’égarement moderne. Communauté organiquement liée grâce à ... Modèle de la sortie de l’histoire comme illusion moderne. Reconstitution de la forme hétéronome. Anti-religion consciente mais inconsciemment religieuse. Moyens modernes empruntés à la modernité : mobilisation plébiscitaire des masses étrangère à la structuration hétéronome. Mon but : faire ressortir la puissance de ce facteur caché : l’insistance de l’implicite hétéronome a donné les formations historiques aberrantes que l’on a connu. Notre situation présente : idée de révolution s’est vidée de sens. Les religions séculières se sont éteintes. Les « masses » qui étaient supposées faire l’histoire se sont volatilisées. Le paysage mental est complètement différent...Qu’est-ce qui s’est passé ? Deux choses. Cet implicite hétéronome a disparu. L’insistance de l’idéal de l’unité religieuse s’est évanouie. Deux étapes : la dernière en date est l’ultime tournant idéologico-politique de la modernité. Mais la première étape doit être tirée de l’obscurité : l’ébauche de régime mixte que les démocraties sont parvenues à réaliser après 1945. Période 45-75 : on ne retient que la phase de développement économique dite des « Trente Glorieuses ». C’est oublier le miracle politique de la stabilisation des démocraties moyennant leur transformation en profondeur qui a fait des régimes du libéralisme démocratisé les régimes de démocratie libérale que nous connaissons : compromis entre des termes dont l’alliance ne va nullement de soi. Les démocraties sont parvenues à apprivoiser ces scissions, divisions qui semblaient les condamner. Désamorçage pour en faire des moyens de l’unité. Fait troublant : elles ont tirés les leçons des totalitarismes, en leur empruntant même un certain nombre d’instruments : trouve le passage entre l’impuissance du parlementarisme libéral et la toute puissance illusoire des totalitarismes. A tâtons, elles ont bâti une ébauche de régimes mixtes. Lire Avènement de la démocratie. Ligne générale : exploite les mêmes ressources structurelles que les totalitarismes, mais avec un usage opposé : primauté reconnue au politique sans le monopole idéocratique. Débat politique est institutionnalisé avec l’intégration des partis ouvriers : compromis est le mot clé. Compromis entre deux refus : de la limitation libérale des attributions du politique en matière d’organisation de la vie collective et refus de l’extension totalitaire du politique à l’ensemble de la vie sociale. Ces réformes se développent selon 3 axes : l’état social, le fonctionnement du régime représentatif, le contrôle du développement économique. Plan social : lecture individualiste et lecture collectiviste. D’un côté, le libéralisme qui ne répond pas aux inégalités réelles, de l’autre côté le socialisme faisant valoir le caractère systémique de ces inégalités et la nécessité d’une transformation globale de la société pour la réunifier au péril d’une négation du droit des individus. L’Etat social consiste à construire un compromis entre individualisation et socialisation. Il ne prend pas en charge l’existence collective et repoussoir de l’assistance, veut fournir aux individus les moyens de leur indépendance personnelle, ceci au moyen d’une redistribution prise en charge par la collectivité. Compromis aux réglages délicats d’où sort la formule de droit articulant la socialisation de l’individu et l’individualisation du social. Formule qui est au coeur de nos perplexités aujourd’hui. Deuxième défi : le contrôle politique de l’économie, après 29. Mais refus de l’étatisation de l’économie. Pas de dépassement de la séparation entre la société et l’Etat par l’appropriation des moyens de production. Orientation d’ensemble définie par la puissance publique. Il ne s’agit pas seulement de « régulariser », mais de piloter et de coordonner l’ensemble des activités en fonction d’objectifs collectifs : aménagement du territoire, réduction des inégalités... Au-delà de l’économie il s’agit de gouverner l’histoire en organisant la projection de la société dans l’avenir mais en laissant les individus libres d’exercer leurs activités (totalitarisme). Le front de la politique : comment remédier au dysfonctionnement du parlementarisme sans tomber dans l’imposture totalitaire d’un prétendu dépassement de la représentation par le biais du parti auquel le peuple est identifié (identification du peuple et du pouvoir, du peuple du parti et du leader...) Primauté d’un pouvoir politique individualisé. Au rebours des prétentions totalitaires de se donner un peuple uni, il s’agit de mettre en scène l’antagonisme entre partis bourgeois et partis ouvriers. Transactions nécessaires dés lors que l’on a renoncé à éliminer leurs adversaires. Par ailleurs, la grande faiblesse du régime parlementaire : instabilité des gouvernements et conséquences sur la conduite des affaires publiques. Révision d’un point fondamental de la théorie représentative : la primauté du législatif. L’exécutif en est théoriquement le dérivé. Changement de philosophie (leçon des totalitarismes) Le premier pouvoir représentatif, c’est l’exécutif. « Chef ». Nous n’avons pas le mot »leader »... La personnalité qui identifie l’exercice du pouvoir. Sur le fond il est acquis que la représentation politique se concentre dans le pouvoir d’action et d’orientation du pouvoir exécutif dont le législatif est la traduction. Projection collective dans l’avenir. Si pour conclure on dresse le bilan de cette reconfiguration : ces régimes méritent mieux le nom de démocraties libérales. Commencent à ressembler à un régime mixte. La composante démocratique se réduisait à la participation des citoyens à la formation des pouvoirs par le suffrage. Composante faible, capacité illusoire comme elle était d’ailleurs dénoncée. Avec cette triple réforme, la composante démocratique comme puissance collective des gouvernements acquiert une véritable consistance qui ne va pas jusqu’à ignorer la composante libérale. Débat infini sur leur équilibre... Sous un autre angle, celui du régime mixte, l’élément social historique conserve toute sa place dans une situation de croissance rapide mais cette place est balancée par le poids déterminant accordé au politique sous les traits de la nation trouvant la garantie de sa cohésion interne dans la redistribution. Et le droit lui-même acquiert une consistance effective au-delà des droits formels : les droits sociaux. Equilibre, mouvant par définition, de dimensions reconnues et articulées les unes avec les autres. Le chemin parcouru depuis lors : cette ébauche s’est défaite, et nous nous retrouvons dans une configuration de crise, aux antipodes de la précédente. Repose le problème de l’articulation des éléments de notre monde.
4éme séance
J’ai esquissé une histoire du XX siècle du point de vue de l’avancement de la structuration autonome. Totalitarismes et stabilisation des démocraties après la seconde guerre mondiale. Démocratie libérale : régime neuf, qui a 50ans d’existence.
La révolution silencieuse de 1975. Tournant de la dissolution de l’alliance entre autonomie et hétéronomie structurelle. Nous venons de devenir pleinement modernes, et la source de nos problèmes est là. La stabilisation des démocraties a créé les conditions d’une relance du processus de la sortie de la religion. Les trois vecteurs structurants ont achevé de se déployer : dislocation de l’ébauche de régime mixte qui s’était trouvé (articulation entre politique, droit et histoire). Leur métamorphose produit une combinaison dysharmonique et ingouvernable. Voilà de quoi est faite la crise de la démocratie. A la différence de la première crise avant la première guerre, pas de remise en cause de ses principes.
Ce que nous allons faire : Bilan méthodique de ce que sont devenues nos trois dimensions et analyse de la combinaison qui s’est établie. Idée fausse de la parenthèse : le XX siècle aurait été une parenthèse à partir de 1914, produits hors norme d’un dérèglement accidentel. La chute du mur aurait refermer la parenthèse. Thèse de Jean Becheler (1992, La grande parenthèse).Les principes libéraux reprennent un cours qui n’aurait jamais dû s’arrêter. Sur le terrain économique, rejoint la thèse de Piketty. Supériorité du taux de croissance du capital sur le taux de croissance économique. Loi qui fait du capitalisme un producteur d’inégalité toujours plus grand. Effort de redistribution suite aux guerres. Mais le capitalisme reprend son cours ordinaire (accumulation du capital). Délices des marxistes. Les calculs de Pyketty sont soutenus par Badiou (qui ajoute pour expliquer la redistribution la peur du régime soviétique après 1917, qui conduit les régimes bourgeois à des concessions). Dans cette perspective, évènements certes monstrueux mais contingents... on s’est pris la tête inutilement... Illusion par excellence de l’idée de la parenthèse ; Il est vrai que nous sommes dans un moment tocquevillien : la dynamique de l’égalité des conditions aujourd’hui. Dans un moment marxien : la dynamique du capitalisme semble redonner crédit à l’analyse de Marx. Théorie qui a les apparences avec elle. Pourquoi ces dimensions tocquevillienne et marxienne du réel ? Nous avons affaire à un développement continué qui s’est produit au travers de ces évènements (accidentde1914). Il s’est passé quelque chose d’intrinsèquement significatif durant ce siècle sans lequel nous ne comprenons rien à ce qui se passe. Développements de fond qui se sont traduits par des changements de direction : 1918 : embardée révolutionnaire totalitaire ; 1945 : la stabilisation démocratique ; 1975 : la relance libérale économiciste, individualiste. Mais toujours le même processus qui est à l’œuvre. Si la dynamique d’un capitalisme dégagé de toute entrave est passée au premier plan, c’est pour une série de facteurs qui eux ne relèvent pas d’une logique endogène de l’économie. Si la dynamique tocquevillienne est de nouveau spectaculaire c’est pas quelque chose de l’ordre providentiel... Dans le domaine humain-social, il n’y a que des interprétations. Cela ne nous condamne pas au relativisme. Il n’y a pas de vérité au sens scientifique. Rien n’obligera jamais à penser qu’il existe un inconscient. Mais il y a des interprétations plus ou moins vraies. Une partie est soumise à vérification ou infirmation par l’histoire (exemple de Marx soutenant que le capitalisme est miné par une contradiction insurmontable qui le condamne à l’effondrement). Ce qui est déterminant c’est le jugement effectué par des consciences individuelles en fonction de la prime d’intelligibilité qu’apporte telle ou telle option théorique, et les capacités de s’orienter et d’agir qui en découlent. Nous allons rencontrer ces options... Notre sort intellectuel est suspendu aujourd’hui plus que jamais sur quelques paris. Mon pari interprétatif : il s’est passé quelque chose qui a transformé sans retour les termes de la condition moderne. Situation entièrement inédite où les résurgences de la dynamique libérale du XIX relèvent d’effets d’optique, certes forts intéressants. Tocqueville certes, à condition de prendre en compte « la société des individus ». Marx également, mais nouveau capitalisme à prendre en compte. L’inédit central est l’aboutissement du processus de sortie de la religion. Parachèvement qui a libéré le déploiement de la structuration autonome dont les expressions ne sont plus moulées dans l’unité hétéronome. Immense problème de cette configuration. Dévoilement : défamiliarisation. Elle donne à voir des choses que nous pensions connaître mais qui peuvent être mieux comprises. Mais au-delà du désarroi normal provoqué par la perte de repères familiers, désarmement intellectuel auquel je ne vois pas de précédent. Induit un renoncement à penser. Résignation à l’inintelligibilité du monde est une donnée de notre temps. Et pourtant formidable ouverture... mais rien n’oblige à exploiter les possibilités qui s’offrent, dans l’histoire (qui est de ce point de vue un véritable cimetière d’occasions manquées). Première chose : nous avons affaire à trois dimensions irréductibles. Elles ne se laissent pas dériver les une des autres. Aucune n’est plus importante que l’autre. Le marxisme a fourni l’épreuve cruciale en faisant ressortir à contrario l’impossibilité de résorber le politique et le droit dans le social historique. Sens profond du pluralisme : ordres d’exigences qui ont des prétentions égales à faire valoir si difficile que soit leur conciliation. Registres spécifiques de l’existence collective. Le politique regarde les conditions de possibilités de l’être ensemble. Les communautés humaines ont à s’instituer (se faire exister) ; elles ont du pouvoir sur elles-mêmes. L’énigme principale étant qu’elles ont utilisé ce pouvoir en niant qu’elles en avaient... Le droit regarde les modalités de l’être ensemble : comment ? Il y a du droit parce que les communautés humaines ont à déterminer leur ordre par des règles et des normes ; légitimité qui rend compte des fondements de l’ordre en question. La religion apporte une légitimité surnaturelle. L’histoire enfin regarde le registre des finalités. Une fois réglé l’existence et ses modalités il reste la question des buts. Elle se déroule dans le temps qui est expérience du changement (ne serait-ce qu’avec la succession des êtres) et ouverture sur le futur qui appelle la définition de fins à poursuivre en fonction desquelles organiser l’action dans le présent. L’être pour lequel il ya du temps est l’être pour la mort mais aussi l’être pour l’action. Registre spécifique qui est projection dans un futur. Réponse des religions est catégorique : il ya une finalité qui s’impose et qui commande tous les buts, c’est la perpétuation de l’ordre collectif à l’identique. L’objet de l’activité collective (par rapport à la subsistance et la reproduction de l’espèce) est la lutte contre les altérations qu’introduise la marche du temps et les interactions entre les acteurs sociaux. Le rite : ce qui fut à l’origine est la loi du présent et de l’avenir. Ne faire qu’un. Ce qui a été sera. Bien sûr qu’il y a du changement (accidents, vicissitudes) imposé par l’environnement mais il est l’ennemi. Il faut en neutraliser les effets. Retour dont le rite est l’outil familier. Il peut réclamer d’avantage : sens premier du mot de « Réforme ». Un des gestes inauguraux de la modernité relève de ce modèle (Luther) : ambition du retour au christianisme des apôtres, retour à l’Eglise primitive. Il n’y a pas d’histoire au sens d’un devenir générateur assumé par ses acteurs. Les récits qu’ont peut faire de ces évènements (annales, chroniques) appartiennent à une curiosité marginale, et sont indifférents au cœur de l’activité commune. Si histoire il y a eu, c’est à l’origine. Dans le temps du mythe de la cosmogonie, de la création. Puis réitération. Cas révélateur de l’histoire sainte. Histoire de la révélation = cas intermédiaire car se déroule dans le temps humain mais en même temps relève d’une logique de la fondation originaire comme le mythe. Certains jansénistes lisent l’histoire à la lumière des figures de l’histoire sainte. Si on dresse le bilan de la structuration religieuse : répond à ces trois ordres d’exigences, mais en les masquant comme telles. Cohérence qui lui permet de réaliser une liaison intime mais dans son cadre il n’y a pas de politique comme telle. Les pouvoirs ne sont que des relais du foyer surnaturel. Les lois procèdent d’une inspiration sacrée qui interdit d’y reconnaître un droit au sens moderne. Il y a une organisation de la temporalité collective, elle tourne le dos à l’histoire (autoconstitution du monde humain poursuivi comme un but). La modernité c’est l’émergence de ces trois dimensions comme telles : le scandale du pouvoir (XVI, Machiavel) qui n’a rien à voir avec la morale chrétienne ; le scandale de l’Etat, et de son concept (autorité terrestre en charge des raisons autosuffisantes de l’organisation de l’existence collective. Autorité souveraine fondée à se subordonner l’Eglise qui organise le rapport avec l’au-delà « l’Eglise est dans l’Etat ». Emergence du droit (XVII), non pas du concept, mais deux choses : fondement terrestre du droit- ce fondement permet de concevoir une organisation complète du corps politique ; moyen de définition exhaustif de l’être ensemble. Il y a avait du droit positif, un droit laïque ou séculier (cadre Romain),comme technique de gestion des rapports sociaux placés sous l’égide d’un droit supérieur, la raison divine traduite en loi naturelle. Représentent l’adaptation de cet ordre parfait aux imperfections de l’ici-bàs et à la corruption de la nature humaine. Mais progressive abolition de l’écart entre ces deux niveaux. Cette résorbtion dans le droit naturel est consommée avec Rousseau. Emergence de l’histoire, de son concept (avec un H, fin XVIII) : comme ensemble unique englobant les différentes histoires particulières ; dimension spécifique de la condition humaine qui est son développement collectif dans le temps. L’Histoire au singulier. Découverte aussi qu’il est possible de déchiffrer un sens, une orientation. Le premiers sens est celui du progrès à l’inverse du devenir comme dégradation. Devenir tendant vers le mieux et produisant un monde qui se perfectionne peu à peu. Portée principale =ouverture d’un champ pratique à l’action humaine en direction de l’avenir. Réalisation pratique et élaboration théorique de son propre monde. Formule des saint-simoniens : l’âge d’or n’est pas derrière nous, il est devant nous. Renouvellement des repères des fondements de l’existence individuelle et collective. Ce dévoilement de ces trois registres s’est déroulé dans le cadre déterminé de la structuration religieuse (unité hétéronome). Sentiment d’une essentielle continuité du moderne par rapport à l’ancien. A la source du grand optimisme libéral de la fin du XIX. L’autonomie c’est la même chose que l’hétéronomie en beaucoup mieux. Assurance de continuité qui vacille début XX. Mais l’avenir s’offre comme le moyen de retrouver et donner sa forme pleine à cette unité : sens profond de l’imaginaire totalitaire. C’est sous ce jour que nous trouvons également le droit, le politique et l’histoire dans la démocratie stabilisée de l’après-guerre. On reconnaît toujours leur physionomie habituelle. Quels grands traits ? Nous ne savions pas ce qu’était le politique, le droit et l’histoire. Le dépaysement est tel que beaucoup d’observateurs vont conclure à la disparition de certains de ces éléments (seul le droit et l’économie surnagent).
Le politique : structure de commandement au nom de plus haut qu’elle
Le droit demeure essentiellement (droits sociaux surtout) : ce qui revient à chacun à l’intérieur d’une collectivité dont il a pour rôle de garantir la cohésion.
L’histoire demeure un principe de totalisation marquée par la dette envers le passé en direction d’un dénouement qui donnerait la somme aboutie de l’effort humain à l’intérieur du temps.
Nous sommes obligés de repenser ces trois choses. Résultats de cette décantation ? Circonscription de la configuration d’ensemble qu’ils dessinent. C’est l’objet de la prochaine séance.
5ème séance (17 décembre)
Le moment présent : radicalisation structurelle de la modernité. Dissolution finale de la structuration hétéronome du monde humain social. Cet aboutissement de la sortie de la religion dans l’espace européen = enjeu du moment-clé des années 70. Deux choses : le nouveau visage des trois vecteurs de la structuration autonome, visage nouveau par rapport à leur expression classique. 2) la configuration globale que forme ensemble ces trois éléments. Source de la « crise de la démocratie ». Repartir d’une phénoménologie de la mutation : typifier l’avant et l’après de ce tournant. Début 70 : régime mixte réalisant une combinaison entre les trois éléments. Le politique, le droit, l’histoire. Cet inédit s’insère dans une configuration classique de l’histoire européenne en ce qu’elle relève de l’ancienne hétéronomie .Equilibre atteint entre dimension libérale et dimension collective. Puissance collective concentrée dans l’Etat. Liberté laissée à la société civile de s’organiser à l’intérieur du cadre. Ce qui occupe les esprits, c’est le politique et l’histoire. La notion de masse et d’organisation faisant le trait d’union. Le droit est présent à la marge. Après, le politique et l’histoire ont disparus, on ne voit plus que le droit : individu et économie dérégulée. Poussons plus loin la description d’avant le tournant : double refus : refus de l’impuissance libérale classique qui a amené les totalitarismes. Refus de la toute puissance totalitaire. Ce ressort guide les réformes. Cette démocratie libérale représente l’ultime compromis possible entre autonomie et hétéronomie. C’est elle qui guide souterrainement la forme de l’ensemble. Le classicisme de cette configuration donne l’impression d’être dans la continuité de la modernité, cela tient à la préservation de l’hétéronomie. Nous sommes en guerre froide, armement nucléaire de part et d’autre. Primauté du politique. Unification de la collectivité par un commandement d’en haut au nom de plus haut que lui : en temps de guerre ce principe supérieur prend l’aspect d’un but immédiat qui justifie la mobilisation des forces collectives sous un commandement absolu. Les pouvoirs à légitimité fragile sont tentés par la guerre... Les réformes sociales ont pour but d’accroître la cohésion des nations. Même chose/ économie organisée. Cette conjoncture explique aussi bien le relatif consensus idéologique : les socialistes ne peuvent qu’applaudir les transformations...Les libéraux se résignent (prix à payer pour la préservation du monde occidental). Les droits sociaux ne se présentent pas sous l’aspect irréel du droit formel bourgeois. Ils représentent autant de liens inscrivant les individus dans leur société. Ils individualisent dans la socialisation. L’élément social-historique est dans tous les esprits. La confrontation avec le bloc soviétique est une confrontation avec l’ennemi idéologique. « Le marxisme est l’horizon indépassable de notre temps ». La «science » du développement des sociétés qui fait émerger la perspective de l’accomplissement final. Horizon intellectuellement dominant en Europe (la société américaine est, elle, immunisée). La vraisemblance de cette perspective ? S’enracine dans l’agencement structurel du politique et de l’orientation historique. L’ensemble des positions s’inscrivent dans la même matrice : révolutionnaires, socio-démocrates, réformistes. Le parti gouvernant s’inscrit néanmoins dans une version conservatrice de la même problématique : la fonction de l’Etat est d’orienter le développement des forces productives. Et socialisation par l’Etat de plus en plus répandue. Politique des revenus, sociale, d’aménagement des territoires...etc. Maîtrise rationnelle des rouages d’une société consciente de son fonctionnement. Mots d’ordre : modernisation, organisation, rationalisation, planification... Le gouvernement de l’histoire. But identifiable. L’Etat est l’opérateur en chef. Versions compatibles entre elles. Cette articulation du politique et de l’histoire est le coeur de cette structuration. Cette réalisation de l’histoire a pour instrument le politique (à la différence de Marx). Cà prend l’aspect des droits sociaux. Effectivité des droits sociaux font disparaître le droit formel. Le tournant fait exploser tout cela rapidement. Mais celui-ci est bien entendu en gestation longtemps avant. Avant d’y venir, insister sur l’empreinte hétéronome qui conditionne cette organisation. Vecteur pour le politique de l’imposition d’un principe supérieur dans la définition du collectif, et pour la nation de son aspect traditionnel d’appartenance, qui est devenu un but historique sans transcendance, mais conserve à l’Etat son aspect traditionnel de domination. Reste dans l’orbite du politico-religieux. L’unité par l’altérité. La forme demeure celle d’un levier en charge de réunir pouvoir et société. Parallèlement à cette union, le droit reste compris sur fond d’union de l’individuel et du collectif. La pointe la plus avancée, les droits sociaux, l’illustrent : ce sont des droits qui confortent l’individualité concrète de chacun en lui reconnaissant une place particulière au sein de la société. Solidarise l’individu avec ses pareils. Corrigent la dimension atomistique de l’individu. Alliance de l’indépendance et de l’appartenance. Moyens de retrouver un esprit communautaire traditionnel : bien vu par la démocratie chrétienne. L’unité hétéronome sur ce terrain a l’aspect de l’unité des temps. Le passé fondateur contient par avance tout présent et tout avenir : ce qui a été est et sera. L’avènement moderne de l’histoire =brise cette unité. Le présent est différent du passé : critique de l’héritage du passé pour travailler à un avenir qui sera différent du présent. Mais cette différence opératoire des temps va rester longtemps prise à l’intérieur de l’unité hétéronome : prégnance du schème de la fin de l’histoire ; moment symétrique du passé fondateur où l’unité perdue et retrouvée au final dans une totalisation finale du chemin parcouru qui lui donne son sens. Cette figure de la fin de l’histoire va prendre trois visages. Premier visage : le visage conservateur de la monarchie constitutionnelle qui réunit le passé et le présent autonome. Visage sous lequel Hegel introduit cette idée. L’histoire devient consciente d’elle-même. Vérité du présent lui permet de reprendre la totalité du passé dans le savoir absolu de soi. Le visage libéral du progrès :en cours de réalisation comme développement conscient des germes déposés à l’origine et progressivement épanouis : Spencer. Enfin le visage révolutionnaire d’une fin de l’histoire à opérer moyennant le renversement du présent (en germe dans le communisme primitif). L’unité du parcours est pensée à la fin au lieu d’être posé au début comme dans l’univers de la tradition. Unité des temps, cadre obligé dans les deux cas. Obligation vécue par les acteurs comme dette envers le passé et devoir envers l’avenir. Ces impératifs guident l’action collective et individuelle. Energie militante et esprit de sacrifice mobilisés par les deux premiers siècles de la société de l’histoire. Ressort de l’impératif d’agir en vue de l’unité des temps. Donne son sens à l’action humaine. Cette unité rendue possible par l’hétéronomie, se volatilise sans bruit. Agencement fondamental des sociétés humaines depuis toujours : on s’y retrouvait... C’est à cette aune qu’il faut mesurer la portée de l’évènement. Une des plus grandes ruptures de l’histoire humaine. Nous fait basculer dans un autre monde. L’expression effective des éléments structurants qui composent le monde humain c’est entièrement renouvelée. L’étrange, c’est que cet inconnu soit aussi peu ressenti. Illisible qui ne sollicite pas le déchiffrement. Manifestation palpable : crise de l’avenir. Evanouissement de l’histoire comme dimension organisatrice de l’expérience collective. Disqualification des figures relatives à cette dimension (cf. les trois inspirations évoquées la tradition, le progrès la révolution). « Il faut que tout change pour que rien ne change » : conservateurs modernes (Lampédousa dans le Guépard). Changement qui doit pérenniser les articulations essentielles de l’ordre humain. Le progrès libéral de son côté se fait dans le maintien des règles acquises à l’âge moderne. Stuart Mill : « le progrès c’est la même chose et quelque chose en plus ». La révolution sociale : avenir à base de rupture avec le présent. Cette discontinuité est accomplissement des potentialités du présent : Eluard : un autre monde existe. Il est dans celui-ci. Dénouement réconciliateur de l’histoire humaine. Derrière les trois figures, unité dernière des temps qui leur donne leur plausibilité. Cette unité se volatilise. Ont cessé d’être croyables ensemble. Il n’y a plus de vrais conservateurs, ni révolutionnaires, ni progressistes. L’avenir a cessé d’avoir une figure plausible assignable. On ne peut se le représenter. Dimension opératoire de cette unité : le passé est dans le présent. Détraditionnalisation achevée qui nous coupe du passé. L’infigurabilité de l’avenir et de son chemin a ruiné le principe des démarches qui visaient à inventer cette marche vers le futur : la planification. Phénomène qui affecte le mécanisme social de la relève des générations. Préparation de leur succession avec la formation. Cet effacement de l’unité structurante des temps ôte à l’histoire sa dimension palpable, le visage d’un même devenir. Mis en perspectives du présent avec les profondeurs du passé et les potentialités du futur. L’histoire n’existerait plus, elle s’est dissipée. Il n’y a rien à croire ? Athéisme social. Ce qui est sûr c’est que l’expérience historique a perdu son évidence. Il ne nous reste qu’un présent éclaté sans direction. Pas de passé identifiable, pas d’avenir probable. Parallèlement à cet évanouissement, le politique a perdu le surplomb autoritaire sa fonction d’entraînement vers l’avenir. Perd son ultime visage du commandement d’en haut au nom du plus haut. Il ne s’agissait certes pas d’un fondement religieux mais de la tâche séculière d’ouvrir les portes de l’avenir. Il n’empêche que cela conférait à l’Etat une position de conducteur prééminent. La forme demeurait structurellement identique. La crise économique a servi de détonateur à la mutation qui nous intéresse en battant en brèche cette puissance d’anticipation de l’Etat. Libéralisation et dérégulation dont nous vivons le déploiement. Leur position structurelle de médiateur avec l’invisible de l’avenir est emportée. Le tournant pris à dissout l’articulation structurelle
6ème séance (7 janvier)
Hypothèse explorée la fois précédente de l’aboutissement de sortie de la religion. Totalité censée du présent du passé et de l’avenir. Présentisme aujourd’hui. La prégnance organisatrice de l’un hétéronome se marquait dans la prééminence du politique. Son effacement se solde par une liquidation de cette primauté ; autonomisation de la société civile et remise en question du pilotage étatique. Plus d’unité obligatoire de l’individuel et du collectif. Explosion de la logique individualiste. Précédence en droit de l’individuel sur le collectif ; la politique et l’histoire ne tiennent plus le haut du pavé. Tout se passe comme s’ils n’existaient plus. C’est l’élément du droit qui tient la vedette. La question à partir de ce constat, est de départager les apparences et la réalité. En réalité il y en a plus que jamais, mais sous un jour inhabituel. Décantation structurelle simultanée des trois instances. Engendre une méconnaissance à leur sujet. Commande la perception des acteurs. C’est ce que nous éprouvons confusément comme crise de la démocratie. Nous devons intégrer cette dimension de méconnaissance dans l’analyse. Auto-occultation qui accompagne la radicalisation structurelle de l’histoire et du politique. Mais privilège ouvert : saisir dans leur vérité ces produits modernes de la sortie de la religion, ces 3 éléments organisateurs. Nouveau regard sur le monde humain-social. Mais révolutionne les termes de notre problème politique. L’autonomie est d’abord une affaire de structure. Le projet d’autogouvernement tel qu’il a émergé au sein de la modernité a été un échec jusqu’à présent parce qu’il a méconnu cette question primordiale : Qu’est-ce qui le rend possible ? A pris deux visages. Il a émergé dans l’élément du droit (Rousseau), c’est reformulé dans l’élément social historique (le communisme) mais dans l’une ou l’autre de ces versions il s’est révélé tantôt irréel, tantôt autodestructeur. Tous les essais –par exemple Castoriadis- plus récents échouent également. Restent en l’air faute de se poser la question des bases structurelles qu’il pouvait avoir : cadre, ordre, mode d’action. Nous sommes passés dans une troisième problématique : ces vastes projets paraissent s’être vidés de sens (excepté les anciens combattants). Décantation fait ressortir la naïveté des projets antérieurs. Ambiance de fin de l’histoire... mais derrière notre présentisme, conviction que demain sera identique dans son contenu comme dans sa forme. Sentiment justifié de l’inachèvement de leur organisation, emprise continuée de l’ancien régime. Eh bien, c’est fait ! Nous sommes intégralement modernes : asthénie et désarroi... Seule perspective : l’accomplissement personnel. A-t-on définitivement tué le projet de l’autonomie ? Sans doute que non. Reformulation nécessaire de ce projet : une structuration autonome est sa condition indispensable. (à l’autogouvernement). Mais elle ne suffit pas. Elle peut même nous égarer radicalement. L’autonomie structurelle n’est pas l’autonomie substantielle. La manière dont les éléments s’ajustent entre eux nous conduit vers l’impuissance et l’autodestruction. Contradiction principale de nos sociétés. Plus entre le capital et le travail mais entre les moyens de notre liberté et l’usage que nous en faisons. Commencement d’une autre histoire. Celle de la liberté. Ce que nous avons connu jusqu’à présent est l’histoire d’une libération. Car nous ne savons pas nous servir de la liberté. Aucun déterminisme ne nous prédestine à faire un bon usage de ces moyens. Aucune fatalité. Telle est la leçon du présent. Les conditions de la liberté ne sont pas la liberté. Pas d’automatisme paresseux de la liberté ! Il n’y a que ce qui est difficile qui est intéressant.
Première approche synthétique de la manière dont les structures se combinent :
Le politique est à deux faces : regarde vers l’intérieur et vers l’extérieur des communautés humaines. Vers le dedans, et du côté de leur mode de coexistence (vers le dehors) : concept de médiation. Le politique : médiation des communautés humaines avec elle-même et avec les autres. Parachèvement moderne de l’Etat Nation. Il y a du politique car les communautés humaines ont à se faire exister (différence avec les sociétés animales), elles ont du pouvoir sur elles-mêmes. Elles ont à assumer leur particularité irréductible. Il y a du politique car il n’y a pas de société universelle du genre humain. Aucunement incompatible avec l’unité du genre humain et des critères universels. Question pratique et théorique qui est celle du siècle : condition de l’universel et de sa réalisation. A été au centre du mouvement ouvrier sous le nom d’internationalisme. Refus partageable du nationalisme chauvin, du bellicisme. Premier programme la solidarité internationale et la paix. Sur le plan programmatique proprement dit qu’est-ce que cela veut dire ? En bon marxiste, dépassement du politique et abolition des Etats nations (car appareils d’exploitation) : « l’internationale sera le genre humain ». Version plus modérée : programme de collaboration pacifique entre Etats nations : Jaurès. Immense point d’embarras, spécialement marxiste-léniniste. Composer les principes théoriques et le mouvement nationalitaire... L’internationalisme n’empêchait pas la défense des intérêts nationaux de l’Union Soviétique. Sans parler du problème des pays satellites de l’Est européen. Rivalité de la Chine et de l’Union Soviétique. Aujourd’hui, la mondialisation économique : n’annonce-t-elle pas l’extinction des Etats nations ? La réponse est non (c’est un pari). Au contraire la mondialisation a tranché la question au delà des embarras de l’internationalisme. Le monde mondialisé est un monde d’Etats-Nation. Intelligence du politique (pour le comprendre). La société générale du genre humain ce n’est pas pour nous. Mais cela nous ouvre sur l’universel. Nous avons à réaliser l’universel (et non à le vivre) cela ne peut se faire que dans la particularité, dans un effort indéfini pour la dépasser. C’est tout le paradoxe de la condition politique. Analogie éclairante avec le langage : désignation abstraite d’une faculté universelle mais nous ne parlons pas le langage mais des langues. Il n’y a pas de langage général du genre humain. Gagnepain : « les dauphins parlent le dauphin, l’humain ne parle pas l’humain ». Pluralité de langues spécifiques. Pas encore de grammaire générale. Ces séparations ne sont pas insurmontables. Elles sont traduisibles les unes dans les autres (relativement, mais on l’explique par le dictionnaire des intraduisibles). A partir des langues « naturelles », nous avons la possibilité d’édifier une langue artificielle, les maths, mais au second degré (elle s’efforce de purger l’équivocité des langues naturelles). Elle est une construction intellectuelle mais n’est pas habitable. Idem pour les sociétés : pluralité des communautés politiques est du même ordre. Elle n’interdit pas de se comprendre, de véhiculer des idéaux universels (comme les maths). Mais ceux-ci relèvent d’un travail d’élaboration de second degré. La condition de cela est leur pluralité même. Nature et objet de ce travail de l’universel ? La mondialisation est à regarder comme un phénomène fondamentalement politique : parachèvement de la forme Etat nation sous l’aspect de sa généralisation mondiale. Forme politique commune, seule concevable désormais à l’échelle de la planète. Mise en forme politique qui sous-tend la globalisation économique. Infrastructure politique. A la racine de cette mondialisation de l’Etat-nation il y a cette expression de l’ultime tournant théologico-politique de la modernité, il y a ce phénomène de la désimpérialisation du globe. Evacuation de l’empire de notre horizon. L’empire était l’horizon suprême du politique. La forme accomplie de l’un hétéronome : réunion de la totalité des hommes sous un pouvoir unique qui réalise l’union de la Terre et du Ciel. Ce rêve impérial aura été à l’œuvre en plein phénomène du XXème siècle (totalitarisme). Sous une forme plus bénigne : projection coloniale des métropoles européennes : mondialisation impérialiste (« L’impérialisme, stade suprême du capitalisme », Lénine). Il faut substituer une interprétation politique à l’interprétation économique. Le schème impérial est projeté sur le reste du monde. La seconde mondialisation est la nôtre depuis les années 70. Sauf qu’elle est placée sous un signe inverse : la décolonisation est passée par là. Effacement de la forme impériale et diffusion du polycentrisme national. Exclu toute domination exercée d’en haut. La dissolution du dernier empire : l’empire soviétique. Dynamique qui se traduit dans le retrait du rôle de la république impériale des EU (Raymond Aron). Vocation exceptionnelle qui se déploie dans une dimension impériale (au XX), qui se trouve sur le reculoir aujourd’hui. Fin des guerres majeures, des conflits frontaux entre nations (cf. les deux guerres mondiales). L’escalade vers des conflits toujours plus importants est derrière nous. Ces conflits ne tenaient pas à la forme nationale mais à cette part impériale hétéronome qui continuaient de les habiter. La décantation de la forme Etat nation révèle un autre paysage. Ils sont faits pour la paix. La généralisation de l’Etat-nation arrive comme une imposition en Afrique sur un terrain non préparé...faillite. Ces structures ne peuvent se transmettre en kit avec notice de l’emploi en esperanto !
Vecteur structurel de la sortie de la religion. Nous sommes dans un monde sans dehors. Cà n’est pas écrit dessus (l’Etat nation). Mais se l’approprier c’est s’approprier la mise en forme du politique déterminée par la forme structurelle de la sortie de la religion. Quand ils évoluent dans un univers de représentation religieux, réaction, effervescence à caractère religieux... Peuvent aller jusqu’au rejet de la forme Etat-nation : ère islamique avec le retour du califat (forme impériale). Sur le plan théorique, cette généralisation oblige à réviser son statut dans le répertoire des formes politiques ; il faut historiser notre typologie. Il y a eu un premier âge des sociétés religieuses sans Etat dont la forme politique unique est la tribu. Deuxième âge des Etats religieux : dans ce cadre, variété significative autour de la cité, du royaume, de l’empire... Instabilité de l’interaction entre pouvoir et religion. Illusion de stabilité du royaume. On a dans l’ère islamique l’équivalent de ces trois formes : sultanat (cité), émirat (royaume), califat (Etat impérial). La nation est-elle une quatrième forme ? Avec la généralisation de l’Etat-nation, nous passons dans un troisième âge. Retour à une forme politique unique. Nous sommes passés dans un troisième âge et nous retournons à une forme politique unique. La seule variation est fonctionnelle, c’est la taille. La forme Etat nation absorbe et combine des traits des trois autres formes. Elle est synthétique et peut s’imposer comme la seule. Si l’on se tourne vers l’ordre interne, la transformation est aussi gigantesque :
L’évanouissement de structuration hétéronome : effacement de ce qui continuait envers et contre tout d’inscrire le politique dans le registre de la domination. Gardait l’allure d’une instance qui subordonne, ordonne, gouverne d’en haut. Une fois le gouvernement devenu représentatif, il garde l’allure et l’autorité qu’il devait millénairement à sa position de médiateur avec la transcendance. Légitimité absolue qui rend la force indiscutable. Cette supériorité d’essence sacrale s’est dissipée. Non pas que le politique ait disparu. Mais rôle radicalement différent. Il était la superstructure, il bascule dans l’infrastructure. Il était l’instance de la communauté avec Dieu, il est l’instance de la communauté avec elle-même. Il devait déterminer l’ordonnance de la collectivité, il est en charge d’instituer l’organisation collective. Contraste schématique qui ne doit pas tromper. Propriétés en gestation depuis longtemps. Mais elles restaient dissimulées derrière des apparences traditionnelles. Rôle infrastructurel croissant. Travail horizontal de la collectivité avec elle-même, idem. L’étreinte ordonnatrice et législatrice voile le travail d’institution proprement dit. Il n’y a pas eu invention, mais décantation finale d’une longue genèse obscure de la fonction instituante et médiatrice du politique. Grande portée du fait. Evènement d’une importance comparable à la révolution religieuse du surgissement des Etats. Tournant de la décantation de la structuration autonome. Trois configurations de l’Etat humain social. La première configuration : recouvrement du politique par le religieux. Deuxième configuration : commence avec la naissance des Etats. Repose sur un partage des tâches. Complémentarité entre le religieux et le politique. Troisième configuration : le politique à la place de la religion. Pour la première fois se retrouve seul en charge de l’institution de l’être ensemble. Le phénomène remarquable : cela le rend invisible aux acteurs. Ne s’impose plus à eux, ne les contraint pas directement, n’occupe plus le sommet de l’édifice social. Il était ce qui se voyait le plus, il devient ce qui se voit le moins. Infrastructure fonctionnelle. Occultation de la place du politique dans le fonctionnement de nos sociétés. Inhérente à son rôle médiateur. La médiation verticale est en relief, la médiation horizontale tend vers l’invisibilité. Elle fait croire à la proximité immédiate de soi avec soi. Pour conclure : les corrélats et les effets en chaîne de cela : quatre directions : 1) autonomisation de la société civile. Le principe était acquis de longue date. Mais demeurait sous la domination de l’Etat. Encadrement politique de l’Etat nation. Elle est devenue une sphère de liberté privée. Réglée par les accords entre les individus et l’autorégulation de leurs transactions, les marchés. Métamorphose du politique, transformations du droit et de l’histoire. La place de l’économie capitaliste. 2) Cette autonomisation s’accompagne de son individualisation sous le signe du droit. Deux mouvements corrélés. Déliaison. 3) Changement décisif entre pouvoir et société. Le gouvernement devient intégralement représentatif, émanation de la société. La politique s’émancipe du politique. Nouveaux problèmes : rapport entre l’Etat et le gouvernement. Problème de représentation : qu’est-ce qui est à représenter ? 4) L’autonomisation de la société civile en bas s’accompagne de l’autonomisation de l’espace public en haut, en devenant espace public médiatique. Espace public c’est-à-dire la sphère des représentations que la société se donne d’elle-même et la sphère des idées susceptibles de la guider. Ne relève plus du fondement transcendant conjoint au pouvoir et à la société (il n’y avait pas d’espace public, puisque les représentations étaient la substance même des rapports sociaux... Question de la manière dont ce domaine peut jouer un rôle dans la vie sociale. Ampleur du changement de structure car si l’on met bout à bout l’ensemble de ces changements, on peut mesurer l’ampleur du trouble. L’énorme confusion ambiante tient à cela.
7ème séance (14 janvier)
Cette rupture n’a rien changé sur les principes mais la forme des réalités où ils s’appliquent. La notion de postmodernisme a maladroitement approché ce changement. Idées qui ne sont pas contredites mais confirmées mais leurs bases et leurs conséquences ont été transformées. Exemple du droit. Espèce de somnanbulisme dans lequel nous évoluons. Il y a eu dégagement du politique avec la décantation de sa fonction instituante et médiatrice qui le constitue dans son rôle d’infrastructure. C’est aussi ce qui explique la désimpérialisation ( ?). Dissociation du politique et de la politique, autonomisation de la société civile, autonomisation de l’espace public (montée en puissance du système des médias). Dégagement d’une sphère intime de l’individualité (la parenté et la famille se sont plus les rouages organisateurs de l’être ensemble). Plutôt que de creuser ces points de vues, vision d’ensemble de la configuration : triple dégagement du politique, du droit et de l’orientation historique.
Dégagement du droit comme tel : le dégagement du politique, c’est la mise en lumière des deux dimensions de l’institution et de la médiation, pour la première fois lisibles. Dégagement du droit : autre dimension constitutive que l’on peut ramasser dans le concept de normativité dont l’expression sociale est la légitimité. Révolution de la légitimité sous l’aspect d’un second moment des droits de l’homme, dans le cadre plus large de la formule de « la société des individus ». Structuration collective sous l’égide d’un principe de composition... Première difficulté : la notion de droit qui doit être dédoublée comme la et le politique. La distinction du droit naturel et du droit positif. Le second = régulation concrète des rapports sociaux ; le premier est plutôt théorique, regardant les fondements d’un ordre juste. Ordre du cosmos, de la raison divine, de la nature des choses ; identification du légitime et non connaissance du légal. C’est précisément cette situation traditionnelle qui a été bouleversée : identification des deux ; inscription du spéculatif dans la réalité sociale. Le droit fondationnel commande au droit fonctionnel. Il faut reconnaître dans cette révolution de la légitimité un mouvement qui vient des débuts de la modernité. Répétition d’un cycle historique qui a conduit de la révolution théorique du droit naturel moderne à sa concrétisation pratique de la révolution des droits de l’homme au XVIII siècle. D’où un second moment des droits de l’homme. En premier, invention du pacte social, contractualiste (Locke, Brutus, Hobbes, Rousseau) = le gros morceau de l’histoire de la philosophie politique. La bonne connaissance de ces auteurs sont indispensables mais ne suffisent pas. La philo commence avec des questions qui vont au delà... D’où sort cette révolution ? Quelle est sa signification intrinsèque ? Comment expliquer le fait que cette construction intellectuelle ait pu passer dans la réalité de nos sociétés et devenir leur règle de fonctionnement ? La philo politique de la modernité doit répondre à ces trois questions, sous peine d’être une curiosité antiquaire. Cette révolution du droit naturel moderne ne s’explique qu’en fonction de la révolution politique antérieure, et de la constitution de l’Etat moderne (1600) qui se fait contre les Eglises. L’Etat souverain de droit divin. Est investi par Dieu, légitimité religieuse supérieure à celle des Eglises : droit divin. Lutte des légitimités, point de départ de la révolution du politique de l’Etat moderne. L’Etat moderne se pose comme fondé à se subordonner les églises selon le principe « l’église est dans l’Etat ». Mais fragilité, bricolage théologique conjoncturel : l’Etat est d’un ordre extra surnaturel. Machine à délier le ciel et la terre ; c’est cette précarité du droit divin, l’Etat de droit divin, que va faire éclater la révolution anglaise. Révolution traditionaliste dirigé contre la monarchie absolue de droit divin. Hobbes en bon partisan de celle-ci (révolutionnaire réactionnaire) prend acte de l’insuffisance de cette légitimation, invente le schème contractualiste. Si l’on veut armer l’Etat souverain d’une légitimité supérieure, il faut un autre fondement : pacte originel passé entre les individus capables de tuer dans l’œuf la guerre de tous contre tous, et celles des opinions religieuses, et ainsi garantir la sécurité de chacun. Pensons l’enjeu de ce principe contractualiste ! Principe alternatif du principe de droit divin. Deux possibilités : ou bien la justification vient de l’extérieur et de l’antérieur, ou bien elle est immanente, de l’intérieur de l’espace humain. Elle est concevable que sous l’aspect des droits détenus originellement du seul fait de leur existence par des individus posés indépendamment les une des autres et également libres. Egalement libres n’est pas la même chose que égaux et libres. Il n’y a en droit que des individus également libres. Source primordiale du pouvoir. Alternative radicale : droit de Dieu ou droits de l’homme. Progressive matérialisation et entrée dans la réalité de ce principe de légitimité. En deux temps. Selon deux cycles d’accréditation distincts : au départ, construction livresque, « onirique »... Figure absolutiste du contrat chez Hobbes. Figure libérale chez Locke. Figure démocratique chez Rousseau. Les changements vont finir par rendre plausible l’application de ces principes sous l’égide des droits de l’homme (1970). Avec la révolution française, l’irruption des droits de l’homme dans le réel débouche sur le renversement de la monarchie. Moment politique des droits de l’homme. Cible principale : le pouvoir ; Souveraineté du peuple, principe de citoyenneté. Question épineuse : qui sont les citoyens ? Il faut commencer par établir l’égalité en droit des personnes → destruction de la colonne vertébrale de l’ancienne société : la hiérarchie des statuts sociaux et des ordres juridiques. Ce principe s’imposera comme le plus immédiatement universalisable des droits de l’homme. Il faudra un bon siècle pour que ses corrélats s’installent dans les têtes et dans les moeurs. Mais l’égalité en droit deviendra la pierre angulaire des systèmes juridiques positifs. Permet de lier le principe de légitimité aux systèmes légaux. Egalité en droit rapidement adoptée car condition de la rationalisation des systèmes juridiques. Cette rationalisation suppose l’uniformité des règles. La même loi doit s’appliquer à tous. Cette rationalisation est l’une des grandes aspirations des Lumières. C’est Bonaparte qui lui donnera son aboutissement : codification du droit ; au lieu de règles éparpillées sans autre justification que l’usage, la tradition, la coutume, le Code lui substitue un exposé motivé et systématique des lois. Ce qui permet de parler du droit moderne comme d’un droit rationnel. Egalité devant la loi. Il y a un lien profond entre cette rationalisation du droit positif et l’inspiration sous-jacente du principe de légitimité moderne ; on peut montrer que ce travail de rationalisation est inséparable (aussi positif soit-il) de la logique intellectuelle du point de vue individualiste qui est celui des droits de l’homme. Mais à l’époque (Napoléon) ce lien reste caché, inavoué, refoulé. Le droit positif si rationnel qu’il se veuille reste commandé expressément par des impératifs d’ordre social qui l’éloigne radicalement d’une référence aux droits de l’homme. Les juristes ne veulent pas en entendre parler. Considérations définies par eux de philosophiques, naïves et dépassées. Le XIX voit se déployer le point de vue de l’histoire : critique radicale du rationalisme juridique du XVII et XVIII. Au regard de la dynamique du devenir, l’individu considéré isolément de droit fait figure de fiction irréelle. La découverte de l’histoire semble à tout jamais disqualifier l’idée d’une fondation en droit et renvoyer l’idée du contrat au passé. Cette critique de fondation du droit : première grande expression chez Hegel. Cause supplémentaire avec la révolution industrielle et le surgissement de la question sociale. L’abstraction du droit, avec Marx, n’est pas une seule erreur intellectuelle. Elle relève d’un illusionnisme intéressé. Masque la réalité des rapports sociaux. En posant les individus comme formellement égaux, il s’agit de cacher les inégalités réelles. Voile la réalité matérielle d’une société organisée par la domination de la classe bourgeoise et l’exploitation du travail par le capital. La résorption de cet écart est l’objet de la Révolution. Abolition du droit par sa réalisation au sein des producteurs librement associés. Il est indispensable de retraverser ces idées. Il faut retrouver la profondeur de la disqualification du droit par l’histoire pour apprécier la réhabilitation du droit dont nous sommes témoins. Evènement philosophique qui signale un changement de paradigme. Par un de ces renversements de perspectives, la société de l’histoire a donné peu à peu consistance à cette figure de l’individu de droit qu’elle avait paru liquider. Elle a porté dans ses flancs un second cycle du principe de légitimité moderne. Le moment social des droits de l’homme. Ce travail d’accréditation est resté longtemps invisible. Devient perceptible dans le moment de crise du libéralisme (fin XIX), et se déploie en grand après 1945. Une voie très concrète et une voie très abstraite. Après 45, apparaît sous les traits de la consommation et de l’Etat social. Refaçonnement de la condition de l’individu concret. Redéfinition de l’individu de droit abstrait. C’est la conjonction de ces deux phénomènes qui a produit la révolution de la légitimité que nous connaissons et la réalisation sociale de l’individualisme. Individualisme ? Premier versant : double mouvement d’individualisation du social et de socialisation de l’individu. Qui a subverti les termes du libéralisme classique. Ex de l’éducation : elle accroît par un côté les moyens de liberté de l’individu ; une société moderne est intrinsèquement éducative. D’un autre côté, l’éducation dément la fiction d’un individu robinson qui s’affirmerait par lui-même ; elle dénonce le mythe d’une autarcie primitive de l’individu. Il est un produit social. A la fois ultra sociaux et hyper-individuels. Sur l’autre versant, la redéfinition de l’individu de droit passe par la connexion des droits formels et des droits réels dont l’Etat social est la réalisation exemplaire. Avoir les moyens de subvenir à ces besoins nécessaires pour jouir de la liberté. Nous sortons de l’alternative entre l’individualisme et le collectivisme. L’Etat social trouve le passage entre les deux. Trouve le moyen de leur assurer leur indépendance, mais il est anti-collectiviste. Révision de la formule du contrat social par adjonction d’une clause tacite. Clause implicite : la société produite de la sorte est simultanément la société dans l’obligation de produire les individus. Cercle tacite de la légitimité nouvelle. Conditions permettant aux principes de légitimité moderne de s’inscrire pour de bon au poste de commandement. Notre ultime tournant théologico-politique en est la cause. Avant : subordination obligée aux appartenances collectives. Fabrique de l’individu abstrait et de l’individu concret. L’individu matériellement et intellectuellement en position d’exercer ses droits d’individu. Il est conforté dans cette liberté par l’assurance d’en jouir effectivement. Les deux branches se sont conjointes. C’est l’originalité de notre second mouvement des droits de l’homme. Autant le premier moment avait été spectaculaire (qui annonce un monde nouveau) autant ce second moment social est passé inaperçu ; en s’inscrivant dans la continuité de ce long moment de la concrétisation.
Il n’a pas innové sur le fond mais radicalise l’application de ces vieux principes. Cette discrétion fait que le lien entre individualisme pratique et individualisme juridique reste très communément ignoré. La dimension pratique a été notée. L’intérêt pour la dimension juridique se voit bien après, sans établir de relations entre les deux. Or elles sont indissociables. Décantation simultanée de la société des individus et du principe de légitimité moderne. La spécificité de notre individualisme (qui vient de très loin) est d’être à la fois un individualisme juridique et un individualisme social. La portée structurelle de l’évènement s’en éclaire. Le droit est bien plus ici qu’une technique de régulation des rapport sociaux. Il engage la structuration de l’être ensemble ; car définit un principe de composition de tout collectif possible. Par société des individus, il faut entendre non pas seulement une société où il y a des individus, dont les membres se comportent idéologiquement de manière individualiste, mais la société qui se pose pratiquement en tant que société, comme société composée uniquement par des individus de droit, seul fondement admissible de tout lien. Nous avons vu comment s’est traduite en pratique cette décantation : par un double mouvement d’attribution généralisée du statut d’individu de droit et d’appropriation subjective de ce statut. Désinstitutionnalisation de la famille avec la reconnaissance des droits des femmes et des jeunes. Appropriation subjective : révolution psychologique modifiant le rapport des êtres à eux-mêmes, aux autres et au collectif. Sur le terrain juridique nous avons vu qu’il s’agit d’un moment fondationnel qui transforme le système de droit. La vieille distinction entre droit naturel et droit positif a cessé d’être pertinente. Les droits de l’homme sont entrés dans le droit positif. Sont devenus des droits fondamentaux. Le droit fondationnel a pris le pas sur le droit fonctionnel. Nous avons pour la première fois affaire à d’authentiques systèmes de droits rationnels. Aussi important que le moment de codification engagé au XVIII. Ce moment fondationnel a transformé du dedans l’esprit de la démocratie : démocratie des droits de l’homme dont la pierre angulaire et l’Etat de droit. Place éminente du pouvoir judiciaire qui s’impose comme le pouvoir exemplaire. Le plus adéquat aux attentes d’une démocratie des droits individuels. Le pouvoir modèle a été pendant longtemps le pouvoir législatif puis le pouvoir exécutif... Pour clore ce bilan des transformations du droit, les problèmes qui l’accompagnent : la société des individus est une société habitée par un problème intrinsèque de méconnaissance à son propre sujet : société dont les membres tendent à ignorer sa dimension de société. Dynamique de juridicisation portée par la logique des droits individuels. Jusqu’où ? Avant, bras armé de l’ordre social. Arme de la domination (Marxisme). Mais inversion de signes : maintenant la juridicisation est le vecteur actif de la dénégation de l’être en société. Un dernier mot pour justifier la formule utilisée au départ : décantation du droit comme tel ? Pour la première fois nous sommes en mesure de discerner la raison du droit dans ce quelle a d’irréductible : expression effectuante principale de cette propriété constitutive du monde social, la normativité. Il y a du droit parce que le monde humain-social a pour propriétés d’être un monde de normes. Ne pourra être aboli par aucun dépassement. Il n’est pas objectif mais subjectif : il ne se contente pas d’être, il est agencé par un devoir être. Il s’ordonne en fonction de normes qu’il se donne, d’intentionnalités objectivées. Il s’auto-définit par des choix, prescriptions et interdictions. Elle est anthropogène et sociogène. Ce n’est pas un phénomène d’après coup. Elle est ce qui donne l’humain à lui-même, dans un travail d’application à lui-même. C’est par ce travail qu’il y a un soi comme rapport à soi placé sous la définition d’un devoir être. Il n’y a pas de monde humain hors de la référence à des règles susceptibles de valoir pour tous. Tous dans le temps aussi. Transcendance temporelle. Pourquoi cet élargissement par rapport au concept du droit ? Le champ des normes est plus large que celui du droit : trois secteurs. Pôle de la normativité morale (règles qui régisse, la conduite de chacun). Pôle du droit qui régit lui de façon indépendante de la morale les rapports sociaux. Ils appartiennent au même champ normatif (et sont éventuellement contaminés l’un l’autre). Entre les deux, secteur intermédiaire, celui du champ des moeurs. Beaucoup plus large que la civilité. Hegel l’appelait « l’éthicité ». Rapports interpersonnels qui ne relève pas de la moralité, ni du droit mais d’une objectivation d’un devoir être quant à ce que les membres d’une collectivité se doivent les uns les autres. Regarder de plus près l’organisation du champ juridique : règles explicites/ sanctions. Litige sur l’interprétation de ces règles/ institution judiciaire comme arbitrage impartial des litiges. La notion de légitimité n’est pas aimée des juristes... Source suprême du droit accessible à tous susceptible de jeter le trouble dans les opérations des professionnels du droit. Un système normatif comporte deux nécessités. Justification d’ensemble des normes (fondement). Devoir être qui s’explique, se justifie. D’où viennent ces règles ? En vue de quoi sont-elles formées ? Derrière tout système de règles, il y a la réponse à leur pourquoi ? Que deux réponses : où elles viennent au dessus de nous ou elles viennent de nous. Nous avons assisté à la clarification du droit comme tel. La légitimité religieuse a écrasé le fait du droit dans sa nature propre, en en faisant un dérivé. Il nous faut à présent assumer le fait du droit comme dimension constituante de l’être ensemble, sans oublier que la norme est constitutive de l’être soi. La prochaine fois, l’histoire et sa métamorphose...
8ème séance (21 janvier) : Les ressorts de l’islamisme.
Quels sont les ressorts de la violence djihadiste ?
Nous ne sommes pas là pour commenter l’actualité mais quand, comme c’est le cas, l’actualité vient percuter la théorie du présent qui nous occupe, il est difficile de l’ignorer. Les questions des uns, les interpellations des autres m’ont convaincu de faire une petite pause dans l’examen de notre objet habituel pour consacrer la séance d’aujourd’hui à l’arrière-fond des événements qui viennent de toucher le pays. Nous traitons en général de la sortie de la religion et de ses effets, nous sommes en plein dedans. C’est l’occasion de tester la grille de lecture que je m’efforce de développer. Que vaudrait-elle en effet si elle n’avait rien à dire sur la situation et si elle se montrait incapable de jeter ne serait-ce qu’un début de lumière sur ce que représentent ces violences commises au nom de la religion ? Ce que je voudrais essayer de montrer justement, c’est que nous sommes devant des manifestations caractéristiques de la sortie de la religion et qui ne s’expliquent que par elles. Essayer en un peu plus d’une heure de donner un éclairage général sur ces phénomènes relève évidemment de la gageure. Je n’ai pas cette prétention mais il s’agira au moins d’esquisser la direction dans laquelle on pourrait plausiblement envisager ces phénomènes pour les amener à l’intelligible.
Le premier point à souligner, dans la continuité de notre objet habituel, le point que ces événements ont achevé de faire ressortir, s’il en était besoin, c’est à quel point nous autres européens, et tout particulièrement nous autres français, nous sommes sortis de la religion. Nous en sommes tellement sortis que nous n’y comprenons plus rien spontanément et que nous sommes désarmés devant ces manifestations d’un religieux auquel nous sommes devenus purement et simplement étrangers. L’idée que nous nous faisons de la religion sur cette base, car la sortie de la religion ne signifie pas la fin de la religion, nous rend inintelligible le religieux dont peuvent se réclamer nos djihadistes. Au point que la tentation première est de dissocier les deux. Rien à voir avec la religion. Et pourtant si, même si ce religieux est loin de nos repères immédiats. Il est ce religieux qui a complètement cessé d’être le nôtre depuis peu. Le religieux associé à la structuration religieuse, à la mise en forme de l’être-ensemble.
Ce que je me propose de mettre en lumière dans la série de nos séances sous le nom de crise de la démocratie, nous en avons déjà entrevu quelques aspects, c’est la passe dangereuse où nous jette ce parachèvement de la sortie de la religion et la radicalisation structurelle de la modernité sortie de la religion qui va avec. Passe dangereuse, c’est ce que nous considérons habituellement du dedans même de nos régimes et de nos sociétés par les illusions ou les dévoiements où elles les entraînent. Nous touchons ici à un autre aspect de cette passe dangereuse, son aspect externe. Elle nous rend vulnérables en nous aveuglant sur la nature de nos ennemis car nous avons des ennemis, même s’il nous est difficile de les penser. Elle ne nous empêche évidemment pas de nous défendre contre eux quand ils nous attaquent les armes à la main. Mais elle nous empêche de les comprendre et de cerner les tenants et les aboutissants de leur démarche. Par conséquent, elle nous empêche d’adopter de notre propre côté une démarche stratégique à leur égard, à l’égard du problème plus général qu’ils posent. Le grand péril de la phase ultime de sortie de la religion où se trouvent les sociétés européennes est de nous couper de notre propre passé, et par conséquent de l’intelligence de nous-mêmes, mais aussi en même temps de l’intelligence des autres, de ceux qui ne sont pas comme nous, de ceux qui continuent de participer ou d’être sous l’emprise sur un mode ou sur
un autre de ce passé religieux dont notre parcours nous a sortis. La première expression de cette fermeture étant le refus de principe de concevoir qu’il y ait de l’autre que nous. C’est une fermeture d’autant plus solide qu’elle se prend pour une ouverture. Nous sommes tous pareils. Toutes les religions sont sur le même plan, il n’y a pas d’histoire ou l’histoire ne compte pas. Il ne s’agit là que de cultures dont l’objet de la politique est d’assurer la compatibilité sur la base de la tolérance mutuelle. Ce n’est évidemment pas de cette façon et dans ces termes que le problème se pose. Regrettons-le, ce serait beau, ce serait simple. Mais ce n’est pas de cette façon que les choses se passent. Nous aurons d’autres occasions dans la suite du séminaire de revenir sur cet irénisme juridique où nous enferme notre ethnocentrisme du présent. Au passage, vous voyez bien, présentisme ce n’est pas seulement considération exclusive du présent. C’est absolutisation du contenu du présent comme autosuffisant et indépassable. Il n’a pas besoin d’explication par le passé et il n’est pas destiné à être remplacé. Toute autre chose y est inimaginable.
Mais, au jour d’aujourd’hui, la question prioritaire est de saisir les ressorts qui sont à l’oeuvre derrière la violence djihadiste et ce que ces phénomènes signifient du point de vue de la sortie de la religion.
A première vue, à vue de surface, ces phénomènes de violence au nom de la religion constituent une objection à la thèse de la sortie de la religion. Ils apparaissent comme des manifestations du retour du religieux pour reprendre la formulation la plus communément usitée qui a donné lieu à diverses variantes : réenchantement du monde, revanche de Dieu ou, en langage plus savant, désécularisation. J’entends cette objection inlassablement reprise en toute occasion depuis que j’ai avancé cette thèse dans « Le désenchantement du monde » il y a exactement trente ans. Sans entrer dans ma biographie intellectuelle, je me borne à faire remarquer qu’en 1985, quand « Le désenchantement du monde » est paru, il s’était déjà produit la révolution islamique en Iran, 1979, et sur le sol européen, le mouvement « Solidarité » en Pologne où la composante catholique de la société polonaise comme force de résistance à l’idéocratie communiste jouait un rôle patent. Il aurait fallu que je sois sourd et aveugle pour ne pas l’avoir remarqué.
Non seulement je les avais remarqués, mais ces deux événements majeurs ont tenu une place essentielle dans l’élaboration du concept de sortie de la religion. Parce qu’ils me semblaient justement jeter une vive lumière à la fois sur le passé et sur le présent. D’un côté, ils éclairaient nombre d’obscurités et d’ambiguïtés du processus généralement dit de sécularisation des sociétés européennes depuis le 16ème siècle. De l’autre côté, ils éclairaient cette autre ambiguïté du présent qui voyait coexister dans nos sociétés mêmes un affaiblissement patent de l’adhésion et de la pratique religieuse et des effervescences de natures diverses que les sociologues englobaient généralement sous l’appellation de nouveaux mouvements religieux, dont le christianisme charismatique était l’expression typique. Cette ambiguïté est de fondation dans l’espace européen où la réforme de Luther et Calvin est tenue généralement à mon sens et à juste titre pour le point de départ en grand de la dite sécularisation. Cette réforme se présente vue de près comme une explosion de rigorisme religieux contre le laxisme de l’Eglise officiel. Mais un rigorisme qui a effectivement entraîné un desserrement de l’emprise de la religion chrétienne sur la vie des sociétés à l’opposé des intentions de ses promoteurs. C’est l’observation de ce décalage entre le projet conscient et les effets sociaux réels qui m’a mis sur la piste de la sortie de la religion, ce décalage se retrouvant manifestement à mes yeux dans le présent, que ce soit sous des jours très différents en Iran ou en Pologne. C’est l’observation de ce décalage qui m’a conduit à l’abandon de la notion confuse et irrémédiablement confuse de sécularisation. Non seulement ces prétendus
retours du religieux n’en sont pas. Mais ils sont à l’inverse des apparences et à l’inverse des convictions de leurs acteurs des expressions de la sortie de la religion. L’essentiel dans ce processus de sortie de la religion est non pas la foi personnelle des acteurs, leur conscience et leur conception religieuse du monde mais l’organisation religieuse de leur monde. Ou pour mieux dire : la structuration religieuse de l’être-ensemble dont les idées religieuses ne sont que la pointe émergée. C’est précisément parce que nous sommes sortis entièrement de ce mode de structuration collective que pour nous, occidentaux d’aujourd’hui, la religion se réduit à des convictions personnelles sur la destinée humaine, convictions éventuellement mais pas forcément associées à des pratiques rituelles ou cultuelles. Nous ne réfléchissons pas assez à mon sens à l’intérieur même de la sociologie des religions sur ce décalage frappant qui fait que des individus très croyants ne se sentent pas obligés d’être pratiquants. Cela me semble représenter quelque chose de tout à fait problématique qui mériterait davantage examen.
C’est pour cette raison que nous sommes décontenancés, désarçonnés devant ces manifestations, devant ces revendications ou ces réaffirmations religieuses dont l’objet et l’enjeu nous échappent et que nous ne pouvons rapporter qu’à des dévoiements subjectifs : folie pour les uns, débilité mentale pour les autres ou fanatisme, la notion descriptivement exacte mais la plus vide qui soit du point de vue du contenu des actions qu’on cherche à comprendre. C’est pour la même raison que spontanément nous ne comprenons plus la place et le rôle des religions dans les sociétés anciennes comme dans la plupart des sociétés non occidentales actuelles.
C’est pour le même motif aussi bien que nous peinons à comprendre notre propre histoire et l’immense bataille de cinq siècles qui s’est déroulée en Europe autour du passage de la structuration hétéronome à la structuration autonome pour donner leur vrai concept à ces deux figures antinomiques de l’établissement humain. Je n’ai pas besoin ici de développer ces deux concepts dont j’ai encore redonné un abrégé de définition au début de cette année. Je me borne juste pour rendre le propos plus sensible à rappeler les têtes de chapitres de ces deux modes de structuration qui portent sur le type de pouvoir, les modalités du lien social, la forme du collectif et du rapport entre l’individuel et le collectif et enfin l’orientation dans le temps. Structuration hétéronome, cela veut dire pouvoir de domination, lien hiérarchique, incorporation holiste de l’individuel dans le collectif et assujettissement au passé de la tradition. Structuration autonome, à l’opposé, cela veut dire invention pratique de l’avenir substituée à l’obéissance aux modèles du passé, priorité de l’individuel sur le collectif substituée à la subordination de l’individu au tout collectif, égalité entre les êtres substituée à la dépendance hiérarchique, pouvoir par représentation de la société substitué au pouvoir de domination au nom de l’altérité surnaturelle.
Ce que nous sommes en train d’explorer, ce sont les conséquences de la décantation toute récente de cette immense transition. Mais l’histoire européenne, c’est le moment où jamais de s’en souvenir, a été tissée depuis le début de cette transition au 16ème siècle de tentatives récurrentes de la retarder, pour aller contre, pour ressaisir l’ancienne forme collective en train de se dérober, pour la reconstruire. Cela commence effectivement avec le geste inaugural de Luther dénonçant la dérive de l’Eglise de Rome par rapport à la tradition et visant à restaurer le christianisme des origines dans sa pureté. Le dernier épisode de ces réaffirmations passéistes n’est pas si loin, c’est l’épisode des religions séculières du 20ème siècle, épisode monstrueux parce que complètement inconscient de sa nature et d’autant plus démesuré dans sa violence. L’épisode des anti-religions religieuses, de la tentative folle pour rebâtir la forme 4
religieuse à l’intérieur de la modernité sous deux visages ennemis : côté communiste, l’autonomie par l’hétéronomie pour faire court, côté nazi l’hétéronomie par l’autonomie.
Ce dont nous sommes témoins aujourd’hui, ce qui nous touche de front, venant d’autres aires religieuses, l’aire islamique au premier chef mais pas seulement, relève du même mécanisme. En quoi consistent fondamentalement ces réaffirmations violentes du religieux ? En des réactions à la sortie de la religion, en des efforts pour la contrer, en des tentatives pour rattraper une forme religieuse qui se dérobe voire pour la rebâtir. Il suffit de nommer le principe général de ces réaffirmations ou de ces réactivations du religieux pour discerner d’emblée la variété d’allures et de figures qu’elle est susceptible de revêtir, allant de la simple crispation sur la tradition à des tentatives radicales pour reconstruire une société religieuse qui peuvent évoquer nos totalitarismes du 20ème siècle européen, même si à mon sens, comme nous le verrons, elles s’en distinguent essentiellement.
C’est que la sortie de la religion, d’abord confinée dans le cadre européen puis occidental avec le cas de figure tout à fait singulier que représentent les Etats-Unis, est devenue un phénomène planétaire. Elle l’est devenue à la faveur de la mondialisation. Ou plutôt, pour donner sa profondeur historique au phénomène, à la faveur des deux mondialisations : la mondialisation impérialiste de la fin 19ème début 20ème siècle et la mondialisation actuelle un siècle après, fin 20ème début 21ème siècle, deuxième mondialisation que l’on peut appeler en première approximation mondialisation marchande. Ces deux mondialisations sont en fait, osons appeler le phénomène par son nom, ce sera un premier courage, occidentalisation du monde. Il ne faut pas le dire mais c’est comme cela. Entendons que ces deux mondialisations s’accompagnent à l’échelle du globe de la diffusion des modes de pensée et des modes d’activité développés initialement en Occident, en particulier dans le domaine économique mais pas exclusivement. Derrière le calcul économique de type capitaliste, il y a la pensée scientifique et plus largement le rationalisme occidental, il y a la technique et l’univers industriel avec l’ensemble de ses corrélats qui vont très loin. La première mondialisation a répandu ces données par imposition coloniale. La seconde les diffuse de manière beaucoup plus rapide et profonde par appropriation de la part des peuples hier colonisés ou dominés d’une manière ou d’une autre, c’est lié au caractère politique de cette seconde mondialisation que nous avons eu l’occasion d’évoquer dans une séance récente. Ce caractère politique procède de la désimpérialisation et de la généralisation de la forme Etat-nation caractéristique de cette seconde mondialisation, autrement dit de la mise en avant de la capacité des peuples à décider de leur sort, et par exemple de s’approprier les instruments de l’Occident pour le concurrencer. Derrière la mondialisation marchande, nous aurons à y revenir, c’est un point évidemment capital pour l’avenir, il y a de façon souterraine une mondialisation démocratique.
Toujours est-il que dans les deux cas de figure, imposition ou appropriation, l’occidentalisation est par nature exogène. Il s’agit pour ces peuples de se saisir d’éléments, d’instruments ou de facteurs qui arrivent de l’extérieur, alors qu’ils ont été développés de manière endogène en Occident et sur une durée longue. Alors que leur pénétration s’effectue de manière rapide dans un temps très court chez ceux qui les reçoivent. C’est une dimension du phénomène qu’il ne faut jamais oublier. Mondialisation veut dire l’obligation pour les peuples et les nations non occidentales d’assimiler en quelques décennies une mutation gigantesque qui a pris cinq siècles en Occident. La dissymétrie est saisissante dès qu’on veut bien y réfléchir et elle peut s’avérer déterminante dans certaines situations. Or ces modes de pensée liés à la raison scientifique, ces modes d’activités et ces modes d’organisation liés à la production et au capitalisme, pour ne parler que d’eux, sont des produits de la sortie de la
religion et des expressions typiques de la structuration autonome. Ils la concrétisent opératoirement. Ce n’est pas écrit dessus. Quand vous recevez la mécanique quantique, il n’est pas dit : attention, sortie de la religion ! Mais c’est néanmoins le cas. Quand on se saisit de ces objets, de ces instruments, de ces modes de réflexion et d’action, on attrape avec eux l’esprit de la structuration autonome, contrairement à l’impression - c’est l’illusion constitutive qui accompagne cette occidentalisation que l’on pourrait avoir l’un sans l’autre ; en apparence, oui, en réalité, non ; c’est l’hypocrisie occidentale en quelque sorte : on vous vend autre chose que ce qu’on vous vend, il faut bien mesurer cette dimension. Quand on s’approprie ces démarches ou ces manières de fonctionner, on entre volens nolens dans le cadre intellectuel et structurel de la sortie de la religion. Elle est incorporée dans ces objets comme elle se présente par ailleurs au travers de l’organisation du globe en Etats-nations. Non seulement ainsi la sortie de la religion est planétaire mais elle est de plus en plus pressante. Cela veut dire qu’il y a un hiatus entre ce que sont spontanément ces sociétés sur la base de leur histoire propre et de leur héritage culturel et religieux, anthropologique. Un hiatus entre cet être spontané et ce qu’elles doivent incorporer et s’assimiler. Un hiatus qui leur impose un considérable effort d’adaptation, d’autant plus important que cette importation des modes de pensée et de modes d’activité exogènes ne va jamais sans, dans des mesures variables, dissolutions, déstructurations, destructions de formes de vie traditionnelles et remises en question de rapports sociaux toujours largement régis par la structuration hétéronome à des degrés infiniment variés. A l’intérieur du même pays, vous pouvez avoir un spectre extrêmement important de différences en la matière. C’est là que le refus, le rejet, la réaction, la recherche défensive d’une alternative prennent leur source. Le point clé que l’on discerne d’entrée de jeu étant que la réaction incorpore dans une certaine mesure ce qu’elle combat, parce qu’elle s’efforce de le dominer. La mondialisation ne peut aller sans des réaffirmations de l’ordre hétéronome qui sont aussi souterrainement et malgré elles des appropriations de rouages autonomes.
Et de fait, ces réactivations du religieux primordial, ces aspirations à retrouver une vérité originelle de la vie selon la règle sacrale, vérité menacée ou perdue, sont à l’oeuvre dans toutes les traditions spirituelles avec des intensités et dans des visages variés. Mais il n’est pas de tradition spirituelle à la surface du globe où l’on n’en ait des traces au moins. Des variations qui sont fonction de la géographie différentielle de cette déstabilisation induite par la mondialisation de la sortie de la religion dans des sociétés où l’empreinte de la structuration hétéronome reste suffisamment déterminante pour qu’il y ait du sens à s’y raccrocher ou à prétendre la ressaisir. Notez que dans cette géographie différentielle, le catholicisme et le protestantisme européens sont de toutes les traditions spirituelles celles où l’intensité de cette pulsion réactive est la plus faible. Ce n’est pas le fait du hasard. C’est le signe non des vertus intrinsèques de ces traditions spirituelles mais le signe de la profondeur de la sortie de la religion en Europe. Le cadre où pareille restauration de l’autorité du religieux pourrait prendre sens y a été à ce point dissous que les acteurs inscrits dans ces traditions, même les plus zélés, même les plus croyants, même les plus fervents, n’ont même plus l’idée de s’y référer.
Voilà pour le cadre général dans lequel il faut situer ces phénomènes réactifs pour lesquels la moins mauvaise notion parait être celle de fondamentalisme, en mettant sous ce mot le projet de rendre à la religion sa place de fondement de l’organisation collective. Fondamentalisme est un terme issu de cet univers des réaffirmations religieuses et très précisément du protestantisme américain du début du 20ème siècle. Il désigne tout simplement alors la volonté de remettre au premier plan les fondamentaux de la foi, ces fondamentaux sur lesquels il ne saurait être question de transiger. Au premier rang de ces fondamentaux figure l’inerrance, la non errance du texte biblique. Nous sommes dans le moment où la critique biblique, crise
moderniste aidant, percute la conscience chrétienne partout dans le monde et le premier refus fondamentaliste est devant cette critique qui vient de très loin dans la tradition européenne de ce que l’on appelle classiquement l’inspiration littérale de l’écriture, s’agissant par exemple de la création du monde et de l’homme contre la théorie de l’évolution, un enjeu toujours vivant dans le fondamentalisme protestant américain comme vous le savez. Au-delà de cette acception primitive, que je n’ai pas le temps de développer bien que cette première histoire du fondamentalisme soit très intéressante, la notion de fondamentalisme se prête à un élargissement qui la sépare de ses propriétaires d’origine pour lui faire désigner l’ambition bien plus vaste que ces simples fondamentaux de la foi chrétienne de rendre à la religion sa position de clé de voûte de l’organisation collective.
Une fois ce cadre campé, il s’agit maintenant d’entrer plus précisément dans la description du phénomène. Cela suppose pour commencer de cerner de plus près la conjoncture historique dont il dépend. Il y a en effet à mon sens une conjoncture fondamentaliste qui correspond à un moment et à une configuration assez bien déterminée de cette situation globale de concurrence entre structuration autonome et structuration hétéronome. Avec ces deux cas de figure très différents. D’une part, le cas occidental, en laissant de côté les différences pourtant très importantes Europe-Etats-Unis, de radicalisation de la structuration autonome au point que la structuration hétéronome n’est même plus concevable pour les acteurs de ces sociétés. D’autre part, le cas extra-occidental, si l’on peut employer une notion aussi large, où à la faveur de la mondialisation, la structuration autonome est devenue l’horizon obligatoire, et davantage encore ce qu’il s’agit de s’approprier dans des sociétés toujours profondément empreintes d’hétéronomie et de ce fait bousculées en profondeur dans leur identité par cette intrusion de la modernité. La modernité, sachons la regarder de l’autre côté que celui qui nous est familier par développement interne de l’histoire occidentale, est une proposition que l’on ne peut pas refuser. Elle est du même coup ce à quoi on ne peut pas échapper et ce qui remet en question l’identité héritée, ce qui ne peut aller sans une ambivalence marquée à son égard.
Il n’empêche qu’il y a une conjoncture globale, nonobstant toutes les figures locales que peut prendre ce problème général, dont nous avons d’ailleurs le premier élément avec la seconde mondialisation. Il est utile pour la circonscrire de procéder par comparaison avec la conjoncture totalitaire telle que nous l’avions délimitée dans l’histoire européenne. Non pas du tout qu’il s’agisse de les assimiler car elles sont à mon sens très différentes. Mais justement cette différence est parlante et ressort de la comparaison.
La différence est d’abord chronologique. La conjoncture fondamentaliste succède à la conjoncture totalitaire. Elle est même fille de l’effacement de la conjoncture totalitaire. On peut du reste en dater le commencement avec précision, nous avons là une date : 1979. Trois événements cruciaux. Un, éclatant, deux autres dont les conséquences ne se révéleront qu’à terme. L’événement éclatant, c’est bien sûr la révolution islamique en Iran, la révolution fondamentaliste par excellence restée à ce jour la seule, il faut le souligner. Mais 1979, c’est aussi cet événement capital qui passe complètement inaperçu sur l’instant qu’est le début des réformes de Den Xiaoping en Chine. On peut le lire rétrospectivement comme la fin de la confiance du marxisme-léninisme révolutionnaire en lui-même. Le geste de Den Xiaoping et des dirigeants chinois qui le suivent dans la voie qu’il ouvre vaut aveu que le marxisme-léninisme n’a pas les recettes du développement des forces productives pour parler son langage et qu’il n’a d’autre choix que d’aller les chercher du côté du capitalisme par ailleurs honni. Mais 1979, c’est aussi la date de l’intervention soviétique en Afghanistan. Elle va avoir pour effet de mobiliser une résistance internationale dans le monde musulman sunnite dont les
combattants vont peu à peu se tourner vers une guerre beaucoup plus large au nom de l’Islam. C’est là que nos djihadistes actuels ont leurs racines.
La conjoncture totalitaire, pour la résumer à très gros traits, c’est le genre que je suis là contraint d’adopter, correspond à ce moment de l’histoire européenne, mais l’histoire européenne dans le moment où l’Europe est par ailleurs maîtresse du monde dans une certaine mesure, disons en gros le premier 20ème siècle où, l’unité hétéronome qui continuait jusque-là de fournir son cadre tacite à l’existence collective est battue en brèche de partout, au premier chef par le conflit de classes. Le moment où les rouages de cette unité hétéronome, tous tant qu’ils sont, perdent irrésistiblement leur consistance. Mais le moment aussi, simultanément où, d’autre part, cette unité hétéronome et ses vecteurs conservent une prégnance suffisante à la fois dans les esprits et dans le fonctionnement collectif pour demeurer la forme normale de l’existence collective et pour qu’il y ait du sens à vouloir les rétablir. D’où ce dessein des religions séculières de reconstituer la forme religieuse par des moyens séculiers, une forme religieuse qui n’est même plus comprise dans ses liens avec la religion. Cela donc dans les deux sens. Soit à l’extrême gauche, j’y faisais allusion tout à l’heure, l’autonomie par l’hétéronomie, soit à l’extrême droite, l’hétéronomie par l’autonomie.
Comme la conjoncture totalitaire, la conjoncture fondamentaliste relève d’une pathologie de la transition moderne, dans une autre conjoncture historique et dans d’autres contextes civilisationnels. On voit d’entrée ce qui les lie et ce qui les distingue. Ce que ces deux conjonctures ont en commun, c’est l’aspiration à revenir à l’ordre hétéronome, consciente ou inconsciente. Sauf que dans les totalitarismes justement, le religieux est implicite ou inconscient, d’où la formule anti-religions religieuses, anti-religions conscientes, inconsciemment religieuses. Alors que dans les fondamentalismes, le religieux est la préoccupation explicite et déterminante. Et cela change tout. Le but des fondamentalistes est la restauration de l’autorité expresse du religieux par des moyens politiques séculiers. Alors que les totalitarismes visent un ordre séculier par des moyens inconsciemment religieux. Cela fait certes des tyrannies dans les deux cas, et on peut se contenter de cette étiquette mais elle ne va pas loin dans la compréhension car ce sont des tyrannies essentiellement différentes.
Deux choses encore à considérer.
En premier lieu, revenons sur ce que la conjoncture totalitaire et la conjoncture fondamentaliste ont en commun. Elles supposent l’une et l’autre un degré avancé de désagrégation de la société religieuse traditionnelle avec ces attestations organisatrices de la structure hétéronome : autorité cléricale ; hiérarchie sociale ; pouvoir de style autocratique, éventuellement monarchique ; ordonnance communautaire et organique comme on dit, corporative si l’on veut encore. Conjoncture totalitaire et conjoncture fondamentaliste ont leur commun point de départ dans cette fracture de la société religieuse même si elles ne la saisissent pas au même degré de profondeur. On peut dire carrément dissolution dans le cadre européen là où il faut s’arrêter à la dislocation dans le cadre extra-occidental. C’est la raison d’ailleurs pour laquelle l’histoire du fondamentalisme commence au 20ème siècle même si elle s’y poursuit longtemps à bas bruit, sans qu’on n’en voit véritablement les manifestations de manière éclatante.
Le second point à enregistrer en effet, c’est le rôle d’étouffoir que la conjoncture totalitaire a exercé vis-à-vis de ces germes de fondamentalisme qui était déjà là présents, les doctrines, beaucoup de choses renvoient à des racines relativement plus anciennes. D’une part, à l’époque de la conjoncture totalitaire, nous sommes également à l’époque de la première
mondialisation ou sur sa lancée, la mondialisation impérialiste. L’actualité prioritaire pour nombre de peuples extra-occidentaux, ce sont les luttes de décolonisation, l’émancipation des nations, le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et, dans tous les cas, au travers de ces revendications nationalitaires, le développement, la modernisation. Ces priorités vont interférer naturellement avec l’offre totalitaire sous les espèces du communisme soviétique et du mouvement communiste international qui, dans le cadre de sa propre lutte contre les puissances capitalistes et impérialistes, soutient les luttes de décolonisation. La révolution chinoise de 1949 est l’événement exemplaire à cet égard. Mais souvenons-nous, pas très longtemps après en fait, de ce qu’a représenté la révolution cubaine dans le même esprit. Le communisme, de surcroît, n’est pas seulement associé à l’émancipation vis-à-vis de la domination coloniale. Il apparaît en outre comme le moyen du développement économique, à marche forcée, grâce aux outils en particulier de la planification. Une idée qui aura d’innombrables variantes dont, complètement oublié aujourd’hui mais qui à l’époque a eu un retentissement immense, le socialisme arabe. Tout le monde fait comme si il n’avait pas existé, c’est très frappant, alors que pourtant Dieu sait qu’il a fait couler de l’encre. Nous touchons ici à une autre dimension de la conjoncture totalitaire, capitale en la circonstance : la foi dans l’histoire et dans la promesse de l’avenir. Le futurisme est à l’époque la dimension qui domine et organise l’horizon collectif. La perspective de la révolution socialiste constituant son expression la plus accomplie. Dans cette ambiance, les germes de fondamentalisme qui existent ici ou là, et dont on peut suivre la trace, ont peu d’espace, de terrain favorable pour se développer.
Ce qui va justement leur offrir ces circonstances propices, c’est la crise de l’avenir des années 1970 qui accompagne l’entrée dans la seconde mondialisation. L’extinction de la foi futuriste et le discrédit de son incarnation par excellence qu’était l’économie planifiée. L’écroulement de la perspective révolutionnaire, en un mot, la fin, la clôture de la conjoncture totalitaire et des religiosités séculières qui s’investissaient naturellement dans l’élément historique et la promesse du futur. La crise de l’avenir qui se traduit chez nous par le présentisme, dont nous allons beaucoup reparler dès la prochaine fois, se traduit aisément en passéisme fondamentaliste ailleurs. L’équivalent d’une certaine manière de notre présentisme occidental, c’est le passéisme fondamentaliste dans d’autres aires culturelles. Car le passé, qui est tout ce qui vous reste quand l’avenir s’efface et que le présent se présente sous le signe d’une incertitude radicale, c’est massivement la religion à la fois comme fait, c’est elle qui ordonne l’essentiel de l’identité collective, et comme idéal de tradition. Le passé prend la place de l’avenir comme référence organisatrice de l’identité collective dans ce contexte créé par la seconde mondialisation de surcroît où il s’agit de s’emparer des instruments de la modernité occidentale pour s’affirmer dans le concert des nations et tirer son épingle du jeu sur le marché mondial.
Ce qui ne saurait aller sans des problèmes d’identité qui ne se posaient pas dans le contexte précédent, dominé par un futurisme universaliste qui voulait que les mêmes recettes soient valables partout. La seconde mondialisation est identitaire, à la fois parce qu’elle relativise les identités acquises, toutes, les nôtres au premier chef – au regard de la multiplicité mondiale, quid de ce que nous sommes chacun en particulier – mais aussi parce que elle oblige du dedans ces acteurs nationaux à se définir dans leur singularité. Or la plus forte de ces identités pour la plupart des sociétés encore aujourd’hui sur le globe est l’identité religieuse, laquelle identité religieuse se trouve par ailleurs ébranlée par la désagrégation inexorable que lui inflige la pénétration des modes de pensée et d’action de la modernité autonome. Telle me paraît être la conjoncture où le projet fondamentaliste a son berceau et peut prendre son essor. Il procède du rejet de ce qui est vécu comme une agression destructrice de l’extérieur, par où
il reprend très volontiers d’ailleurs la rhétorique anti-impérialiste, on le conçoit sans peine même si elle n’a plus du tout le même sens. Et il est en même temps une volonté de se saisir de ces instruments pour les dominer et pour se réaffirmer dans son identité au travers d’eux. Il est simultanément appropriation de la modernité autonome et négation d’elle par une incorporation dans une forme religieuse explicite qui étoufferait ses potentialités destructrices. Autrement dit, il est aussi intrinsèquement contradictoire que la visée totalitaire pouvait l’être en son temps. Et c’est le ressort profond qui alimente la violence qui l’habite.
Ce schème de réflexion et d’action fondamentaliste se retrouve à peu près partout dans les différentes aires religieuses du monde. Mais il prend des formes et des intensités très variées selon la nature des traditions spirituelles, l’hindouisme n’est pas l’Islam, et selon d’autre part les contextes politiques et sociaux où il se développe. Une comparaison méthodique serait possible à partir de là, en prenant cas par cas. Et l’on voit bien toutes les modulations dont ce même schème fondamental, c’est le cas de le dire, est susceptible dans la variété de ses contextes. Je vais me cantonner à l’Islam parce que c’est lui qui nous intéresse directement et parce que c’est en son sein que cette effervescence fondamentaliste est la plus vigoureuse, sans en sous-estimer quelques autres qui n’ont pas forcément atteint leur point d’expression maximale. Il s’agit d’essayer de comprendre pourquoi ? Là encore, évidemment, il ne s’agira que d’une première approche sans prétention de dernier mot.
Quelle spécificité donc du monde musulman à l’intérieur de cette conjoncture historique, étant entendu que ce monde est d’abord divisé et fort divers ? Il y a plusieurs islams et il faut se garder d’approches globales trompeuses. De la Mauritanie à l’Indonésie, du Sahel à l’Asie centrale, le paysage est très loin d’être homogène, sans parler de la grande division entre sunnites et chiites et ces sous subdivisions jouent leur rôle. Néanmoins, sans perdre de vue cette variété de contextes, il est possible je crois de pointer quelques caractéristiques générales qui éclairent la singularité de la situation de l’Islam face à la modernité occidentale à l’intérieur de laquelle il est comme les autres jeté et dont il est exclu de s’émanciper. On pouvait s’émanciper de l’impérialisme colonial, on ne s’émancipe pas de cette modernité autonome qui s’impose aujourd’hui partout. Mais cela ne veut pas dire qu’on s’en accommode.
La première et la plus cruciale à mon sens de ces caractéristiques est, paradoxalement, la proximité avec les religions occidentales, qu’on peut appeler le tronc commun monothéiste. Vu du confucianisme, l’Occident est simplement exotique. Vu de l’intérieur de l’Islam, il est très proche, religieusement parlant, et la proximité n’est pas un facteur d’apaisement, c’est le contraire. Elle est un facteur de rivalité. L’Islam est le dernier venu des monothéismes, qui se pose expressément par rapport au monothéisme juif et au monothéisme chrétien en prétendant se les incorporer au nom d’une révélation supérieure. Il est, la formule est fameuse, le sceau de la prophétie, il la ferme. Il se pense comme la clôture du cycle de la révélation. Cela ne va pas sans donner une intensité tout à fait particulière à la relation qui est consubstantielle et qui ne va pas sans dissymétrie : juifs et chrétiens ne savent pas que l’Islam les connaît mais l’Islam lui connaît le judaïsme et le christianisme. Cela ne facilite pas nécessairement la discussion. Or cette autodéfinition, cette conscience de soi islamique est en contradiction avec la situation objective du monde de l’Islam aujourd’hui. Il est objectivement dominé par ceux-là même auxquels il se pose religieusement supérieur. Pour des raisons qui sont appelées à faire indéfiniment débat, après des débuts dynamiques et brillants comme chacun sait, le monde musulman est entré dans une longue stagnation qui le place aujourd’hui dans une situation d’infériorité vis-à-vis de ces gens du livre comme il les appelle, qui s’imposent à lui, indépendamment même de la domination coloniale qui a pu ici ou là être infligée par ces
mêmes gens du livre. Il y a là une source de douleur identitaire, d’incompréhension de son destin historique par la conscience musulmane - comment une chose pareille a-t-elle pu arriver ? – un scandale, une source de ressentiment devant laquelle il ne faut pas se voiler la face. C’est évidemment dans ce contexte qu’il faut loger le conflit israélo-palestinien qui est un concentré symbolique de cette situation.
A cette première caractéristique, il faut en joindre deux autres qui me semblent tenir elles aussi au noyau du fait islamique tel qu’il s’est posé historiquement. Les monothéismes sont universalistes par définition. Mais, après, cet universalisme trouve des incarnations très spécifiques : il y a un universalisme juif, il y a un universalisme chrétien, il y a un universalisme musulman qui sont essentiellement différents dans leur manière spontanée de se comprendre. L’universalisme du monothéisme musulman s’est coulé, historiquement, c’est l’histoire qui façonne ces phénomènes, dans le modèle de la conquête impériale avec ce phénomène extraordinaire historiquement qui est l’expansion musulmane des premiers siècles. Qui n’est pas qu’un fait contingent mais qui a capté en quelque sorte l’interprétation de l’universalisme monothéiste dans une forme politique confuse mais omniprésente dans la conscience islamique me semble-t-il : l’unicité divine – comme vous le savez, je n’ai pas le temps d’entrer très avant dans ces détails, l’Islam à la mesure même du fait qu’il est réflexif par rapport aux monothéismes précédents est le monothéisme qui se veut plus radical, le plus affirmatif de l’unicité divine – doit trouver son correspondant terrestre dans l’unité de la communauté mondiale virtuelle des croyants, l’oumma. C’est un point absolument crucial et la vraie source de la difficulté à dissocier politique et religion dans l’Islam.
Contrairement à l’image répandue, fonctionnellement, le politique et le religieux sont dissociés dans les sociétés musulmanes. L’Islam se présente comme une nomocratie où fonctionnellement le religieux est aux mains des spécialistes de la loi, les oulémas, pas entre les mains du pouvoir politique. Mais, si fonctionnellement il y a dissociation du religieux et du politique, ultimement, en fonction même de cette correspondance de la forme politique de la communauté des croyants et du dogme, politique et religieux sont faits pour se joindre. C’est un cadre de pensée qui rend difficile de donner un statut au cadre des communautés politiques particulières. D’où le mépris, l’indifférence politique à un bout. Ce qui est très frappant en fait dans la tradition islamique qui est spontanément dans ses expressions religieuses les plus fortes un quiétisme, qui ne s’occupe pas de ces choses qui n’ont rien à voir avec la piété mais à l’autre bout, une ambition politique globale. Si l’on pense politique dans un cadre religieux, ce ne peut être qu’à l’échelle d’un projet qui embrasse l’expansion universelle de l’Islam. Double contrainte paradoxale qui fait que l’on peut très bien se saisir de ce quiétisme musulman, qui est une réalité observable à l’oeil nu d’un côté, pour dire mais comment, il ne s’intéresse pas à la politique, et de l’autre au contraire des projets démesurés d’expansion liés à cette traduction de l’unicité divine dans l’unicité de la communauté croyante.
Enfin, en troisième lieu, il faut tenir compte également de la forme particulière que revêt la révélation dans l’Islam. Les monothéismes, pour des raisons qui ne sont pas de hasard mais de structure, sont et ne peuvent être que des religions révélées. D’où peut venir la vérité religieuse dans un cadre monothéiste sinon de la volonté de Dieu de dire aux hommes qui Il est sinon ils pourraient l’ignorer et de fait, ils l’ont ignoré historiquement. On est tout de suite dans une histoire de la révélation dès qu’on pense monothéisme. C’est un lien très important. Mais cette révélation prend des canaux très différents dans les trois monothéismes : l’alliance juive, l’incarnation christique pour les chrétiens et la prophétie mohammédienne pour les musulmans. Le Coran se présente comme la parole même de Dieu. Alors que, pour prendre
une comparaison très vite parce que la comparaison de ces trois modes de révélation nous emmènerait très loin, dans le cas chrétien, nous avons au travers des évangiles quatre récits, en fait il y en a d’autres mais on en a retenu quatre, quatre récits différents en plus de la prédication du fils de Dieu. Ce n’est pas la parole de Dieu l’évangile. Quand on dit parole d’évangile à la sagesse populaire, on dit quelque chose qui parle d’événements qui se sont produits consignés par des hommes, ce n’est pas Dieu qui parle. Parole de Coran, cela c’est sérieux, c’est Dieu qui parle. Parole d’évangile, c’est sujet à toutes sortes d’interprétations. Il s’ensuit bien évidemment une prédisposition, c’est un point qui a été débattu historiquement et violemment dans l’Islam, donc une prédisposition, pas une détermination, une prédisposition au littéralisme qui est tout à fait particulière à l’Islam. Dont l’illustration massive que nous avons sous les yeux est ce qu’on appelle aujourd’hui le salafisme qui est un dérivé complexe, je n’entre pas dans les détails, du wahhabisme qui date de la fin du 18ème siècle élaboré en Arabie, l’actuelle Arabie saoudite, et qui est un piétisme on peut dire, un piétisme littéraliste. Là où le piétisme européen, c’est une religion du coeur et de l’interprétation, l’équivalent piétiste dans le monde musulman, le wahhabisme en l’occurrence, va être un piétisme littéraliste où il s’agit de s’accrocher ou de revenir plus exactement contre une société corrompue à la lettre même de la parole divine.
Il y aurait évidemment bien d’autres traits à considérer, à commencer, j’y faisais allusion à l’instant, par la religion de la loi qu’est l’Islam. L’Islam définit une règle de vie qui est en même temps une règle sociale, c’est la fameuse charia.
Mais ces trois traits sur lesquels j’ai braqué le projecteur sont ceux qui me semblent le plus directement importants pour l’analyse des fondamentalismes, ils sont plusieurs, qui se réclament de l’Islam.
J’ai mentionné tout à l’heure bien évidemment, comment faire autrement, le régime islamique iranien issu de la révolution de 1979. Tout en soulignant, et il faut y revenir, le caractère d’exception qu’il a conservé. L’Iran nous offre à la fois l’exemple du fondamentalisme par excellence et un cas très particulier. C’est le seul cas où le projet fondamentaliste a trouvé véritablement à se développer : le projet de reconstruire une société religieuse par le haut par les moyens d’un pouvoir politique du religieux, du personnel religieux en l’occurrence. Cas unique justement, c’est l’une des raisons pour lesquelles cet exemple est resté isolé en dépit des espoirs prosélytes de ses dirigeants qui ont mis beaucoup de moyens dans la diffusion d’un modèle qui n’a pris nulle part ailleurs même s’ils entretiennent des succursales à droite et à gauche comme la lecture des journaux en témoigne abondamment. Pourquoi une telle exception ? Parce que l’Iran d’abord. Parce que, ensuite, la spécificité du chiisme à l’intérieur de l’Islam. La révolution iranienne, je crois qu’on le discerne de mieux en mieux avec le recul, a été non seulement une révolution religieuse mais une révolution en même temps nationale : la révolution de la constitution de la nation iranienne au terme d’une histoire qui remonte au début du 20ème siècle qui est particulièrement riche et agitée. Une nation iranienne dont les bases existaient puissamment et qui a trouvé au travers de cette religion sa mise en forme politique. D’autre part, le chiisme se distingue à l’intérieur de l’Islam par l’existence d’un clergé. Le chiisme est en effet une religion ésotérique de l’interprétation, ce qui le sépare profondément de la religiosité égalitaire qu’est l’Islam sunnite où il n’y a pas de gens qui ont une autorisation religieuse particulière sinon par leur sagesse ou leur connaissance de la loi islamique. Un clergé qui a fourni son personnel dirigeant naturel à cette révolution, un personnel dirigeant qui ne s’est retrouvé nulle part ailleurs dans l’Islam sunnite. A cet égard, la comparaison est très intéressante avec ce qu’a été l’expérience assez brève mais très parlante du régime taliban en Afghanistan. Les talibans, ce n’est pas un clergé, ce sont, c’est
la définition même, les étudiants en religion dont précisément la légitimité religieuse de ce fait est tout à fait problématique là où la légitimité du clergé chiite était indiscutée, en tant que clergé, après en tant que personnel politique, c’est autre chose.
Mais, ce qu’il faut en outre considérer à propos de la révolution islamique en Iran, c’est le résultat. Et le résultat a beaucoup compté, observé attentivement par tous les mouvements militants de la région, dans la manière de définir ou de redéfinir comme un contre-modèle le projet fondamentaliste. 36 ans après, une durée suffisamment longue pour commencer à y voir clair, nous pouvons bien dire que ce projet fondamentaliste est un échec radical. Le projet de recréer une société religieuse par le haut a conduit exactement à son contraire, c’est-à-dire à la destruction de ce qui pouvait subsister dans la société iranienne de structuration religieuse. Et cela, pour une raison de fond, c’est qu’il est impossible de faire du religieux avec du politique moderne qui, quoi que veuillent ses utilisateurs quand ils sont religieux, fait autre chose que du religieux. Je vous renvoie à ce propos, sur le cas de l’Iran, au livre récent de Mahnaz Shirali, que quelques-uns d’entre vous connaissent bien, qui s’appelle « La malédiction du religieux », et qui est en fait une histoire des rapports entre politique et religion en Iran depuis le début du 20ème siècle, profondeur de champ qui est indispensable pour comprendre ce qui est arrivé avec la révolution islamique et les effets qu’elle a produit.
En fait, après coup, je crois qu’on peut regarder la révolution iranienne comme le premier signe du processus dont l’expression récente a été la chaîne des révolutions arabes qui sont, elles aussi, des révolutions nationales avant tout. Dans un monde où le principe des Etats-nations, pour des raisons religieuses et historiques à la fois, à de profondes difficultés à s’implanter. Je vous renvoyais, je le refais une nouvelle fois, à cet égard, au livre d’Ali Mezghani, « L’Etat inachevé », très éclairant sur ce problème. La pression structurelle de la mondialisation conduit vers l’affirmation des Etats-nations. Or qui dit nation dit correspondance entre pouvoir et société. Après la manière, les modalités de cette correspondance, c’est tout à fait secondaire au regard de ce principe. Dans une nation, par construction, le pouvoir vient d’en bas et ne reçoit de légitimité qu’en tant qu’expression de la nation. C’est en ce sens que le processus de nationalisation, au sens de formation des nations à l’échelle planétaire, est démocratisant. Mais cette exigence de ressemblance, qui a détruit les dictatures ou certaines d’entre elles en tout cas, s’est traduite, c’est le paradoxe qui nous a déconcertés, par l’arrivée des islamistes au premier plan. C’est ce qu’il faut comprendre. Cela parce que ces sociétés s’étaient réislamisées culturellement. Il faut comprendre pourquoi.
C’est un effet paradoxal, mais pour nous très important à considérer parce qu’il va totalement contre notre manière spontanée de penser, de la hausse du niveau de l’éducation et, par ailleurs, de l’identitarisation qui accompagne la pression mondialisatrice. Il existait une religiosité coutumière à base essentiellement d’observances cultuelles et rituelles, comme dans l’ensemble des aires religieuses. Mais on sait bien que ces observances, on connaît dans l’Islam, la prière, le jeûne, le pèlerinage, le voile, ne mobilisent qu’une très faible implication personnelle. On les fait parce que cela se fait. Au-delà, on ne demande pas une intense participation spirituelle à ces formes rituelles ou cultuelles. L’éducation pousse à une appropriation individuelle de l’observance dans un contexte d’affirmation identitaire. Il faut tenir les deux. Elle fabrique des consciences religieuses individuelles, ce qui est une nouveauté profonde pour ces sociétés. Naïveté occidentale, évidemment on se dit, si on élève le niveau d’éducation, les Lumières triomphent, c’est fini de l’obscurantisme et de la superstition. Pas forcément. Dans certains contextes, l’éducation, c’est le moyen d’un devenir individu par l’adhésion religieuse. Mais c’est un processus que nous avons parfaitement connus dans l’histoire européenne, c’est une partie de l’histoire de la Réforme. Donc ne
soyons pas naïfs en plaçant des espoirs démesurés dans l’éducation qui peuvent tout à fait nous échapper. L’affirmation individuelle, dans un contexte de religiosité traditionnelle, passe par la foi personnelle. Cela en est une étape quasi inévitable à en juger par l’histoire même que nous avons traversée.
Cela, c’est l’arrière-fond. Dans l’Islam sunnite, le fondamentalisme s’est déployé selon deux voies. La plus spectaculaire, celle qui nous frappe, c’est la voie djihadiste du combat global contre l’Occident corrompu et corrupteur et ses représentants locaux. Combat où le projet politique lointain est largement éclipsé par les nécessités quotidiennes de la lutte qui deviennent souvent une fin en soi. Mais, si c’est la voie la plus spectaculaire, ce n’est pas la voie principale. La voie principale du fondamentalisme sunnite a été celle d’un fondamentalisme beaucoup plus discret et beaucoup plus massif, pacifique, que celui qu’on englobe un peu vite sous l’étiquette de salafisme. Ce qui est intéressant, c’est de saisir la relation des deux. Ils sont en contradiction mais ils sont en lien en même temps. Au départ, encore une fois, le salafisme avec sa provenance wahhabite n’est autre chose qu’un traditionalisme exacerbé. Il définit une religion littéraliste rigoureuse mettant très fortement l’accent sur les observances. Je n’y reviens pas. Il faut bien comprendre le sens de ce littéralisme. Il y va d’une réaffirmation de l’hétéronomie sous l’aspect de la révélation. Une notion que quelques siècles de critique de l’autorité non rationnelle nous ont fait perdre de vue mais qu’il faut retrouver. La révélation, c’est-à-dire une vérité qui vient de plus haut et devant laquelle il n’y a qu’à s’incliner, une vérité qui est une illumination de l’esprit par contact avec le message divin. Ce n’est pas simplement obéir à un ordre, c’est une activité intellectuelle éminente.
Au passage, cette réaffirmation hétéronome est la raison pour laquelle partout, tous les fondamentalismes où que vous les trouviez de par le monde sont obsédés par les questions de vie et de mort. Car la vie et la mort sont le lieu même de la donation hétéronome. La vie vous est donnée comme elle vous est retirée par une volonté qui vous dépasse. C’est la forme primordiale de l’hétéronomie, la partie de l’existence humaine qui échappe à la volonté humaine, sur laquelle vient se greffer l’idée d’un ordre hétéronome. On peut dire, la vie et la mort sont le dernier refuge de l’hétéronomie religieuse, le point d’ancrage ultime sur lequel l’interprétation hétéronome de la condition humaine est destinée à conserver longtemps, si ce n’est de toute éternité, une force invincible.
Mais au regard du défi lancé par l’avancée de la modernité qui donne son sens à cette réaffirmation rigoriste, les insuffisances de cette réaffirmation apparaissent très vite. Il n’est pas à la hauteur tout simplement. Il n’empêche rien. Certes, les fidèles sont fidèles mais pendant ce temps-là, à côté, la société qui continue de se développer échappe entièrement à leur bigoterie. D’autant plus que ce rigorisme, - on a un laboratoire de cette diffusion du wahhabisme-salafisme dans l’Egypte contemporaine qui en a été le grand pays énorme, qui a été le laboratoire de ce point de vue –, ce fondamentalisme-là se traduit en général par une indifférence plus ou moins méprisante envers la politique. Raison pour laquelle le pouvoir égyptien, par exemple, encourageait tout à fait cette diffusion du salafisme puisqu’il avait l’excellente idée de proclamer la doctrine selon laquelle vis-à-vis de la politique, il n’y a qu’une chose à faire, on obéit et on regarde ailleurs. Parfait, c’est exactement ce qu’on demande. Soumission à l’autorité, ce n’est pas là que cela se passe. Oui, mais ? Et là, il faudrait développer un point qui est l’absence de vision politique au sens moderne des religions, toutes autant qu’elles sont, l’Islam étant sur ce chapitre aussi désarmé que peut l’être le christianisme, plus encore le judaïsme qui représente une sorte d’extrémité en la matière. Les religions disent comment vivre à l’intérieur d’un cadre qu’elles ne définissent
pas mais qu’elles présupposent, qui est destiné à les traduire : notre structuration hétéronome, elles n’en ont pas la théorie, elles ne peuvent pas l’avoir. Elles définissent à la rigueur un fonctionnement de la société, en aucun cas un cadre politique. Et dans le cas de l’Islam, cette carence se marque par un message qui n’est pas directement religieux mais qui est une version mythifiée de ce qu’était la société religieuse des origines. Il n’y a pas de doctrine politique mais il y a une utopie passéiste de ce qu’était la société islamique à ses débuts. C’est cela qui tient lieu de vision politique dans le fondamentalisme. A lui seul ce point mériterait beaucoup plus de développements évidemment.
Toujours est-il que, pour en revenir à notre fondamentalisme purement religieux, ces limites, tant du point de vue de la conscience personnelle que du point de vue du fonctionnement collectif, ouvre la route, la porte à une démarche fondamentaliste beaucoup plus radicale sur le plan de l’adhésion personnelle – on ne peut pas se contenter des observances rituelles qui ne font que piété formelle ou extérieure- et beaucoup plus radicale sur le plan du projet politique. Plus de conviction individuelle et plus de visée d’imposition de ce message religieux dans le cadre même de l’existence collective. L’impuissance du fondamentalisme religieux classique débouche sur un radicalisme à la fois individualiste du point de vue de l’adhésion qu’il requiert de ses membres et politiquement conçu comme un combat contre un monde qui arrive de l’extérieur. Sauf qu’il n’a pas et ne peut pas avoir de véritable projet politique hors de cette loi religieuse qui ne dit rien de 90% de l’existence collective et sauf que ce principe individuel de la démarche du fondamentalisme radical, politique, implique la destruction de l’ordre hétéronome auquel il aspire.
Encore une observation au passage sur un point tout à fait névralgique pour la conscience occidentale. C’est cette absence ou cette impossibilité de projet politique véritable qui explique en grande partie à mon sens la focalisation obsessionnelle sur le statut des femmes. Dans la modernité occidentale elle-même, nous le savons bien, la hiérarchie des sexes a constitué, dans le cadre familial, la dernière empreinte vivante de la structuration hétéronome. Toutes les autres étaient balayées mais celle-là demeurait. C’est à l’occasion de cette dernière vague dont nous étudions les effets qu’elle s’est dissoute dans toute l’étendue de ses expressions. Tant que cet ultime vestige de l’ordre hétéronome qu’est la hiérarchie des sexes existe, on peut rêver de voir revenir le reste. Enlevez cela et ce coup-là, nous sommes dans un autre monde, notre monde qui est celui de l’égalité tout simplement, sans plus, de la ressemblance de nature entre les êtres nonobstant leurs différences factuelles, de sexe par exemple et du reste, qui est précisément ce dont il s’agit de conjurer le spectre pour la sensibilité fondamentaliste. Voilà pourquoi cette cause est si bizarrement mais si compréhensiblement mobilisatrice.
Je termine tout en étant beaucoup trop rapide sur tous ces points. Ces tensions entre l’individualisme de la croyance et l’hétéronomie du projet sont à leur comble dans le cas de ces jeunes djihadistes que nous voyons s’auto-former et s’auto-déclarer sur le sol européen. Eventuellement convertis, sans aucune attache d’origine à la culture de l’Islam. Traduisant leur sécession personnelle et sociale en langage religieux, sans pour autant se préoccuper beaucoup de s’instruire religieusement. C’est un paradoxe qu’Olivier Roy a fortement souligné dans son dernier livre qui s’appelle « La Sainte Ignorance ». Ce qui est remarquable dans ce fondamentalisme, c’est très intéressant comme propriété, c’est qu’il est indifférent en fait à l’autorité religieuse parce que précisément il procède d’une motivation intensément personnelle. Mais, cependant, des personnes prêtes à mourir pour une cause qui leur permet d’exister comme individu en se niant comme individu. Nous avons connu d’autres exemples dans notre histoire de nouveau de cette configuration. Ces soldats de l’impossible et de
l’auto-destruction sont évidemment les plus dangereux mais il faut bien les comprendre dans leur démarche. Ils représentent une extrémité du spectre fondamentaliste qui peut aussi bien se confiner dans une dévotion intransigeante et inoffensive. Un dernier mot. Cette logique autodestructrice est aussi notre espoir. Le fondamentalisme est en dépit de tout, malgré lui, une voie d’entrée à reculons dans la modernité mais il faut savoir reconnaître sa place dans la modernité si l’on veut intelligemment y faire face.
Pardonnez-moi d’avoir été aussi long et en même temps aussi superficiel par rapport à la masse de choses qu’il eut fallu idéalement brasser mais j’espère au moins qu’il en restera l’identification d’une direction générale d’analyse que vous aurez tout loisir de creuser davantage.
9éme séance (28 janvier)
Nous revenons sur notre versant habituel. Mais un mot : ce choc a fait ressortir l’impossibilité de nos sociétés à penser ce qui leur arrive. Incapacité d’entrer dans l’esprit de ceux qui se veulent nos ennemis et de ce qui les meut. Ne cherche pas à comprendre non plus. Enfermement dominant dans l’ethnocentrisme de nos sociétés qui leur interdit d’avoir l’intelligence de ce qui n’est pas elle. Pas moins fermées à l’intelligence de ce qu’elles sont ; Dimension majeure comme crise de la démocratie, peut-être la plus inquiétante.... Résultat paradoxal de l’autonomie. D’où pourrait venir l’éveil de ce somnanbulisme ? Troisième volet de la situation de radicalisation : le volet historique, le plus névralgique par ses ramifications, mais le plus difficile à appréhender aussi. Premier pas pour sortir de l’économicisme ambiant. Sortir l’économie de l’illusion d’une sphère autonome. Ce volet est le plus nouveau de la structuration autonome. Il y avait du politique et du droit depuis longtemps. Le surgissement de l’histoire a été un séisme. Toujours pas été digérées deux siècles après. Hegel et Marx. Pensée de Comte et de Spencer. Pensée originale mais méconnue de Renouviers aussi. Indigence de la pensée du XXème siècle à ce sujet. Exégèse et critique de la production du XIX. Intéressants travaux d’épistémologie des sciences historiques, des critiques pertinentes des philos de l’histoire, il y a eu la déclaration d’inexistence de l’objet histoire par la pensée postmoderne. Mais des tentatives pour reprendre le problème à sa racine ? Humilité de constate que nous partons de très bàs. Première difficulté : un seul terme pour définir des choses différentes. Le terme d’histoire renvoie à trois choses distinctes. 1) La discipline historique : connaissance des faits du passé. 2) L’objet que les historiens s’efforcent de connaître. L’ensemble de tous les passés. Ce présupposé que tous les passés forment un ensemble est un concept moderne qui émerge fin XVIII. Il sera théorisé par les philosophies de l’histoire. Ce qui se joue dans le présent et ce que nous pouvons attendre de l’avenir. 3) actions d’ensemble des groupes, des communautés, en direction de l’avenir. C’est la plus importante. C’est parce qu’il y a cette orientation pratique vers le futur qu’il y a une discipline historique et un objet histoire. Emergence de l’idée de l’histoire humaine inséparable de l’action au présent comme action historique. Puis formations des sciences historiques. Foyer de l’action collective associé au futur : Je l’appelle « orientation historique ». Polysémie du concept comme avec le politique et le droit. Il y avait des historiens qui écrivaient des histoires avant l’avènement du monde historique moderne. Le mot a changé de sens et s’est chargé d’un sens qu’il n’avait pas. Régime de la tradition : il y a des historiens depuis qu’il y a de l’écriture = inscrire dans une mémoire des évènements. L’univers de la tradition n’est pas immobile, il s’efforce de l’être. Ses acteurs sont au prise avec la mobilité. A commencer par cette source de désordre qu’est la finitude humaine ; ils se succèdent dans le temps et ne se remplace pas à l’identique. Ces péripéties sont susceptibles d’être consignés et relatés par des analystes et des chroniqueurs. Mais ils n’ont pas de significations particulières...Curiosité marginale. Aussi bien l’action mémorable est celle de l’illustration exemplaire de la tradition ou restauration de sa vérité originelle, ou opère une fondation... Malgré toutes les modifications apportées, cadre général qui se perpétue dans ces grandes lignes jusqu’au XVIII. La manière dont s’est opérée la genèse de notre mode historique moderne : l’évènement décisif est la naissance de la science moderne : Galilée et Newton. Retombées pratiques et modèle intellectuel et d’action collective. Replacer dans le mouvement métaphysique de la crise de la conscience européenne (1700) : tournant de la dualité... .Saint Just : « Le bonheur est une idée neuve en Europe ». Modèle de la connaissance du passé : l’émergence de la critique historique moderne (Mabillon) = extension de la connaissance indirecte au domaine des phénomènes culturels et des traces documentaires laissées par le passé. Connaissance indirecte des faits du passé ? Nouveau continent qui s’ouvre à la connaissance. Le passé devient pour de bon connaissable quant aux faits dont il a été tissé. Après s’ouvre le problème de l’interprétation de ces faits. Propriété remarquable d’être une connaissance cumulative dans un processus ouvert. Indissociable de la perspective d’un progrès des connaissances. Vertu éducative de premier plan ; point de vue de l’explication rationnelle. Font reculer les ténèbres de l’ignorance. Progrès de l’esprit humain. Acquis du premier XVIII. Seconde étape : généralisation de la perspective du progrès : Le progrès de l’humanité. La recherche rationnelle n’a aucune raison de s’arrêter aux phénomènes naturels. Applications des perfectionnements techniques à toute sorte d’objets. Une des applications exemplaires : l’agriculture. Les institutions et les lois également. La notion de réforme acquiert son sens moderne (Bentham en fait l’équivalent du progrès). Deux développements, théorique et pratique. Nouvelle compréhension de l’aventure humaine. L’homme est destiné à perfectionner ses conditions d’existence et à se perfectionner lui-même. Fil conducteur pour relier tous les faits significatifs du passé humain. L’humanité est progrès : espèce qui se produit elle-même peu à peu dans le temps. Concept d’histoire, englobant, synthétique. Il n’y a qu’une histoire. L’ensemble des passés humains prennent une signification commune. L’histoire est histoire de l’humanité ou elle n’est pas. Second développement pratique et politique : les progrès qui ont eu lieu se sont produits à l’aveugle, maintenant que nous en avons l’idée tout change : programme d’action résolument tourné vers l’avenir. Il s’agit de travailler au progrès. Caractère mobilisateur du progrès. Mot d’ordre de l’action collective. Le progrès et le vrai nom du bien commun. Un gouvernement éclairé à les moyens potentiels de la régénération du genre humain. Révolution au nom du droit comme tentative de refondation, mais dont le sens déterminant vient de la perspective du progrès. Passage, donc, à l’orientation historique : projection de l’ensemble des activités collectives vers l’avenir. L’action individuelle comme publique, l’action et la réflexion sont indissociables. Obligation de se retourner vers le passé pour saisir le sens d’une action présente. Propriété capitale de l’orientation historique : elle est auto-amplifiante ; fin mot de l’« accélération de l’histoire » : non, mais dynamique qui se nourrit d’elle-même, expansion de l’orientation historique, approfondissement de son principe et élargissement de son spectre d’application. A ce stade, l’orientation historique est fermement dessinée, mais nous n’avons pas encore les conséquences structurelles de celle-ci. La décantation du monde historique ne va intervenir que dans le début du XIX ; le déploiement du concept d’histoire, intervient sous le signe contingent de l’analyse des illusions qui ont entraîné l’échec politique de la Révolution. Le diagnostic va s’imposer. Les révolutionnaires ont méconnu l’histoire. Illusion de la table rase, illusion du rationalisme juridique qui masque l’épaisseur organique du devenir. Comme s’il était possible de rompre avec un passé de ténèbres pour rebâtir un corps politique à zéro sur la base de l’hypothétique des droits de l’homme. Ils passent aussi à côté du caractère collectif du changement (critique dans la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, 1807). Concept de l’histoire se forme contre le caractère abstrait de la raison des Lumières. La révolution française fournit un test privilégié. Rupture avec l’ancien régime mais elle est le débouché d’une gestation souterraine que l’historien se doit d’exhumer. Ce développement n’a pu être le fruit que de forces collectives. C’est ainsi qu’émerge la notion de classes et de luttes de classes (Guizot par exemple, avant Marx). Le concept d’histoire pleinement développé ne se sépare pas du concept de conscience de l’histoire, d’une dynamique collective génératrice. Mouvement d’ensemble de la société. Autre objet privilégié, le Moyen Age : pour les tenants de l’idée de progrès, le Moyen Age n’existe pas, n’a aucun intérêt. Beaucoup d’auteurs veulent détruire les monuments des ténèbres... Et puis découverte du Moyen Age : il s’y est forcément passé quelque chose : exhumation du mouvement communal et du début du mouvement du Tiers-Etat. Principe de méthode : tout du passé compte ; c’est le tout des éléments d’une époque qui compte pour en ressaisir la vérité. Au nom de la raison les Lumières triaient. L’âge de l’histoire recueille tout. Concept d’une totalisation du devenir... Données de base pour saisir les trois développements : philosophie de l’histoire ; sciences historiques ; développement de l’organisation collective selon l’orientation historique. A cette conscience de l’histoire, les philos de l’histoire ajoutent un élément : l’exploitation systématique de la réflexivité du présent qui émerge avec la perspective du progrès (qui dit progrès dit rupture avec le passé, faisant du présent un âge des lumières. Age d’une raison humaine prenant conscience de ses forces. Privilège réflexif du présent qui se comprend comme âge éclairé. Combiner idée du devenir générateur avec cette dimension de réflexivité : ce que font les philos de l’histoire. Dans son essence l’histoire est la marche de l’humanité vers la conscience théorique d’elle-même, qui débouche sur la maîtrise consciente de sa destinée. Ainsi on peut parler d’une histoire de la liberté (Hegel); Cette conscience de soi est le but de l’histoire, son aboutissement nécessaire. L’émergence de la conscience de l’histoire signale que l’histoire est finie. Nous sommes à la fin de l’histoire comme dévoilement de son sens jusque là ignoré. Autre scénario possible : le passé comme marche dans l’ignorance de ses buts ; le présent comme moment de la prise de conscience et des enjeux qui autorise une avancée réfléchie vers l’avenir dont le programme est la réalisation de la société humaine en pleine possession d’elle-même et gouvernée par la science rationnelle d’elle-même. Auguste Comte au titre de l’arrivée de l’humanité à son âge positif, Marx au titre du Communisme. Ce qui est intéressant dans cette seconde vague de philo de l’histoire : la conscience d’action : ce qu’on sait du passé ouvre sur un projet au futur. Savoir l’histoire, c’est avoir à la faire. Horizon d’une réalisation à opérer. Les philos de l’histoire postulent l’existence d’un fil conducteur tiré de la réflexivité à partir du présent qui éclaire le passé comme l’avenir. Autre Postulat de l’unité des temps. Passé, présent et avenir ne font qu’un (héritage de la tradition, unité profonde de l’avenir du passé et du présent). Totalisation finale postulée. Cela fait de l’histoire humaine un processus unique et universel conduisant à un accomplissement nécessaire. L’ensemble du passé débouche sur le présent et converge vers un avenir en forme d’aboutissement. Avenir en forme de totalisation réflexive terminale. On conçoit le pouvoir de fascination des ces philos. Leur séduction qui a été irrésistible est compréhensible : elle ramène les questions ultimes à l’intérieur de la sphère humaine et à portée de l’action humaine. Evènement intellectuel extraordinaire. Impact intellectuel irréversible exercé. L’élément historique assigne à l’expérience humaine un site propre qui la donne à concevoir pour la première fois en la détachant de l’ordre naturel. Nous habitons d’abord l’histoire comme domaine de l’explication de l’humanité avec elle-même. Et si l’élément historique qui est le nôtre nous faisait oublier l’ordre naturel dans lequel nous avons à nous inscrire ? Leur dispositif intellectuel se forge dans les années 1820 1830 en faisant se rejoindre trois démarches : l’érudition critique, la philo de l’histoire (la possibilité de la reconstitution d’une trame intelligible des évènements du passé), la littérature (le roman historique : possibilité de faire revivre le passé).Se le rendre intellectuellement présent et s’identifier à lui. Inscription de cet outil dans la configuration d’ensemble de l’orientation historique.
Le redéploiement de l’organisation collective sous l’effet de l’orientation historique qui entraîne le renversement libéral, c’est-à-dire le renversement des signes entre pouvoir et société. Pouvoir/cause se transforme en pouvoir/effet (Guizot). Dissociation de la société civile et de l’Etat, le gouvernement représentatif, la liberté d’initiative des individus en tant qu’acteurs de l’histoire. Emergence du concept de société. Effacement du concept de corps politique. Qui dit orientation historique dit conception de l’être ensemble sous les traits de la société. Rupture par rapport aux conceptions classiques de la cité. On parle alors d’élément social/historique aussi inséparable que l’Etat et la nation sur le plan politique. Impact structurel de l’orientation historique. Elle amène avec elle une autre façon de s’articuler et de se penser. Il y a du sens à parler d’une société de l’histoire, c’est-à-dire pour l’histoire. Souci de libérer et de donner le maximum d’amplitude à cette capacité de progrès, cette puissance de se produire.. Si l’histoire dans un premier temps récuse le point de vue abstrait de l’individu comme atome de droit, elle conduit à reconnaître comme collectivement bénéfique la liberté d’invention de l’acteur individuel. Si dans un premier temps, le point de vue de l’histoire remet l’accent sur la dimension du devenir collectif, dans un deuxième temps la société de l’histoire conduit à distinguer au sein de ce collectif la sphère des libres accords entre acteurs individuels et à lui attribuer la priorité au titre de sa force indépendante de mouvement et de création. Si nos sociétés sont devenues des sociétés de liberté c’est à cette orientation historique qu’elles le doivent ; Justification dans la capacité d’invention qu’elle autorise. C’est cela la liberté des Modernes, liée à sa finalité. Nouveauté décisive qu’introduit l’orientation historique. Structure collective dont le pivot est l’indépendance de la société civile/ l’Etat, et l’indépendance des acteurs à l’intérieur de la société civile = structure libérale de la société de l’histoire, à distinguer de l’idéologie du libéralisme. Le fait libéral est indispensable à l’expression de l’autoconstitution qui représente l’horizon de l’action humaine. Il a fallu un siècle et demi pour s’en apercevoir. Cette nouveauté nous oblige à repenser tout projet politique possible. Deux prolongements à cette analyse : la politique et l’économie. Le renversement libéral instaure les conditions du gouvernement représentatif. C’est à la société de dire au pouvoir ce qu’il a à faire. Cet impératif de représentation qui ne se réduit pas à la simple délégation, apparaît LA politique comme domaine spécifique d’activités gravitant autour de ce travail de la représentation (l’information est une composante de la politique). C’est dans le cadre de cette orientation que vient prendre place l’économie. Ce n’est pas l’économie ou le capitalisme par son développement endogène qui a créé l’orientation historique mais l’inverse. C’est celle-ci qui est la cause, la constitution de possibilité du développement de l’économie. Il ne faut pas concevoir l’ensemble du passé humain à partir de notre société contemporaine. La société de l’histoire est principiellement une société économique pour autant qu’elle est tournée vers l’amélioration des conditions d’existence, à commencer par les besoins de base (bâtir, se vêtir, se nourrir). Leur perfectionnement continu, l’abondance des produits... devient un programme en soi. Ce qu’il faut comprendre c’est la façon dont l’organisation de la production en vient à se constituer en un système, susceptible d’échapper au contrôle de la collectivité en lui imposant ses propres contraintes. L’émergence de l’économie devient vite un problème. Objet de la réflexion : fabrication de cet objet de l’économie considéré comme système ? N’est pas le Deus ex Machina qui a inventé cette société. Cette autonomisation se joue dans un triangle : liberté politique (pouvoir de la propriété) ; puissance de l’abstraction monétaire qui fournit un critère d’efficacité qui est autosuffisant, et alimente la dynamique du capital ; la logique de cette forme sociale originale qu’est l’entreprise. Toujours est-il que c’est l’ensemble de ce spectre intellectuel qu’il faut prendre en compte lorsqu’on parle d’orientation historique. Le basculement vers l’avenir comme horizon intellectuel entraîne un remaniement général des idées de l’organisation et des conditions de fonctionnement de la vie collective. Le XIX s’est appelé le siècle de l’histoire. C’est exact concernant les sciences historiques. Mais cela veut dire aussi la refonte d’ensemble du devenir collectif dans le sens de l’avenir. A partir de ce spectre, ce qui nous reste à suivre c’est l’histoire de cette orientation historique : celle du déploiement progressif de cette orientation qui la libère de l’unité hétéronome des temps dans laquelle elle est prise. Nous avons toutes les raisons de penser que nous sommes au bout de ce dégagement de l’orientation de l’histoire comme tel : d’où le séisme temporel auquel nous assistons...
10éme séance :
La semaine dernière : genèse de notre univers historique depuis le XVIII. L’économie = écran principal qui empêche la compréhension en profondeur de ce qui se passe. Impératif de se délivrer de l’idée obsédante selon laquelle l’économie constitue le moteur de la société ; Demi-vérité qui masque la vérité complète. C’est l’organisation autonome qui a propulsé ainsi l’économie. Protestation contre ses effets tout en lui demandant tout. Réintégrer l’économie dans le dispositif d’ensemble de l’orientation historique ; Le matérialisme économisiste = illusion par excellence de la société de l’histoire à son propre sujet. En sortir demande de remettre en question cette fausse dichotomie de l’idéel et du matériel. Défi à nos manières ordinaires de penser. L’orientation vers l’avenir est un fait intellectuel mais simultanément est une disposition pratique qui commande l’action ; Dont les retombées produisent à leur tour des effets intellectuels, qui agissent en retour sur la pratique collective ; L’un n’est pas la cause de l’autre ; l’élément historique nous sort de l’alternative ruineuse du matérialisme et de l’idéalisme. Vérités partielles mais ultimement faux ensemble... Rappel de ce qui précède.... Perspectives ouvertes à l’action et données de la réflexion sont inséparables. A engendré les philos de l’histoire et les sciences historiques. Nous avons vu également comment l’orientation historique s’est concrétisée structurellement dans la réorganisation du fonctionnement collectif à travers le renversement libéral. Fait libéral : séparation de la société et de l’Etat. Inversion des rapports entre société civile et Etat. Le tout inséparable de la formation de l’économie en un système autour de la révolution industrielle. Manifestation majeure de la révolution industrielle qui est une révolution culturelle. N’eut pu se déployer hors d’une société ouverte au changement pour le plus et pour le mieux, hors d’une société politiquement libéralisée ; corrélation indiscutable entre les deux mais causalité fausse. L’orientation historique est pleinement installée à la mi-XIX. La structure libérale l’a emporté avec le principe du gouvernement représentatif porté part le mouvement des nationalités : aspiration à l’indépendance des nations ; et aspiration à l’intérieur à une correspondance représentative entre la nation et son pouvoir. C’est dans le sillage de ce tournant marqué par les révolutions de 48 que va triompher le fait libéral classique : triade des notions de Peuple, de Progrès, de Sciences. Il ne suit pas que cette orientation est pleinement développée. Elle est à l’état embryonnaire ; se dégage petit à petit du moule hétéronome qui en limite les expressions. Idem que pour le politique et le droit. Mixte de structuration hétéronome et autonome. Compromis entre l’unité des temps et la différence des temps qu’implique la dimension productive dans l’avenir. Idée de progrès entendu dans sa profondeur illustre ce compromis : différence des temps mais continuité en termes de développement. Les germes contenus dans le passé se développent dans le présent... l’orientation historique va défaire peu à peu ce compromis. Années 1970 : l’orientation historique se dégage définitivement des liens structurels qui la rattachaient à la perspective de l’unité des temps. L’histoire est plus que jamais là, la société aussi... mais les apparences sont contraires. Radicalisation de l’orientation historique. Il faut suivre cette expansion de l’élément social-historique. Elle se nourrit d’elle-même. Propriété constitutive : s’auto-alimente. Chaque pas en avant lui ouvre de nouveaux possibles. Dynamique interne qui accrédite l’idée d’une accélération de l’histoire. Met en lumière une confusion : mise en continuité de ce qui se passe aujourd’hui avec l’ensemble du passé humain. Ce n’est pas faux, c’est bien dans le prolongement objectif, mais escamote la discontinuité interne à l’orientation historique. L’idée de l’accélération de l’histoire en fait une propriété indue du processus historique lui-même. Le point de vue externe traite les deux derniers siècles comme les autres. Le point de vue historique rapporte les mêmes faits à la lumière de l’orientation historique. Accélération par le dedans. Combiner les deux points de vue externe et interne. Les historiens de l’époque contemporaine : grand flou à cause de cela. Les philos de l’histoire reprennent à leur compte le même postulat de continuité. Poussent le bouchon un cran plus loin. Elles érigent la dernière phase où l’histoire se fait en connaissance de cause en moment de vérité du processus historique dans sa globalité alors qu’il est un moment singulier par rapport à ceux qui l’ont précédé. Nous avons aujourd’hui les moyens de mesurer ce qui s’est joué comme disqualification de ces philos. La radicalisation de l’orientation historique a ruiné le postulat de continuité sur lequel elles reposaient. Une dimension que nous avons laissé de côté : la dimension idéologique, qui concernent l’idée que s’en font les acteurs (de l’histoire). L’avènement du gouvernement politique représentatif est inséparable de la formation d’un type de discours : l’idéologie ( termes qui est frappé de confusion aujourd’hui... « dans l’écologie de l’esprit de notre époque, il n’y a pas un seul terme qui ne soit à l’abri de la pollution ».). Rappel de la définition de la politique. Elle est le domaine de la confrontation des idéologies, et donc aussi des programmes électoraux...etc. Dimension intellectuelle capitale. Liberté des acteurs de se donner une lecture de ce devenir. Quels en sont les enjeux, les problèmes, qu’est-il convenu d’en attendre ...etc. ? Ces lectures ne peuvent être que plurielles et divergentes. La société de l’histoire est pluraliste. Grave confusion de l’idéologie dominante comme formule automatique. Pas si faux que çà cependant au sens où il y a des idéologies dominées. Rapports de forces entre elles. Pour autant cette pluralité n’empêche pas que ses lectures ne soient pas aléatoires : trois grands pôles à partir de 1848. Chacune de ces familles s’organisent en privilégiant l’un des temps de l’histoire : le passé comme garantie de l’ordre social ; le présent et les libertés individuelles ; l’avenir comme espoir d’émancipation et de justice. Prise de position par rapport à la structure libérale, et donc l’indépendance de la société civile. Le conservatisme la réprouve en tant que facteur de désordre. Il entend la contenir, voire revenir dessus au moyen du rétablissement de l’autorité. Le libéralisme se constitue en défenseur de la structure libérale en revendiquant sa garantie de droit ; elle est source du dynamisme collectif et de l’accroissement des richesses. Il faut distinguer le fait libéral et la lecture politique libérale. Le socialisme condamne cette structure au nom de la justice sociale. En mettant en commun les moyens de production, on abolirait cette division entre pouvoir et société. La coopération se substituant à la concurrence. Le débat de la société de l’histoire avec elle-même a été un débat autour de sa structure libérale (possibilité ou non de la dépasser). Une des clés du bouleversement de la scène politique contemporaine. L’histoire interne de l’orientation historique est à écrire à partir de son foyer agissant qui est le présent. Cette histoire a tourné autour du jeu entre deux facteurs en tension ; la prégnance de la structuration hétéronome sous l’aspect de l’unité des temps, l’accroissement de la puissance du présent et de sa capacité de production du devenir. Etreinte de l’unité structurante des temps desserré par l’accroissement de la puissance du présent. Qui finit par dissoudre celle-ci et installer le présentisme. En creusant l’écart entre le présent et le passé, le présent et l’avenir. Cette histoire va être une histoire totale. Elle engage à la fois l’histoire des moyens de changements et l’histoire de l’organisation du changement : histoire de l’action histoire collective et de la réflexion historique. Histoire de la conscience historique dont l’approfondissement est le pan décisif de notre histoire depuis deux siècles. Histoire des sciences historiques, des philos de l’histoire, des idéologies politiques, de l’idée de société en lien avec la résolution des modalités concrètes de déploiement du social de la société de l’histoire... Histoire de l’indépendance de la société civile : statuts des acteurs, formes successives de l’économie capitaliste, des formes d’association entre acteurs, du gouvernement représentatif. Ce qui les unifie : leur commune participation à l’autoconstitution collective. Quelques éclairages pour rendre sensible l’avancée de ce processus... Ces moyens d’action, d’invention, de changement : les machines, les procédés, les systèmes techniques. Mais aussi énergie pour les faire fonctionner. Quantité d’énergie nécessaire. L’approfondissement de l’orientation historique se mesure en quantité d’énergie disponible, et aussi à la quantité de capital disponible en vue de l’investissement vers le futur. La discussion sur la répartition de ce capital est légitime et nécessaire, mais c’est une autre question. Mais de toute façon, rouage déterminant de l’organisation collective. Mobilisation de ressources en vue de l’anticipation vers le futur. Capitalisme d’une manière ou d’une autre (privé ou public). Il y a aussi le travail : c’est la société qui invente le statut du travail. Avec lui, chacun participe de cette progression. Quantité de travail disponible, qui se mesure en termes de productivité. Autre composante de la puissance de changement : la connaissance. Elle ne regarde pas que la recherche-développement. Concerne plus largement la capacité des acteurs à en faire usage : niveau de formation et d’information des acteurs : capital humain. Société éducative nécessaire dans la société de l’histoire. Accumulation multiforme de puissances de devenir par laquelle est passé cette orientation historique. Revenons à la tension précédente qui constitue le cœur de l’expérience historique. Production délibéré du nouveau dans le présent ; prise de distance par rapport au passé ; continuité des temps à la place de l’unité des temps. Notion de développement. Le présent diffère du passé comme l’avenir différera du présent, mais unité d’un même développement. Rôle de l’idée de fin de l’histoire : pointe ce moment de totalisation terminale où se résorbe toutes les différences. C’est la même chose en profondeur qui se joue à chacun de ces moments. Dans le domaine de l’expérience historique (propre à la société de l’histoire), la réflexion ne se sépare jamais des modalités de l’action. Equivalent de cette contrainte de continuité : au départ la quantité de changement susceptible d’être produite est limitée par rapport au stock de l’acquis. Nos moyens actuels nous permettent d’ajouter une petite couche à l’accumulation sédimentaire de l’œuvre des siècles. « L’humanité se compose d’infiniment plus de morts que de vivants » (Auguste Comte).Leçon de modestie vis-à-vis des révolutionnaires. L’héritage ancestral est d’une taille incomparable par rapport aux modestes moyens dont nous disposons pour le changement. A l’opposé de l’hubris révolutionnaire, impératif de continuité envers ce passé dont nous sommes dépendants. Ce qui explique que l’émergence de la conscience historique dans le sillage de la révolution se soit produite à l’enseigne du conservatisme ; prise en charge du passé dans l’action menée au présent en direction de l’avenir. Exigence à rester en proximité par rapport au passé. L’apport du présent est un plus et un mieux qui laisse reconnaissable le passé. Ce qui assigne un cadre limitatif à l’action historique. Sauf que la quantité de changement dans le présent n’a cessé de grandir par la dynamique d’auto-amplification... La proportion entre le poids du passé et la puissance d’invention dans le présent va évoluer continument dans le sens d’un avantage toujours plus grand de la puissance du présent. On peut calculer une sorte de coefficient. Cet avantage va avoir pour effet de modifier le rapport au passé vis-à-vis duquel la distance se creuse intellectuellement et pratiquement ; Change aussi le rapport à l’avenir. Le degré d’altérité qu’il est légitime de viser. Modalités de l’action collective change en mesure du but qu’elle est en mesure de s’assigner. Variable déterminante du déploiement interne de l’orientation historique. En suivant ce fil, il est possible d’en périodiser les étapes, intellectuellement et pratiquement. Rapport de forces des différentes idéologies, mais aussi formes que va revêtir l’organisation du présent en vue de l’anticipation du futur. L’émergence de la conscience historique s’effectue sous un signe idéologiquement conservateur, fonction du poids immense de la force du passé : Hegel. La tâche du présent ne peut consister que dans la rationalisation théorique et pratique de l’héritage du passé = fin de l’histoire. L’action historique consiste à rendre raison à cet héritage et, sur le plan pratique, lui procurer sa forme rationnelle achevée grâce à l’histoire de la science de soi conduite à son terme ; c’est ainsi que l’esprit conquiert sa liberté. Dans notre langage, sauver les structures hétéronomes issues du passé en leur infusant un esprit rationnel qui les justifient. Ce qui distingue le conservatisme de la vision réactionnaire pour laquelle cette rationalisation n’a pas lieu d’être, l’être hétéronome étant à défendre tel quel. Etape du renversement libéral ensuite. Faire advenir la société de l’histoire proprement dite. Exerce son impact structurel en faisant apparaître son incompatibilité avec l’ancien ordre hétéronome. Indépendance des acteurs individuels et gouvernement représentatif. Timide début en tout cas, porté par les premiers effets de la révolution industrielle et du capitalisme qui s’installe avec elle. L’action historique n’est plus une rationalisation conservatrice, mais se pose comme un développement original de l’acquis du passé. Développement de la liberté avec les institutions et l’organisation collective qui la soutiennent. Cela dans les limites de la prégnance de l’un hétéronome. Dette envers l’héritage et devoir envers l’avenir. Indépendance de la société mais dans les limites de sa subordination au pouvoir. Indépendance de l’acteur individuel dans les limites de l’encadrement du collectif. Mais de nouveau l’approfondissement de l’orientation historique va mettre à mal cette unité des temps, cette forme une de l’existence collective conservée. Entrée dans une nouvelle étape : crise du libéralisme classique et montée de l’idéologie du socialisme. Deuxième révolution industrielle (1880 : électricité et pétrole). Emergence d’une nouvelle forme de capitalisme (capitalisme systématisé remplace capitalisme spontané). Apparition de la grande entreprise dissociée de la propriété individuelle, gérée par des managers, sur fond de concentration capitaliste et de spécialisation financière, d’organisation scientifique du travail à l’autre bout. Avènement de la société d’organisation : plus large que celle du capitalisme. Syndicats et partis de classe et de masse par exemple. Ce processus d’organisation est la résultante de la pénétration de l’orientation collective de l’avenir. Mobilisation volontaire des acteurs individuels pour former des forces collectives définies en fonction d’un projet au futur. L’âge des masses, en mouvement. L’avenir, les masses, la révolution, le socialisme = mots-clés de cette nouvelle étape qui couvrira les trois quart du XX siècle. Sous le signe de l’unité perdue du présent à reconquérir dans l’avenir, ce que résume le terme de révolution. Force démultipliée du présent représente une force de rupture. Il y a de quoi briser avec le passé. Altérité vis-à-vis du présent par conséquent. Cette distance nouvelle vaut pour la manière d’envisager l’avenir, radicalement séparé du présent. Travailler au renversement du présent. Réflexion et action se complémentent étroitement. Détraditionalisation dés la fin du XIX. Plus de liberté concrète à l’égard du passé. Moins de dette vis-à-vis de lui. Se projeter dans un avenir qui sera le contraire du présent. Unité perdue du peuple (division des classes) ; Unité perdue du pouvoir et de la société. Dissensus collectif. Mensonge de la représentation, usurpation du pouvoir... unité à retrouver, à réaliser pour de bon. Mode de survivance paradoxale de l’un hétéronome. Elle demeure de manière latente la forme obligatoire de concevoir l’existence collective. De telle sorte que la remise en question au présent ne peut être comprise que dans l’obligation de la ressaisir au futur. Accomplissement final du processus historique. Le XX siècle sera le siècle de l’avenir, du socialisme, de la révolution. C’est cet aboutissement que désigne la notion de socialisme. Derrière ces multiples versions : ressaisie de l’unité collective dans une version épanouie. Propriété collective = plus sûr garantie car elle élimine la domination. C’est cette aspiration que rationalise les philos de l’histoire : le marxisme principalement mais pas exclusivement. Le XX n’aura rien apporté comme nouveauté à ces philos du XIX. Mais siècle où elles trouvent leurs adeptes. Les philos de l’histoire deviennent des croyances de masse, plus ou moins dégradées. Même chose pour l’idée de révolution : épanouissement de l’idée de révolution. Idée à replacer dans le déploiement de l’orientation historique sur fond d’unité hétéronome. Moment hypothétique de la mobilisation totale de la puissance du présent permettant d’opérer une discontinuité radicale grâce à laquelle se reconquiert la continuité du processus historique dans son aboutissement terminal. Continuité ultime du processus historique. passé, présent et avenir trouvent leur identité finale. On comprend par rapport à cette toile de fond, la profondeur de la cassure de la crise de l’avenir. Qui a emporté le crédit de l’idée de révolution, des philos de l’histoire, des faits comme grands récits, de l’idée même d’histoire révoquée en doute, du projet socialiste dans ses versions diverses. Cette crise de l’avenir est le symptôme de l’entrée dans une nouvelle étape caractérisée par une nouvelle amplification de la puissance du présent et la liquidation complète de l’unité des temps hétéronome. La puissance du présent et sa capacité de changement prennent le pouvoir et cela transforme de fond en comble la nature et les perspectives de l’expérience historique. L’orientation historique est seule à déterminer la structuration des temps sociaux. Nous ne sommes plus dominés par le passé, nous le dominons : « il y a plus de vivants que de morts » (pour répondre à la formule d’Auguste Comte... Il y a en effet plus de chercheurs aujourd’hui qu’il n’y en a eu dans la totalité de l’histoire... Nous n’avons plus d’obligation par rapport au passé : patrimonialisation du passé, médiatisation du présent, économicisation de l’avenir. Prochaine séance.
11ème séance
Effets qui se résument dans la dissolution de la continuité des temps. Le compromis entre identité des temps et différence des temps sous forme de continuité des temps, avait contenu l’orientation historique en dépit de son approfondissement. Ces limites ont éclatées. Le tournant des années 1970 s’est traduit par une liquidation de ce compromis et un élargissement de l’orientation historique qui ont changé la manière de nos sociétés de se déployer dans le temps. Premiers effets sous les traits d’une crise de l’avenir qui intellectuellement parlant a disqualifié les figures de l’avenir qu’il était possible de se forger (conservation, progrès, révolution). Disqualification de principe des philos de l’Histoire. Corrélativement, changement de scène idéologique, conservatisme et socialisme se sont vus disqualifier dans leur formule classique à base de dépassement de la séparation de la société civile et de l’Etat, de la structure libérale de la société de l’histoire ; d’où un néolibéralisme très différent du classique. Naïveté de l’explication du néolibéralisme par un travail de propagande. Organisation du pensable et du croyable. Visions plus ou moins plausibles et implausibles de leur fonctionnement et de leur avenir. Aucun déterminisme linéaire. Les acteurs restent libres de leur compréhension ou de leur incompréhension. Subissent malgré eux l’influence du pensable et du croyable secrétée par l’organisation du monde rendu nécessaire par la structuration autonome. Les révolutionnaires : ce n’est plus possible. Invinciblement gagnés par un individualisme libertaire qui était considéré auparavant comme l’abomination petite bourgeoise. Mais au-delà de ces effets, il faut cerner l’organisation des temps sociaux qui s’est mis en place. Stade qui est celui de l’orientation historique pleinement dégagée, installée en tant que telle. Cette nouvelle organisation consiste en trois dispositions : la patrimonialisation du passé, la médiatisation du présent, l’économicisation de l’avenir
Patrimonialisation du passé ; cf. cours précédent. Continuité du passé qui nous crée une dette et une obligation explicite envers lui. Au point de départ de cette orientation : détraditionalisation. Le passé est présent sous la forme d’une symbolisation totale des ses traces et de ses attestations. Passé mort posé à distance sur lequel nous nous reposons, mais dont nous sommes indépendants du point de vue de la signification que nous avons à donner à nos actions. Indexé au présent en tant que réservoir de significations. Cette coupure d’avec le passé, malgré sa présence redoublée d’une certaine façon, est complétée par cette autre dimension :
La médiatisation du présent, au sens opératoire du terme en lien avec la fonction des médias. Constitution en système dans le cadre d’une espace public médiatique devenu un rouage essentiel du fonctionnement collectif. Enjeux passionnels sur les médias et polémiques superficielles qui cachent l’enjeu essentiel. Le mal que l’on peut penser sur ce que disent les médias ne dit rien sur le fonctionnement et le rôle de ces médias dans le mécanisme collectif. Une grande part des critiques qu’on leur adresse est du à l’écart entre l’importance de cette fonction et la médiocrité des acteurs qui la remplissent. Appareil d’information inhérent à la société historique. La société de l’histoire se constitue autour d’une interrogation sur son propre devenir. Que se passe-t-il ? Cette société doit rendre accessible à l’histoire se faisant ; Société d’information au même titre qu’elle est une société d’éducation. Doit renforcer les capacités de ses acteurs, et leur fournir les moyens de saisir le processus générateur dans lequel ils sont pris. A propos de l’émergence de la politique nous avons vu comment cet appareil d’information était requis par le processus représentatif. A ce premier pilier qui ancre la fonction journalistique, s’ajoute un second pilier : besoin collectif de se faire une idée de la marche des évènements. La politique représentative elle-même est une tentative de réponse à ces questions. Que faire compte-tenu de ce qui se passe ? Autre chose est de savoir si cette tâche est bien ou mal remplie. On constate la montée en puissance de ces instruments et la démultiplication de ces canaux (écrit du journal, radio, audiovisuel, réseaux numériques...). Les développements actuels : offre quantitative et évolution qualitative de son impact (tâche que s’est proposée la médiologie qui met l’accent sur le déplacement de la graphosphère à la vidéo-sphère. Mais cela ne dit pas grand chose de sa fonction structurelle. Transformation de la quantité en qualité. Saut, discontinuité. Au-delà de l’impact spécifique de l’image. Elle a une puissance de signification très supérieure, mais cela ne suffit pas à expliquer le rôle inédit que remplit cette fonction de l’image. Piège de la notion d’image : la plupart des analyses s’y enferme. Postérité de la notion de spectacle (Debord) ; notion tributaire du livre « L’image » (Daniel Borstin ?). L’image compte mais en tant que vecteur d’un dispositif spéculaire de bien plus grande portée. Extériorisation du mouvement du devenir. Redoublement spéculaire qui permet à la société de se voir en mouvement, de se saisir en se donnant le spectacle d’elle-même ; permet à la collectivité de s’appréhender malgré le flux incontrôlable du présent. Différence qui se creuse avec la marche du temps ( ?). Appréhension qui passe par la capacité de se donner une représentation de l’histoire en train de se faire dont on discerne qu’elle se voudrait exhaustive et immédiate. Totalisation du présent, non pas sous la forme élaborée d’un savoir de soi, mais sous la forme opérationnelle d’une accessibilité générale des composantes de l’actualité et des évènements qui s’y déroulent ; Tout peut prendre place sur la scène de l’actualité. Rien de ce qui se passe ne lui est étranger. Médiatisation du présent. Le présent est constitué par eux (les acteurs) en tant qu’il est posé comme susceptible d’être intégralement répercuté par le système médiatique (du moins dans le principe) ; son efficacité symbolique est liée à sa promesse de co-extension de l’actualité avec le devenir en cours ; De même que la patrimonialisation est le dispositif qui nous assure de la présence de la totalité du passé, de même la médiatisation nous garantit l’appréhension de la totalité du présent. Saisie du présent dans sa représentation, qui constitue l’actualité dans une sphère autosuffisante et autoréférente. Réflexivité fonctionnelle du devenir en cours qui se substitue à la réflexivité substantielle que les philos de l’histoire projettent dans le futur. Réflexivité du processus historique censé pouvoir se ressaisir dans son accomplissement de la fin de l’histoire. Cette potentialité réflexive est rapatriée dans le présent et désubstantialisée au profit d’une puissance formelle de ce savoir comme simple savoir. Demain sera un autre jour, devenir indéfiniment ouvert qui se rejoue à chaque instant. Le système de l’actualité est notre substitut aux philos de l’histoire. Ceux qui se sentaient le devoir de se plonger dans le Capital peuvent aujourd’hui se contenter de regarder la télévision ; Force d’intégration et de socialisation est une dimension primordiale de la médiatisation du présent. La désocialisation s’effectue par la démédiatisation. Ce dispositif crée une référence commune qui ne passe plus par une appartenance ou une conviction partagée. Il enveloppe chacun dans un immense processus dont il est partie prenante et qui le rend accessible dans son effectuation. Mais fragilité de ce mode de socialisation qui passe par la capacité intellectuelle d’accéder à cette référence. Enjeu qui s’attache à cette mise en représentation du présent : n’existe socialement que ce qui est représenté, avec des effets symboliques ravageurs d’invisibilité donc d’inexistence. Dispositif en principe ouvert mais dans les faits sélectif et fermé. Contrepartie de cette puissance intégratrice : transforme les acteurs en spectateurs de l’Histoire. L’assurance « d’en être » leur suffit ; le plus important n’est pas ce qu’ils y font mais ce qu’ils en voient ; démobilisation des acteurs hors de leurs intérêts immédiats et de leur environnement proche ; Dissuade de la recherche d’une intelligibilité d’ensemble et d’une projection vers l’avenir ; le spectacle se faisant a anesthésié la perspective d’une histoire à faire. Intellectuellement démobilisateur. Beaucoup à dire sur l’impact de cette médiatisation du présent, sur la manière dont elle a absorbé l’idée ou la représentation de soi (mais une autre fois). Ce que nous faisons : un bilan de la radicalisation de la modernité ; Troisième et dernier volet : l’économicisation du rapport à l’avenir. L’action historique en direction de l’avenir a été satellisée par elle. Prise de pouvoir au titre de la puissance d’histoire de nos sociétés. Totalisation symbolique du passé, totalisation du présent sous les traits de sa médiatisation...
On peut parler aussi de la totalisation de l’avenir à l’enseigne de son économicisation. Le point de vue de la production de l’avenir s’est emparé du présent de part en part. Disposition totale de nos sociétés en vue de la production de l’avenir ; non pas une mobilisation générale et consciente autour d’un projet collectif. Nous avons ici à faire à une organisation du présent en fonction de cette visée de l’invention de l’avenir, laissant chacun des acteurs à sa seule perspective individuelle, en dehors de tout projet d’ensemble. Ecart qui sépare la démobilisation personnelle et la mobilisation collective inscrite dans le mécanisme du fonctionnement collectif de nos sociétés. En dehors de tout projet d’avenir rendu vain par l’effacement de l’avenir .Disparition de l’avenir en tant que figure identifiable, alors que nous ne travaillons que pour l’avenir. C’est pour cela qu’il n’y a plus d’avenir auquel attribuer une figure cernable. Nous sommes enfermés dans le présent dans la mesure où ce présent est futurisé de part en part. Problèmes : comprendre la corrélation entre prise de pouvoir du point de vue de l’avenir et l’impossibilité de se le représenter. Et la forme économique de cette disposition totale. Futurisme effectuant, présentisme vécu et économicisme dominant ? les réponses sont à chercher du côté de la source structurelle de cette métamorphose de la société de l’histoire : dissolution du principe de continuité des temps sous l’effet de la montée en puissance du présent ; ce principe avait pour conséquence de relativiser le présent, l’auto-compréhension du présent. Si continuité il y a, il y a un poids du passé et un potentiel accordé au futur ; par contraste il y a eu absolutisation du présent au sens non pas d’une autoglorification, mais au sens opératoire d’une déliaison envers le passé et le potentiel de l’avenir. Nous y allons mais nul contrainte de l’avenir sur le présent (à partir d’une figure identifiable). Il y a dans le présent la puissance suffisante pour transformer la somme de l’acquis du passé. De telle sorte que le passé ne pèse plus consciemment et ne représente plus une contrainte. Il n’y a plus d’avenir auquel songer en fonction de cette continuité. Ne serait-ce que sous l’aspect d’un renversement pour accomplir les promesses du passé. La discontinuité révolutionnaire aura été le moyen suprême de réaliser la continuité entre passé présent et avenir. Cette continuité représentait une contrainte pour l’action. N’importe quel acteur définissait les perspectives de ce qu’il avait à faire. Cadre de compréhension à toute action ; elle lui imposait de s’aligner dans la ligne de cet acquis. Exemple à partir des délibérations parlementaires : face à une action collective, ce sont ce questions qui sont posées ; Enjeu permanent en fonction duquel se joue la décision : quel passé ? Quel avenir ? Prendre en compte le passé les acquis du passé et viser l’avenir dans sa figure globale pour y loger des changements. L’économie elle-même était un rouage de cet ensemble. Cette globalité en marche était désignée par l’Histoire avec H. Ex du travail de planification : articulation entre passé, présent, et avenir. L’économie n’était qu’une partie, fonctionnellement intégrée. Cette globalité et l’idée d’Histoire se sont effacées.. Effacement de la continuité des temps avec l’abandon de l’unité hétéronome. Subordination de la société civile à l’Etat. Subordination de l’économie à la société civile, et subordination de l’acteur individuel au collectif.
Nous sommes les premiers êtres à ne pas nous sentir liés par le passé. C’est cela l’absolutisation du présent. Pas davantage lié à un avenir auquel nous ne faisons que travailler. Nous sommes libres de disposés des acquis à notre gré (malgré la connaissance documentaire que nous en avons). Cela ne s’est jamais vu. Cette liberté complète nourrit une certaine outrecuidance du tout est possible, contrebalancée par une impuissance à peu près complète. Tout est possible et nous ne pouvons rien. Liberté structurelle qui préside à l’organisation de l’action collective : décantation de la structure libérale de la société de l’Histoire. Le parachèvement de la dissociation entre société civile et Etat, l’autonomisation de la sphère économique à l’intérieur de la société civile, l’extériorisation de l’économie, l’autonomisation de l’individu par rapport au collectif. Ce lien entre décantation de l’avenir et dissociation de l’unité des temps est à saisir. L’économie prend la place de l’Histoire à faire au futur, qui cesse d’être perçue comme une histoire reliée au passé ; Economie elle-même transformée avec l’apparition d’une nouvelle forme capitaliste par rapport au capitalisme systématisé : le capitalisme généralisé. L’expérience « historique » a changé. L’organisation collective autour de laquelle s’organisait la politique. Question centrale était la structure libérale, l’objet de la querelle principale. Mais à partir d’un même diagnostic que son caractère mortifère. Ce problème est de fait tranché. La structure libérale est présupposée comme acquise par tous. En dépit des dénis dont cette admission fait l’objet. Qui songe à réclamer aujourd’hui le monopole de l’information ? Si en effet vous créez un organe d’information, vous devez trouver des capitaux, un système de distribution, qui lui-même soumis au principe de concurrence... bref vous avez la totalité de la structure libérale... Implicite du champ politique contemporain. Cela veut dire que la question qui a organisé le débat politique au plus profond n’existe plus. Perte d’enjeu de la politique... C’est un moment... et non la fin du monde. Liquidation de la question de l’organisation collective qui libère l’organisation intégrale en vue de la production de l’avenir. Et celui-ci n’a pas besoin d’être visé comme tel ; Il est l’inconnaissable qui surgira de cette société individualisée. Tout cela est lié. Il y a correspondance structurelle entre individualisation radicale, mobilisation totale du présent en vue de la production de l’avenir, et infigurabilité de l’avenir. Ce n’est pas l’économie qui tire la société, c’est l’organisation collective qui en se réordonnant dans son agencement temporel donne à l’économie cette place centrale dans le dispositif global. Le présent est occupé de part en part par la production de l’avenir qui n’est plus visé comme tel ; Ce n’est pas l’économie qui pose le principe selon lequel se réorganise le rapport à l’avenir dans tous les comportements de l’existence sociale y compris les existences individuelles. Les existences personnelles : la réflexivité biographique, trait frappant de notre culture psy est elle-même fonction de cette pénétration du point de vue de l’avenir. Ce que j’ai été ne m’oblige pas en vue de ce que je pourrai être demain. Tout ce qui est hérité doit être regardé sous l’angle de son changement possible. L’orientation historique se résume dans ce rapport à l’existant. Ce qui est vrai en revanche, c’est que cette disposition d’ensemble propulse l’économie dans un rôle hégémonique au sein de l’existence collective. La configuration ainsi créée libère la visée qui est à la base de l’économie depuis qu’elle s’est formée en un système. En quoi consiste cette visée ? En une artificialisation intégrale du monde humain : marchandisation, technicisation, juridicisation. Marchandisation : relecture de l’ensemble des activités humaines sous l’angle de l’abstraction monétaire qui permet de les décomposer en autant de services objectivables, monnaitisables, et traitables économiquement : ex des économies start-up qui se greffent sur les applications des smartphones : toute activité est susceptible de devenir l’objet d’un échange marchand. Technicisation : l’angle de l’objectivation technique. Mise en réseaux de nos sociétés et urbanisation du monde = horizon dernier. Technocosme urbain. Univers artificiel substituant un univers technique à l’univers naturel. Juridisation : la dynamique économique communique avec le mouvement général de la société. Le droit offre le modèle d’activité qui peut être construit sur la base d’une contractualisation complète des rapport sociaux. Evaluation mutuelle des termes de l’échange entre les partenaires. Modèle général des activités au sein d’une société d’individus. L’économie est le secteur de l’existence collective où se déploie une activité dont l’efficacité technique est objectivement mesurable, socialement évaluable, juridiquement contrôlable. C’est le secret de son attraction et de la tendance puissante à faire du modèle économique l’étalon de toute vie sociale. C’est cette dynamique expansive que capte le concept de capitalisme généralisé ; Les mécanismes internes du système économique : période antérieure : le capitalisme met l’accent sur la coordination des fonctions au sein de la grande organisation. « La main visible des managers ». Capitalisme managérial. Le nouveau capitalisme est d’un modèle différent : degré de réflexivité opératoire supplémentaire sous le signe du primat de l’organisation et de la fonction productive. Décomposition des fonctions. Pour leur conférer une efficacité capitalistique accrue. Animé par une généralisation du raisonnement capitaliste, d’où ses visages multiples ; fonction financière démultipliée tournée vers le contrôle des grandes entreprises par les banques ; la logique de l’investisseur, le capitalisme actionnarial : la question du rendement (et non du contrôle) ; la recherche-développement. Déplacement de l’efficacité de la production vers l’inventivité de l’innovation. Capacité de proposer des nouveautés. Mais en aval, la fonction marketing est devenue déterminante (les marques, l’image, la pub...). L’image est beaucoup plus importante que l’objet. Capitalisme marchandisé ou d’hyperconsommation (Lipovetski ; lire à ce sujet « La culture monde »). Stimulation des désirs du consommateur. Deuxième aspect de ce capitalisme : absorption de tous les secteurs de la vie sociale. Décomposition de l’activité collective en autant de secteurs susceptibles de devenir une activité économique. Exploitation de créneaux marchands (économie start-up). Construction de prison, éducation... Exemple de l’expansion de l’économicisation de tout le secteur du divertissement des loisirs, du tourisme : « la mis en désir touristique ». Examen du nouveau système technique qu’est l’univers numérique. Est-ce une troisième révolution industrielle ? Objections : pas de nouvelle énergie (toujours l’électricité). Univers qui implique une réorganisation de l’existence collective suivant une dynamique de l’artificialisation qui n’a pas fini de provoquer des surprises. Notamment par rapport à l’emploi. Ne va pas nécessairement dans le sens de l’enrichissement collectif. L’artificialisation : c’est la dynamique fondamentale. Nous nous sommes focalisés sur les mécanismes internes du capitalisme et nous en avons conclu que là était l’âme du capitalisme (mécanisme de la reproduction).En réalité ce mécanisme n’est qu’un mécanisme au service d’autre chose que lui-même ; Visée qui le dépasse et qui fait sa légitimité. Le capitalisme ne va pas nulle part hors de la domination et de l’enrichissement. Il mobilise ces ressorts mais en vue d’une finalité déterminée : la visée d’une artificialisation technique, juridique, marchande de l’univers humain ; Constitue son vrai ressort ; participe de l’esprit de l’autonomie ; vise à constituer un monde humain défini exhaustivement par l’homme, en principe de mieux en mieux maîtrisable. La visée centrée sur le capitalisme est un monde humain qui serait la projection d’un projet défini par la rationalité abstraite. A cet égard on retrouve au bout quelque chose de ce qui était l’idéal de la structuration religieuse, sur un mode aux antipodes de l’univers religieux. C’est dans la transparence de la représentation abstraite à sa réalisation concrète, dans l’immanence, que se joue la même adéquation. La substance du lien interhumain (qui se fonde sur le symbolisme religieux) se voit remplacer par l’artifice rationnel (dans ses modalités abstraites) pour composer la trame de l’univers humain. L’âme de l’économie moderne et le pourquoi de la captation par l’économie (nous commençons à le discerner par ce que son déploiement le permet). On voit surgir la question des limites de cette dynamique du point de vue des relations de ce technocosme humain avec l’environnement naturel. Essence même des modalités de l’inscription du modèle humain dans le monde naturel. Jusqu’à quel point une société définie ainsi par l’artifice peut-elle constituer une authentique communauté humaine vivable ? Pour conclure, deux choses :
Cohérence de ce dispositif temporel entre ces trois dispositions (patrimonialisation, médiatisation, économicisation). Ils s’articulent parfaitement. Cette cohérence constitue l’architecture du présentisme. Tout se joue dans un présent perpétuel qui nous éloigne du passé, qui nous projette dans un avenir vertigineux que nous produisons d’autant plus efficacement que nous nous demandons moins ce qu’il pourrait être.
Ce qui les rend problématique. Car il y a une autre présence du passé que celle qui s’ordonne autour de la patrimonialisation ; il nous tire par les pieds comme tout revenant qui se respecte ; profonde incertitude au delà de toutes les proclamations narcissiques sur ce que nous sommes. Il faut d’abord savoir d’où nous venons.... Or le passé ne nous parle plus dans sa dimension généalogique ; la patrimonialisation du passé soulève une autre question : constitue un complexe culturel pour nos sociétés. Tout artiste a pour objet la concurrence avec toutes les oeuvres du passé ! D’où la caractéristique de l’art contemporain (contrairement avec l’idée de « rupture » de l’art moderne). La tâche de déconstruire devient herculéenne ; d’où l’idée de recherche d’extraterritorialité par rapport aux œuvres du passé. La certitude qui nous est offerte via la médiatisation du présent conduit à une démobilisation d’un genre différent du précédent (on expliquait en effet la démobilisation par la méconnaissance –du monde ouvrier par exemple – du monde dans lequel il se trouvait, d’où l’importance donnée à la formation, l’idée de la « conscience de classe » à former, etc.) : aujourd’hui, plus on sait ce qui se passe, moins on peut quelque chose. D’autant plus que l’on n’y comprend rien. Présence à ce qui se passe n’est pas l’intelligibilité de ce qui se passe... Difficile aussi d’agir sans savoir où nous allons... sinon représentation obscure de catastrophe. Nous sommes dans la situation d’un système très efficace, qui pousse à une désintellectualisation et une démobilisation de par sa puissance de fonctionnement (« il marche tout seul »), mais dont on peut douter qu’il réponde aux questions qu’une société de l’histoire est obligée de se poser à son propre sujet. Le « comme çà » ouvre beaucoup plus de questions qu’il n’en résout.
La question maintenant est de savoir comment on comprend l’articulation de ces différents facteurs de radicalisation structurelle du droit, du politique et de l’histoire, pour dessiner la configuration de crise que nous connaissons.
12ème séance 11/03/2015
La dernière fois : en quoi la décantation de la structuration autonome produit-elle une configuration de crise ? Mieux définir cette notion... Partir de l’acception la plus banale. La mécanique marche mal, effets contre-productifs, engendrent des tensions qui la détournent de son but théorique. Et enjeu de fond : l’autonomie structurelle pleinement réalisée tourne le dos à la démocratie, joue contre son effectivité véritable. L’autonomie structurelle n’est pas l’autonomie substantielle et peut même nous amener à l’opposé. Problème de fond de la démocratie aujourd’hui. Entrer dans cette « boîte noire »... Nous avons vu comment cette organisation des temps sociaux (patrimonialisation du passé, médiatisation du présent, économicisation de l’avenir) détermine un mode de fonctionnement bâti sur l’illusion de l’autosuffisance et de la maîtrise de lui-même, cela pour autant qu’il marche au régime de la connaissance. Les acteurs sont convaincus de savoir ce qu’ils sont et ce qu’ils font. Ce mode de gestion de la temporalité collective doit son efficacité au-delà de sa réflexivité apparente à sa dimension symbolique. Qu’il s’agisse de disposition du passé, de présence au présent, de puissance vis-à-vis du futur. Dimension symbolique à laquelle la connaissance que ce mode de gestion mobilise, fait écran. Cette dimension lui est fermée. Elle est étrangère à ce que représente cette organisation par rapport à l’aventure humaine. La société de la connaissance est une société de l’ignorance d’elle-même. Revenir sur la question du symbolique : permet d’envisager une dimension supplémentaire du passage d’une structuration à l’autre. Le Symbolique est le concept du XX siècle en matière de pensée sur l’humain social (réflexion sur le langage, sur les cultures, sur le psychisme). Mode d’être spécifique de l’humain-social. « Entre deux » qui n’est ni purement et simplement construit, ni purement et simplement donné, ni purement et simplement culturel ni purement et simplement naturel. Les sociétés humaines relèvent de l’institution : elles ont à se définir et à se produire comme société. Elles sont culturelles en ce sens précis. Mais cela selon deux modes différents qui recoupent la différence entre les deux structurations. Structuration hétéronome : symbolisation explicite ou ostensible. Les sociétés religieuses se déploient expressément comme symboliques. Clé de voute : suspension à un principe surnaturel (opposé à la nature dans laquelle elles sont pourtant incluses) qui fait qu’elles ont été voulues pour ce qu’elles sont. Elles ne se contentent pas d’être, elles ont à se faire être en conformité avec ce principe surnaturel supposé leur dire ce qu’elles doivent être, par des rituels, des cérémoniaux, des symboles censés signifier ce processus d’institution. La sortie de la religion se traduit par une triple transformation : l’enfouissement dans l’implicite du symbolisme du fonctionnement collectif (désymbolisation) ; Apparition d’une conception artificielle du lien de société : le droit ; l’émergence de la possibilité d’une théorisation du fonctionnement collectif qui est exclu dans l’autre structuration : elle (l’ordre social) n’est que ce que les ancêtres et les dieux ont décidés qu’elle serait, rien de plus, sinon de constater l’écart entre l’idéal et la réalité le cas échéant.... La notion de désymbolisation capte descriptivement un phénomène d’effacement indiscutable : les rapports sociaux se sont désymbolisés. Rattachement de chaque rouage de la vie collective au fondement sacral à travers toutes les données de la vie religieuse (domination, hiérarchie, tradition, incorporation) qui passent par des codes, des rites. Elles sont remplacées par une explicitation prosaïque de la teneur des liens sociaux sous l’angle juridique (le contrat), monétaire (échange marchand) technique (moyens de coexistence et de communication). Désymbolisation dont on pourrait écrire l’histoire. La pertinence de cette notion s’arrête si elle conduit à conclure à sa disparition. Il est toujours bien là (le symbolique) mais ailleurs et autrement. Il faudrait parler d’un changement de mode de symbolisation. La dimension symbolique bascule dans l’implicite et l’inconscient. Devient un produit dérivé du fonctionnement matériel de la vie sociale. Chacune des dispositions organisatrices (patrimonialisation, médiatisation, économicisation) au-delà de leur aspect pragmatique, emporte une signification vitale concernant l’être en société qui n’apparait nulle part dans la conscience des acteurs. Les acteurs ne connaissent que les savoirs pratiques qui président à chacun des secteu rs d’activités (réflexivité en un sens précis). Même chose pour la politique et le droit : scission entre dimension symbolique et savoirs pratiques et techniques. L’ensemble du fonctionnement social est scindé. Dédoublement. La dissociation entre le fonctionnement pratique et son envers symbolique ouvre la possibilité d’une auto-compréhension théorique de son mode de fonctionnement. Rend concevable la recherche de l’intelligibilité du monde humain social, qui commence au XIX siècle. Il faut réserver là le concept de réflexivité dans sa rigueur : rendre compte de soi, et de ce qui rend possible une telle entreprise. Dans cette acception, ce concept ne prend sens qu’avec le déploiement de la société de l’histoire et la formation de la conscience historique : Phénoménologie de l’Esprit (1807). L’autonomie ne se résume plus seulement dans le pouvoir de l’humanité de se donner ses propres règles (morale, connaissance, politique). Elle s’élargit à ce double pouvoir : constituer pratiquement son propre monde. Et se donner de ce monde un gouvernement authentiquement réfléchi. Perspective inédite que vont exploiter les philos de l’Histoire avec leur promesse d’un but de l’histoire comme jonction de l’humanité avec son histoire et son idée arrêtée d’elle même : réflexivité réalisée de la fin de l’histoire. Notre question : ce qui reste et ce qui a sombré de cette perspective ? En réalité, elle est dépendante de l’empreinte de la structuration hétéronome. Traduction laïque de la dépendance à un principe sacral : crypto-théologies de l’Histoire, qui sont mortes et enterrées (il y a au moins là une certitude). Se développe au XIX, à côté d’un mode de structuration hétéronome (en rétraction continue), un nouveau mode qui voit la dimension symbolique glisser dans l’implicite. Connaissance pratique prend de plus en plus de place. La théorisation réflexive gagne en audience également, avec sa vocation fêtière à constituer le sommet des savoirs (comme la théologie dans l’université médiévale). Compromis et relatif équilibre. La symbolisation implicite gagne du terrain mais n’empêche pas la symbolisation explicite des liens de société de garder ses droits (persistance très avant dans le XX liée en particulier à la dimension de la guerre : façon de symboliser explicitement les réquisitions de l’ordre collectif). La connaissance pratique restait en rapport avec ce symbolisme semi-explicite et il était entendu que ces connaissances pratiques avaient à se coordonner à partir d’une réflexion de rang supérieur, qui justifiait leur insertion dans le mécanisme collectif. Modèle de cette construction dans la doctrine positiviste de Comte avec la hiérarchie des disciplines couronnée par une sociologie (la société comme conscience d’elle-même) sur laquelle pouvait se construire un authentique pouvoir spirituel. C’est la rupture de cet équilibre entre ces deux modes de symbolisation, qui va précipiter à un moment donné la cristallisation des idéocraties totalitaires : prise de pouvoir par des doctrines qui prétendent relier la totalité des activités sociales à l’idée supérieure qui doit présidait à leur marche. Religiosité séculière. Subordination de la société collective à une Idée qui en totalise les différents volets. Mais qui n’a plus rien de transcendante, relevant de la science immanente de l’Histoire et de la société. L’un des traits les plus énigmatiques : explosion de symbolisme explicite dans ces sociétés = résurgence de la symbolisation explicite au sein d’un mode de symbolisation implicite : l’emblématique totalitaire : couleurs, uniformes, liturgies...etc. Opposition avec l’univers libéral-démocratique. Etape critique dans cette transition d’un symbolisme à l’autre. Symbolisation enfouie, connaissance pratique, réflexivité théorique... Effacement complet de l’empreinte hétéronome, donc triomphe du fonctionnement social à la connaissance et enfouissement du symbolisme. Déconnexion de la vie collective avec toute vision globale de soi susceptible d’informer les différentes dimensions de la dynamique sociale ; aux antipodes des idéocraties. Nous sommes dans des sociétés qui n’ont aucune idée d’elle-même. Spontanément étrangères au travail de symbolisation qu’elles produisent aussi bien qu’à toute perspective d’une ressaisie réflexive vis-à-vis de ce qu’elles sont et de ce qu’elles peuvent être. Ce n’est pas que la possibilité de cette ressaisie soit éteinte ; elle dispose de potentialités sans précédent, car délivrée des hypothèques d’ordre théologique qui pesaient sur ses versions initiales. Ce mode de fonctionnement ne rend pas impossible cette réflexivité ; le problème est qu’elle n’a plus sa place marquée dans le dispositif social. N’est portée par aucune nécessité aux yeux des acteurs. On peut certes vivre sans... Au fond, c’est moins sûr... Nous sommes passés pour de bon dans le règne de la liberté : libres de nous accommoder de notre monde tel qu’il est ou pas ? De nous efforcer de nous en rendre maîtres (relativement), ou pas ? Quoiqu’il en soit, l’articulation de son idée de soi avec la pratique sociale ne sera jamais plus de l’ordre du pouvoir d’une idée. Paradoxe des philos de l’Histoire : perspective d’un monde où l’humanité était forcée d’être libre. Maintenant nous sommes dans la vraie liberté, s’abstenir ou faire... Aucune nécessité ne nous pousse vers le dépassement de cette situation. Tout ce que nous pouvons tenir pour assuré, est que ce mode de fonctionnement coupé d’un côté de sa dimension symbolique et fermé de l’autre côté à son dépassement réflexif, est profondément enraciné, et essentiellement intenable. Enraciné car il correspond en dernier ressort à une version illusoire et toute puissante de l’autonomie : projet pratique d’un monde artificiel construit selon la pensée rationnelle à partir des principes de droit (statut des personnes et de leurs liens), scientifico-technique (vie matérielle), économique (concernant le cadre des activités collectives). Pouvoir d’attraction d’un projet qui garantit aux acteurs de savoir qui ils sont et ce qu’ils font. Cette manière de penser et de faire permet aux acteurs de trouver dans l’effectuation de leurs actions la certitude de ce que leur libre raison peut leur procurer comme valeurs et comme règles. Mais cette rationalité fonctionnelle ne va pas jusqu’à rendre compte en amont des conditions qui lui permettent de se déployer ainsi, et en aval, cette certitude de savoir ce qu’on fait du dedans (de son action) laisse de côté la résultante extérieure globale de cette action, qui lui échappe. L’autre versant : ce qu’il y a d’intenable dans cette dynamique aveugle. Source de dysfonctionnements considérables : détruit la politique réduite à son insignifiance, c’est-à-dire à sa dimension juridique de la représentation. Elle la coupe de ce que le pouvoir représente dans l’espace humain social : le pouvoir sur soi et pas seulement de représentation des électeurs. Regarder ce que nous venons de vivre : le 11 janvier est un évènement très révélateur : irruption du politique dans sa dimension chimiquement pure, dans la politique. Projection des attentes collectives latentes en matière de pouvoir sur le titulaire théorique (du pouvoir) qui n’a eu qu’à se conduire très dignement pour s’en faire le réceptacle. L’émotion collective a fait surgir ce qu’on attend inconsciemment du pouvoir, que celui-ci ignore lui-même. Sous le choc de circonstances dramatiques, la dimension symbolique du pouvoir se ranime dans la réaction de faire face autour du pouvoir. Mais demande sociale et non offre politique : fugacité de cette émergence. Evènement révélateur de ce qui est enfoui et qui fait comprendre la frustration habituelle des citoyens. Cette frustration ne concerne pas que la politique mais la substance des rapports sociaux en général : juridicisation, marchandisation, technicisation... S’il y a frustration, c’est qu’il y a utilité de ces démarches, mais qui laissent échapper quelque choses... Quoi ? Il existe une application (Smartphone) qui permet de formaliser en temps réel, juridiquement, la relation amoureuse, qui veille au consentement à toutes les étapes... Qui peut reprocher ce souci du consentement ? Mais il y a « quelque chose » dans la relation amoureuse qui fait mauvais ménage avec cette formalisation.... Quelle en est la signification implicite ? Une méfiance implicite entre les êtres qui met en question la possibilité même d’une rencontre amoureuse. Ambivalence des acteurs par rapport à ce cadre, ils le veulent mais ne peuvent que vivre très mal ses effets. Dynamique inconsciente qui le tire en avant : animé par une vision symbolique au résultat dangereux : L’artificialisation ou l’extériorisation vis-à-vis de la nature. Mais dimension supplémentaire : la dynamique juridico-technico-économique capte le processus d’institution du social (se constitue en se signifiant comme humain). Il était auparavant explicitement symbolique : il se posait comme culturel par rapport à l’ordre naturel, avec cette nuance clarificatrice que l’on se situe dans un jeu à trois termes : culture, nature, surnature. La culture fait le lien dans la sphère de la nature visible avec la surnature invisible qui domine la nature visible comme sa sphère inférieure. L’opposition nature culture s’inscrit sur le fond d’une inclusion dans une surnature qui inclut la nature. Paramètre qui permet de se retrouver dans les débats confusionnistes d’aujourd’hui (point que semble manquer Descola dans sa tentative de classification de ces rapports : la prise en compte de cet élément de la surnature). Au sein de l’univers autonome, cette démarcation symbolique d’avec la nature disparaît. Naturalisation du monde humain-social depuis le XIX siècle. Mais en réalité derrière la désymbolisation, il y a transfert de cette fonction d’institution dans l’objectivation juridico... qui s’accompagne du basculement dans l’inconscience de sa dimension symbolique ; L’ordre humain se signifie comme tel en s’extériorisant de la nature, tend à se découpler de la nature. Terme utilisé par les apôtres du technocosme humain. Terme qui a le mérite de capter la visée qui est à l’œuvre dans l’économicisation de nos sociétés. Il ne s’agit plus d’humanisation de la nature (Manuscrits de 44), mais de dissociation de la nature à la faveur de sa transformation. Dont Le moteur est la signification symbolique incs qui y travaille. Captation de l’institution symbolique par l’artificialisation technique qui se traduit par une déculturation du monde humain social. Au sens non de l’ignorance (sociétés qui fonctionnent à la connaissance) mais au sens de la perte de ce que la culture représentait comme travail nécessaire d’humanisation par rapport à l’état spontané. Mise en forme au dessus du donné faisant de l’humanité une humanité accomplie ; allant des plus simples règles de civilité jusqu’aux plus hautes exigences du savoir et de la vie en fonction de plus haut que soi. L’ascèse monastique ou le sacrifice guerrier en sont des exemples. Au rebours de cette culturation, le processus de définition de l’humanité nous amène à ce qu’elle se perçoit comme naturelle. Parce que cet artifice objectivé de son univers fait le travail pour elle. L’organisation du monde doit effectuer cette tâche symbolique incs. Cette naturalisation change le statut de l’éducation en lui retirant ce rôle d’acculturation qui était le sien. Sous le signe de la connaissance (qui était auparavant le moyen d’une culture).Quand on parle du brouillage du sens des savoirs c’est de l’effacement de cette dimension culturelle qui les justifiaient qu’il est question. Au travers de cette « coupe géologique » (ce que Marcel Gauchet tente de faire), il faut comprendre la place de la méconnaissance dans le fct. des sociétés humaines. Qui dit méconnaissance dit trouble provoqué par elle. On peut espérer que l’autonomie structurelle perfuse dans les esprits pour inspirer une autre perspective de l’autonomie. L’ennemi des Lumières était l’ignorance ; mais la méconnaissance est beaucoup plus coriace (concept qui apparaît avec Marx sous le nom d’idéologie). Percée travestie ou réduite dans des catégories moralisatrices du type mensonge intéressé, ou manipulation des esprits, ou propagande démagogique, toute chose existante mais qui n’attrape que la surface du phénomène. Marx parle d’une illusion qui accompagne le mécanisme économique lui-même (« le fétichisme de la marchandise » dans le Capital), qui mystifie autant ses maîtres que les autres. Toute méconnaissance bénéficie à ses profiteurs, mais cela ne signifie pas qu’ils en sont les inventeurs. Echappons à cette paranoïa du « raisonnement policier » : à qui profite le crime ? Ceux qui en profitent ne l’ont pas nécessairement commis ! Manière dont les articulations se présentent aux acteurs avec les croyances qu’elles suscitent. La radicalisation de la modernité suscite chez les acteurs une image déformée et trompeuse du monde dans lesquels elle les fait vivre : pas de complot mais effet d’optique. Démocratie : nous pouvons quelque chose dans l’organisation des sociétés dans lesquelles nous vivons ; ce dérèglement (méconnaissance) est bien sûr très préjudiciable de ce point de vue. Nous allons reprendre sous cet angle le tableau d’ensemble de la structuration collective. Métamorphose des trois éléments des sociétés (le droit, le politique, l’histoire), pour comprendre la méconnaissance globale en résultant. Tableau d’ensemble caractérisé par la prédominance du droit. Du point de vue de l’idée d’eux-mêmes que se font les acteurs, ce qui est immédiatement lisible ce sont les droits individuels, le principe de légitimité moderne. C’est désormais pour chacun le coeur de l’expérience immédiate de l’être soi et de l’être ensemble : les droits individuels. Ce n’est plus la subordination à une autorité, la dépendance envers une hiérarchie, l’appartenance à un collectif (classe sociale, Etat social, Nation...), l’absorbtion dans une Histoire... tout cela a façonné pendant très longtemps l’identité des êtres et leur horizon existentiel. Et continue de le faire à l’échelle du globe. A la place de ces repérages spontanés de l’être ensemble (et de l’être soi), l’assurance d’être un individu de droit, de se définir par ces droits et de vivre dans un monde semblable d’individus de droit. Nouveauté de cette expérience. Il faut se souvenir que l’expérience identifiante primordiale consister à se situer dans les liens du sang (parenté, lignée, naissance qui inculque un rang, une place, un destin). Emerger à soi-même, c’était découvrir l’incontournable de ces déterminations. Pour nous, émerger à soi-même c’est advenir à cette égale liberté qui définit son rapport à soi, aux autres, et au collectif ; cela change tout, à commencer sur le plan psychique. La force du droit (fondationnel) est de répondre à tout. Définit un statut et une identité des acteurs, de quoi est fait le monde humain dans lequel ils sont appelés à vivre, le rapport à la communauté politique, ce qu’est la vie sociale en tant qu’être de droit (ils ont à faire valoir leurs intérêts d’individus privés). Lecture exhaustive du droit. Mais dit-il tout réellement ? Refoulement du politique dans la politique (sphère juridique). Effacement de l’Histoire : non disparition de l’orientation historique mais élision de l’identification du résultat de l’organisation collective comme Histoire. Production d’un devenir qui ne s’inscrit pas dans un parcours qui donnerait lieu à un passé et donnerait sens à la projection d’un avenir défini. Eléments d’un premier diagnostic sur la crise de la démocratie (déjà fait dans « La démocratie contre elle-même »). Principe de l’analyse : cette démocratie des droits ronge de l’intérieur le principe de l’autogouvernement collectif au profit d’une société politique de marché à base de coexistence des droits individuels. Dissolution du pouvoir exercé en commun dans les libertés de chacun. Liberté sans pouvoir. Démocratie d’impouvoir, antipolitique, pouvant aller jusqu’à la dissolution de ses bases. Démocratie qui se détourne de ses instruments politiques et qui ignore l’élément historique dans lequel elle doit se déployer.
Nous allons suivre encore le fil conducteur de la méconnaissance...
13ème séance 18/03/2015
A l’heure de la décantation complète de l’ autonomie structurelle ; je vous propose de partir d’une petite histoire... La démocratie des modernes se différencie nettement de la démocratie des anciens sur trois points : elle a son site dans une forme différente de la Cité antique ; s’appuie sur un droit universel des individus ; se déroule dans une temporalité tournée vers l’avenir qui autorise la reconstruction en raison du monde humain. Politique, droit, histoire, dimensions grosses d’implications formidables. Un seul fil conducteur de cette histoire : la promesse démocratique telle qu’offerte aux acteurs et telle qu’ils la vivent. Cette promesse peut se résumer ainsi : « tu peux quelque chose dans l’organisation du monde qui est le tien... ». Promesse de l’autonomie. Mais tu peux quoi et comment ? C’est là que commence le problème. En vue cavalière, elle revêt trois figures. La première : organisation du monde selon le droit. Révolution des droits de l’homme de la fin du XVIII siècle : moment politique des droits de l’homme. Tu peux participer à la confection des lois de fonctionnement du corps politique auquel tu appartiens ; participation en tant que citoyen à l’élaboration des lois comme application des droits dont tout le monde bénéficie. Irruption alors d’une dimension à laquelle on n’avait pas prêté attention suffisamment ; la dimension historique : prend l’aspect de la révolution industrielle et du capitalisme qui transforme la vie collective en son entier. Forces qui rendent dérisoires la promesse démocratique première manière. Obligent à la redéfinir. Nouveauté : la dimension nécessairement cognitive de ce processus démocratique. Ce n’est pas le tout de participer à la délibération législative, encore faut-il comprendre ce qui se passe, car les forces qui animent cette dynamique sont obscures, elles appellent leur déchiffrement. Travail de connaissance nécessaire. La politique démocratique devient idéologique au sens rigoureux de ce terme. S’organise autour de visions du devenir formalisées et autour des conceptions politiques... Développement d’un Etat d’administration, de partis politiques pour encadrer les forces économiques, et les forces sociales de masse... Promesse démocratique : gouverner l’Histoire. Cette promesse va prendre le visage dominant du socialisme dans une acception très large. Perspective d’une fin de l’Histoire. L’advenue de cette conscience de l’Histoire et de la science qu’elle autorise : venue de la maîtrise rationnelle de la société de l’histoire. Telle est le vrai nom de cette promesse, et non l’idée d’une citoyenneté fumeuse sans prise sur les mécanismes concrets de la vie collective. La communauté humaine paraît sur le point de trouver une assiette juste et un gouvernement raisonné (avec des versions variées). La révolution silencieuse dans laquelle nous nous trouvons maintenant a bouleversé ces termes de la promesse démocratique. Disqualifie la figure du gouvernement de l’histoire ; Aucune fin de ce genre concevable, et la poursuite d’un tel but ne peut conduire qu’à la tyrannie. Mais non contente de ce rejet dans le passé de cette figure, cette révolution a fait surgir une troisième figure entièrement nouvelle : donne un autre contenu à l’idée d’autonomie. Elle redevient promesse complète de la jouissance de ses droits personnels mais sous le signe d’une indépendance individuelle déconnectée de l’obligation collective, dans le cadre d’une démocratie du privé. Démocratie du privé dont la promesse est celle de faire valoir ses droits et de poursuivre ses intérêts aussi complètement que possible dans le cadre d’une organisation collective (sur laquelle on ne peut rien) qui relève d’un automatisme bienfaisant puisqu’il neutralise la pression collective sur les individus, et permet le déploiement maxima des indépendances personnelles et des libertés de chacun. Philosophie dominante : conviction d’avoir trouvé la formule véritable de l’autonomie sous les traits de cette société qui se propose comme dessein de s’effacer comme société au profit des membres qui la composent. Tire ton épingle du jeu et ne te préoccupe pas du reste. Ca fonctionne bien tout seul. Formule la meilleure de la vie en société puisqu’elle donne toute leur place aux existences personnelles. La fin de l’histoire est réalisée avec cet avantage que la forme qu’elle revêt est compatible avec l’élargissement continu des droits individuels et des libertés, ainsi qu’un accroissement des richesses de tous et de chacun. Politique : optimisation des conditions qui permettent ces réalisations. Il s’agit de faire ressortir ici à quel point nous sommes dans une configuration nouvelle susceptible de durer. Entretient la conviction qu’elle est une configuration d’après l’histoire, appuyée sur la connaissance de ses rouages, le droit, le complexe science-technique-économie. Elle relève d’un approfondissement interne qui ne remet pas en cause les prémisses sur lesquelles elles reposent. Assurance des acteurs qu’ils savent tout ce qu’il y a à connaître concernant le fonctionnement social, et qu’ils peuvent sans remettre au fonctionnement global automatisé ; la société de la connaissance est réflexive, porteuse d’un message sur elle-même : dit que les savoirs que la société agence sont autosuffisants et excluent toute réflexion d’ensemble sur l’univers humain social qu’ils contribuent à créer. Mais cette société de la connaissance est antiréflexive au sens plein du terme, car la réflexivité véritable est la capacité à rendre compte de soi-même du dehors au-delà de son fonctionnement interne. D’où la nécessité de situer sa société dans l’histoire des sociétés de façon à se mettre en mesure d’envisager d’autres organisations possibles... Cette antiréflexivité a sa traduction dans le climat collectif. L’époque de l’aspiration au gouvernement de l’histoire avait été une période de mobilisation intellectuelle invitant au déchiffrement d’elle-même. Cette société est au contraire celle de l’incuriosité intellectuelle. L’idée d’une connaissance qui ne comporte pas de spécialistes, l’idée d’une auto-compréhension en vue de l’autogouvernement ne fait plus partie du paysage. La critique n’est pas absente du paysage, comme il se doit dans un monde d’individus soucieux de leur indépendance... mais en quoi consiste-telle ? Dénonciation inlassable au nom du droit des insuffisances criantes de la réalisation du droit (protestation morale qui ne conduit à aucune intelligibilité). Fait partie du fonctionnement interne de cette société qui ne veut pas se savoir elle-même. Le processus politique pouvant être compris comme l’intégration progressive de cette critique qui permet le perfectionnement du système global. C’est dire que nous avons affaire à très forte partie avec ce dispositif organisé par la connaissance pour exclure la perspective de son propre dépassement, avec la perspective de sa propre intelligibilité. Cette version de la promesse démocratique sera-t-elle la dernière et la bonne ? On a toutes les raisons de penser le contraire. La vérité : elle est la formule de la crise démocratique actuelle. En même temps, comment être contre la consécration des droits individuels et des libertés personnelles ? Comment être contre un fonctionnement collectif qui obéit à des savoirs rationnels ? Mais force est de constater qu’elle laisse échapper quelque chose d’essentiel, et qu’elle est source de dysfonctionnements majeurs. Elle tourne le dos à cette autonomie dont elle se veut la traduction. Ce ne peut-être l’indépendance de l’individu dans le cadre d’un fonctionnement collectif sur lequel il n’a aucune prise ; nous avons à démonter l’effet d’optique qui accrédite ce mode de fonctionnement. Il secrète une méconnaissance sur ses conditions et sa nature. Il faut en reprendre les éléments un à un et identifier les illusions qui y sont attachées. En quoi la décantation du politique dans sa fonction instituante et médiatrice est intrinsèquement trompeuse ? Idem pour le principe de légitimité moderne : le droit dit ce que doit être le droit. Idem pour la décantation structurelle de l’organisation collective en vue de la production de l’avenir : elle joue comme un écran en vue de son objet. Saisir aussi l’emboîtement de ces éléments qui forme un système de méconnaissance ? L’illusion inhérente à la décantation du politique tend à faire croire à l’inutilité du politique, le rend invisible, cela au moment où il joue un rôle inégalé (à l’intérieur comme à l’extérieur) Illustration : Un ressortissant français est pris en otage à l’autre bout du monde : il est entendu que la tâche du gouvernement est d’essayer de le tirer de là ; il n’en allait pas ainsi il y a un siècle ! La fonction du politique réside dans cette médiation qui autorise la libre circulation des citoyens dans un monde globalisé. La manière infrastructurelle dont est remplie ce rôle médiateur en masque l’existence. Illusion d’une société naturelle qui tient toute seule ; hors jamais ce travail n’a revêtu une telle importance. Elle suscite l’illusion de l’immédiateté : une médiation réussie ne se voit pas, qu’il s’agisse d’agir sur elle-même ou sur le monde extérieur. Nous irions vers un monde globalisé qui constituerait une société mondiale naturelle, sans frontières, sans communautés politiques, sans Etats nation... Hors c’est le travail des Etats nation qui permet à ce monde de fonctionner. On le voit quand ceux-ci sont en faillite... L’ouverture nécessite un état de clôture. Les cadres politiques seraient des vestiges... Illusion de l’effacement du politique : réduction à la politique, à la représentation des individus. Mais elle ne peut que provoquer leur frustration, car elle généralise et elle globalise, ils ne peuvent donc pas y retrouver leur singularité. D’où l’écueil bien connu : la recherche de proximité des politiques confrontés à des individus qui disent « et moi dans tout çà ? ». Mais ils ne peuvent que se sentir mal représentés par des personnes étrangères à leurs préoccupations... A la limite çà ne pourrait marcher que si les individus faisaient leurs affaires eux-mêmes. Cette contestation larvée conduit à l’aspiration pour une société civile aux marges de manœuvre aussi étendue que possible ; la revendication pour la démocratie directe peut faire en cela très bon ménage avec l’aspiration libérale d’une limitation du pouvoir représentatif. Cette méconnaissance du rôle fonctionnel décisif du politique s’ajuste exactement aux réquisitions de l’universalité du droit. Support indispensable du politique. L’infrastructure politique est en réalité ce qui autorise le déploiement effectif du principe de légitimité moderne (il n’y a en droit que des individus également libres). L’invisibilité du rôle du politique s’ajuste aux exigences de l’économie. Exigence d’une action obéissant à des règles d’efficacité rationnelle, indépendante de leur contexte localisé, mobilisant des moyens techniques partout admis, exprimant cette efficacité dans un langage monétaire partout reçu. La métamorphose du politique ayant comme conséquence structurelle l’autonomisation de la société civile, et donc aussi l’extériorisation de l’économie. Expression de cette indépendance des sociétés civiles. Constitution tendancielle en un secteur mondial unifié. C’est le sens de la règle du libre échange devenu l’épine dorsale du fonctionnement capitaliste. Règne du droit et règne de l’économie sont portés par une même dynamique universaliste qui tend à les extraire de la particularité des communautés politiques. Particularité qui n’en représente pas moins la base sur laquelle ces universalismes peuvent s’affirmer, ce qu’ils tendent à méconnaître. Car notre principe de légitimité moderne (le droit universel des individus) sécrète sa méconnaissance propre : se pose comme autosuffisant, abstraction faite du cadre où il a pu se formuler, et dans lequel sont exercice est susceptible de devenir effectif ; il est antiréflexif au sens où il ne reconduit pas de lui-même à la question des conditions qui lui ont permis de naître, pas plus des conditions qui rendent possible sa concrétisation. Cette ignorance de ces propres conditions de possibilité, qui est en même temps un savoir normatif très puissant sur ce que doivent être les liens et les rapports sociaux, en rejoint une autre : une autre ignorance relative à la société des individus (second moment des droits de l’homme) : celle-ci se pose en tant que société comme composée exclusivement d’individus, ce qui la rend invisible comme société aux yeux de ses membres. L’individu abstrait de droit est poussé (par le mécanisme qui l’établit dans ses droits) à ignorer ce mécanisme, à méconnaître les conditions dans lesquelles il est fabriqué, formé, protégé comme individu ; Etat perçu naturellement comme nature ou comme un donné. Se voit comme « désappartenant », lui qui est tissé d’appartenances dans les moindres fibres de son être. Il est temps de réécrire Robinson à l’envers : il serait le récit tragique de la découverte d’une impuissance mortelle, de l’enfoncement dans la déréliction d’un individu dont l’absence de sa société le voue au néant. Et non pas récit héroïque sur son île déserte qui porte en lui sa société... Nous avons vu comment l’illusion engendrée par la métamorphose du politique (qui le réduit à la politique) fait système avec l’illusion qui s’attache au droit et à la société des individus. Il nous reste à voir comment ce système intègre l’illusion générée par la radicalisation de l’orientation historique qui tend à réduire l’invention de l’avenir au dynamisme de l’économie sur fond de neutralisation du passé et du présent, en repoussant la dimension proprement historique de ce travail des sociétés. On n’a pas de mal à discerner comment l’économie bénéficie du cadre créé par les transformations du politique et du droit : l’ouverture globale des communautés politiques les unes sur les autres, l’autonomisation des sociétés civiles d’un côté, et de l’autre l’individualisation juridique des sociétés, créé un appel d’air dans lequel le règne de l’économie peut s’engouffrer. Problème d’interprétation posé ici : de solides et vieilles habitudes de pensée soufflent une explication simple à ce « déchaînement des forces productives » : par le déterminisme économique. C’est l’expansion du capitalisme qui se poursuit à une échelle démultipliée, qui affermit sa domination et se soumet la marche des Nations et le statut des acteurs pour les plier à ses fins. Comme cette expansion ne fait signe vers aucune révolution, elle dessine un paysage inquiétant... Contre cette interprétation, je soutiens, que ce nouvel élan du capitalisme est un effet et non une cause. Ni les transformations du politique, ni l’individualisation juridique ne sont dictés par la pression du système éco. Ils répondent à leur logique propre (celle du déploiement de la structuration autonome), ce qui n’empêche pas qu’elle ouvre de nouveaux espaces à l’économie. Encore ne faut-il pas réduire cette dynamique à la simple reproduction élargie du capital. Ce qui est exact : ces transformations (politique, droit) ont ouvert la porte à une sorte de parachèvement de la constitution de l’économie en un système global, séparé de la vie des sociétés, et pouvant proposer une grille de lecture générale de l’activité générale de la société. L’économie tendait vers un système depuis le départ (fin XVIII Smith, Ricardo). Mais le désencastrement de l’économie décrit à propos de l’Angleterre est très loin du compte. Car en dépit de l’amorce du développement d’un marché mondial, l’économie demeurait enserrée dans des espaces nationaux, une très grande partie des rapports sociaux continuaient d’obéir à des normes (culture aristocratique de la déférence par exemple) étrangères à celle de la culture de l’économie. Le mode gestionnaire était très loin d’avoir gagné toutes les sphères de la vie collective. Emerge vraiment à la fin du XIX. En revanche, nous y sommes. La globalisation (dont le substrat est politique) a permis l’émergence d’une « économie pure ». Capitalisme généralisé. Une économie qui se dégage en tendance des espaces nationaux pour faire valoir partout ses principes dans des sociétés (occidentales) dont la texture et la consistance n’opposent plus de résistance à ces principes (détraditionnalisées, individualisées). Le raisonnement marchand et technique ne leur pose aucun problème. La dynamique juridico-technico-marchande peut se déployer sans entraves. Chacun de ces trois piliers s’alimentent l’un l’autre. Les conséquences politiques, et en particulier la disparition de la contestation de l’économie, ne seront pas développées ici. Insister sur le mécanisme de ce déploiement du capitalisme généralisé : consiste dans une relecture réflexive de l’activité sociale en général. Réflexive car consiste dans une reconsidération au second degré de n’importe quel fonctionnement collectif à la lumière de connaissances positives afin d’identifier des moyens d’optimiser ce fonctionnement (organisation, rapports entre les résultats et les moyens, satisfaction du consommateur...etc.). Aussi exploitation des ressources personnelles... Cela passe par la recherche des gisements de valeurs : offres de nouveaux biens, de nouvelles offres, de nouvelles techniques susceptibles de marchandisation : c’est l’économie de l’innovation. Elle n’est pas seulement dans l’amélioration des techniques mais dans la recherche de ce qui peut devenir l’objet d’un échange marchand. Un expert reconnu explique que la réforme du système éducatif est un faux problème, qu’il faut faire de l’éducation l’objet d’un échange marchand. Faire jouer la loi de l’offre et de la demande. L’ensemble des activités sont concernées. Economie libérale décentralisée, économie d’entrepreneurs. Esprits inventifs, originaux... Sous l’arbitrage et la coordination du marché, à partir de la loi élémentaire du retour sur investissement ; le capitalisme n’est que cela. Visée : toujours accroissement du capital investi. La force de l’ensemble de ce dispositif est de constituer un mode de fonctionnement automatique, dont l’ultime ressort légitime est d’opérer une ultime artificialisation symbolique du monde humain qui ne dit pas son nom. Légitimité diffuse mais tellement puissante (n’a pas vraiment d’ennemis) : l’accroissement de richesses mais aussi ces deux autres choses qui restent dans l’ombre : la force de ce fonctionnement automatique qui incarne un collectif sans contrainte personnelle. C’est la force des marchés. Pas de domination explicite, le marché neutralise les dominations à l’ancienne. Les sociétés tenaient par cette contrainte symboliquement incarnée d’une idée passant par une domination politique... Ici, çà marche tout seul et produit un bénéfice global. Pas de remise en question du mécanisme lui-même. Il marche sans projet, sans volonté, sans idée, et produit des bénéfices. Le deuxième facteur de légitimation : l’effet de symbolisation de cette construction du technocosme humain. Les effets de méconnaissance qui accompagne cette consécration d’une économie pure. Méconnaissance de ce qui soutient cette dynamique. Nous arrivons à une contradiction avec le refus des détenteurs du capital de financer ce qui permet au capitalisme de fonctionner, et qui a des effets destructeurs... Méconnaissance de ce que cette dynamique implique réellement : la bulle présentiste. Le résultat en est une incompréhension de ce que ce travail collectif produit réellement. Assez peu compatible avec la perspective de l’autonomie qui est censé être l’âme de ce monde. Méconnaissance de ses limites : dans les faits le règne de l’abstraction fait ressortir le concret qui n’y entre pas. Exemple des retombées de l’individualisation juridique : l’abstraction de soi qui fait de l’individu un être interchangeable met en lumière une singularité unique. Tiraillé sans cesse entre ces deux dimensions. Ex : la faveur de l’idée de tirage au sort en politique. C’est dans la logique démocratique radicale. Mais heurte l’autre face de la même idée démocratique : nous sommes non seulement pareils mais aussi très différents. D’où le choix parmi l’ensemble de personnes jugées posséder des aptitudes supérieures. Les deux faces sont en concurrence. La starisation, la personnalisation sont aujourd’hui prioritaires. Le règne de l’individu de droit fait ressortir ce qui échappe à l’individu de droit. Même chose pour la valeur monétaire. Volonté de faire entrer dans un circuit d’une valeur évaluable ce qui ne peut être évalué (exemple de certaines oeuvres d’art). La seule manière est de surévaluer ce prix jusqu’à des hauteurs sans limites. Même chose pour l’objectivation technique. Mais la méconnaissance joue surtout au niveau d’ensemble de l’artificialisation et de l’objectivation du monde humain. Limite absolue de la connaissance concernant cette réflexivité opérationnelle. Une autonomie effective devrait graviter sur cette réflexivité véritable. Société de la méconnaissance qui a une expression idéologique : idéologie néolibérale. Description compréhensive car en adéquation avec la société dans laquelle elle se fait reconnaître. Le paradoxe de l’autonomie structurelle est de produire un monde sur lequel ses acteurs n’ont pas de prise : théâtre d’ombre et repli sur leur indépendance individuelle qui alimente à son tour la déprise collective. La méconnaissance religieuse qui reporte dans l’au-delà le fondement de l’ordre humain-social, cède la place à une autre méconnaissance aussi efficace s’agissant d’interdire aux acteurs de se gouverner en raison. Mais pas deux méconnaissances comparables. La nôtre autorise dans le principe son questionnement et son dépassement.
14ème séance (25/03/2015)
La dernière fois : comment la structuration autonome fonctionne comme un système de la méconnaissance. Chacun des éléments de ce Théâtre des apparences ou le politique se cache derrière la politique, ou le droit des individus fait oublier la société des individus, ou l’action historique se réduit à l’action économique, laisse voir une face en renvoyant l’autre dans l’obscurité ; Cette phase visible est celle qui se prête à une connaissance positive et technique. Société de la connaissance où l’ensemble des activités est susceptible d’être optimisé par des savoirs positifs, qui va du coaching perso, à la consultance généralisée, jusqu’au noyau dur constitué par le trio des sciences juridiques, économiques, exactes (sous l’angle de leurs applications techniques). La réflexivité opérationnelle propose cette lecture systématique des activités à la lumière d’une connaissance rationnelle destinée à en accroître l’efficacité. Ce fait représente un aboutissement du désenchantement du monde. Dissipation de ce qui pouvait subsister de mystère. Ce fonctionnement social à la connaissance est ce qui verrouille notre système de la méconnaissance. « Il n’y a rien d’autre à savoir », il exclu du dedans la perspective d’une interrogation sur eux-mêmes. En quoi nous pouvons dire que cette réflexivité exclut la réflexivité véritable. Elle consisterait en quoi ? Comment quelque chose comme la politique est devenu possible alors que le pouvoir est par essence ce qui s’impose d’en haut ? Comment le primat du droit de l’individu a pu s’imposer au rebours de la dépendance générale de l’individu au groupe qui a très longtemps prévalu (y compris dans la démocratique Athènes) ? Comment cette dynamique économique qui nous emporte vers un avenir qu’elle rend impensable a pu s’installer au rebours du besoin de stabilité traditionnelle ? Mais ces interrogations n’ont pas de place dans la société de la connaissance. Elle tend à regarder son état comme naturel (ce qui a du en fait prévaloir embryonnairement avant elle). Le naturalisme évolutionniste se présente comme le véritable substitut aux philos de l’histoire. Cette société est indifférente à ce qui n’est pas elle : le passé comme parcours pourvu d’un sens. Il relève spontanément d’un impensable barbare sans grand intérêt. Se pose comme Après Histoire, dans l’assurance d’être ce qu’elle est. Société la plus étrangère qui soit à la perspective de son propre dépassement. La place qu’elle ménage à la critique pourrait tromper. En effet, elle en vit ! Pseudo-critique qui réclame davantage de ce qui alimente la méconnaissance. Qu’est-ce qu’une vraie critique ? Nous avons affaire à un système verrouillé par la connaissance que les acteurs pensent avoir de son fonctionnement. Second verrou : reformulation de la promesse démocratique : le système des apparences fait miroiter la promesse d’une démocratie des libertés privées, où l’autonomie est conçue comme la maîtrise des univers personnels indépendamment de l’autogouvernement collectif. Vision de l’idéologie néolibérale. N’est rien d’autre que la traduction doctrinale de cette version de la promesse démocratique. Son hégémonie peut paraître contestée (de toute façon pas de règne exclusif d’une idéologie). Ce qui trompe à cet égard, est qu’elle se présente divisée, alimentant deux partis idéologiques : le parti des intérêts (la droite) et le parti des droits (la gauche). Elle n’est pas qu’une idéologie économique, mais une vision complète de la vie en société. Le parti des droits qui conteste le parti des intérêts est son complémentaire plus que son adversaire car partage les mêmes prémisses (ce pourquoi il est impuissant contre lui). Ce qui fait difficulté de cette promesse démocratique, c’est la résultante exclue du champ de vision. Elle n’engendre pas moins à l’arrivée un certain type d’histoire et de politique qui ne correspond pas nécessairement aux aspirations des acteurs. La méconnaissance ne saurait empêcher les réalités qu’elle recouvre de finir par se manifester... Quant aux illusions qu’autorise la méconnaissance (elle ouvre sur des possibles illusoires), elles provoquent des déceptions d’autant plus rudes qu’elles n’ont pas d’explications : par quel scandale les choses ne se passent-elles pas comme prévu ? Mécanisme de renforcement de la démocratie du privé, puisqu’il n’y a rien à attendre de la vie collective... Faisons de la vie individuelle un rempart, une citadelle, et n’attendons notre salut que de nous-mêmes. « Débrouillez-vous » comme dit Attali. Loin de tourner les acteurs vers une remise en question du cadre où ils s’insèrent, les frustrations éprouvées les y enfoncent. Celles-ci alimentent le mécanisme qui est à l’origine de la frustration. Ce qui explique la stabilité de nos sociétés au milieu de ces déceptions... A la méconnaissance générée par la connaissance liée à ce type de fonctionnement, s’ajoute la méconnaissance qui s’attache à cette version néolibérale de la promesse démocratique : comme s’il était possible d’être maître de son destin personnel sans prise aucune sur le destin commun. Les deux se nouent et se nourrissent mutuellement ; il est essentiel à cette promesse de maîtrise individuelle de se couler dans le langage de la connaissance technique qui préside au fonctionnement collectif. C’est dans cet horizon que la dite maîtrise est attendue et espérée. Non pas que chacun se rende maître de l’ensemble de ces savoirs. Il suffit de pouvoir s’adresser à des spécialistes qui feront de notre domaine personnel un domaine appropriable parce que disponible à une telle maîtrise. Authentique passion qui engage l’idée de soi et du rapport à soi-même sous le signe d’une certaine transparence cognitive excluant ce qui n’y entre pas. Exemple : changement du rapport à l’inconscient. Sa découverte consistait à essayer d’aller voir ce qui se passe là dedans... Rien de pareil aujourd’hui. L’existence de l’inconscient est posée maintenant comme indifférente. « L’inconscient existe : et alors ? ». L’important est de pouvoir influer sur les ressorts du comportement et le bien-être personnel : coaching, comportementalisme, management de soi. Bien moins d’ambitions théoriques, mais parlent davantage à nos contemporains : maîtrise pratique d’un espace individuel considéré objectivement comme n’importe quel domaine d’action positif. Tous ses savoirs sont articulés autour du point de vue de l’acteur individuel et y reconduisent. Nous avons affaire à une impasse dont les acteurs ne sont pas prêts à sortir... Tel me paraît être le facteur central de notre bizarre crise de la démocratie : elle est une crise de la méconnaissance. Ce n’est pas de l’ignorance mais ce qu’ils savent dispense une image fausse, projetée par ce mécanisme et qui leur dissimule l’essentiel. Aucun malin génie qui égare les esprits, ce mécanisme engendre l’image que les acteurs s’en font : version tronquée de ce qu’est et de ce que doit être la démocratie. Il ne peut exister une souveraineté individuelle déconnectée de toute souveraineté collective, il ne peut exister une liberté sans pouvoir ; Monde de somnanbules vaguement angoissés par le sentiment d’irréalité du songe où ils sont pris et de son danger, mais en peine de s’éveiller. Cf. analyse initiale que j’avais esquissé de cette crise sous un angle plus spécialement politique et juridique : en deux mots, la dynamique des droits individuels conduit à l’incapacitation du pouvoir. Elle est antipolitique. Sape ses propres bases dans un processus de destruction douce qui autorise de parler de « démocratie contre elle-même ». Il manque à cette analyse l’inscription dans un tableau d’ensemble faisant place à la dimension économique à laquelle on impute le sentiment d’impuissance pour de bonnes raisons et de mauvaises. Mauvaises raisons : économicisation qui renvoie toute explication à leur présupposée base matérielle ; mais intuition justifiée que le domaine économique a pris une place inédite dans le fonctionnement collectif qui entraîne les sociétés comme malgré elles, à l’instar d’une puissance qui s’imposerait du dehors ; en réalité, cette force extériorisée procède en même temps du dedans de nos sociétés, portée par une demande et des attentes qui émane d’elle et qui ne se réduisent pas à celles de la poignée de ploutocrates qui en bénéficient. En quoi les acteurs trouvent-ils leur compte dans cette automatisation malgré ses effets redoutables ? Cette mécanique est animée par un dessein qui est plein de sens. La reproduction élargie du capital est en effet une dynamique dépourvue de sens (sinon pour les investisseurs), mais est au service d’une visée d’objectivation du monde humain qui rallie les esprits. Pourquoi ? Nos sociétés ne sont pas simplement victimes d’un capitalisme mystérieusement sorti d’elle. Comment des esprits exigeants peuvent-ils s’accommoder de cette fable pour enfants pré-pubères ? Nos sociétés l’ont produit (ce capitalisme chargé de malédiction... et de quelques avantages...), en quoi s’y reconnaissent-elles ? N’est pas le fruit de séries logiques de modes de production (Marx). Il constitue une création parfaitement originale. Et non seulement nos sociétés l’ont produit, mais elles y logent quelque chose d’essentiel qu’il s’agit de déchiffrer. C’est la part de la vie collective que la théorie politique classique a négligée ; pour Rousseau, elle n’existe à peu près pas. Le citoyen se constitue par le dépassement des activités concrètes qu’il est bien obligé de mener dans la vie ordinaire. Pour Hegel, elle commence à exister fortement, mais elle est subordonnée ; la société civile et le système des besoins restent sous le coup de la domination de l’Etat au nom de l’idée supérieure du tout dont il est porteur. Avec Marx, elle devient décisive, c’est là où se joue le sort de l’existence collective. Jusque là dominée, sous l’étreinte du politique, elle devient porteuse potentielle de l’émancipation du genre humain ; le dénouement de la contradiction entre le capital et le travail nous promet avec l’abolition de la propriété privée, l’abolition des classes et de l’Etat. L’avenir de la société civile, c’est le devenir de la société tout court, celle des libres producteurs associés, sans plus de domination politique, de mystification juridique, d’exploitation économique. Ce coup ci, le balancier est allé trop loin dans l’autre sens. Sous-estimation → sur-estimation de la société civile. La société civile n’est pas destinée à prendre toute la place en détruisant la superstructure politique ; il n’y aura pas d’abolition ni de l’Etat, ni de la Nation, ni de la propriété privée (ce sont les leçons de l’expérience historique du XXème siècle). L’idée de communisme a été évacuée de la scène politique. Cela ne veut pas dire qu’elle est morte ; c’est une des idées pures de la société parfaite, à côté de l’idée anarchiste. Elle n’appartient plus au cercle des perspectives mobilisatrices, en tant que substitution de la société à la communauté politique. Nous retrouvons le cercle de la philo classique : on voit comment l’échec du marxisme s’est traduit par le retour de la philo politique classique, mais qui n’est pas à l’identique, car nous revenons avec une innovation essentielle : cette irruption de la société n’est pas venue pour rien ; elle introduit une dimension supplémentaire qui attend d’être digérée... Elle oblige à repenser ce que veut dire démocratie et ce que peuvent être les conditions de son fonctionnement. Il y a deux nécessités dans la société de l’Histoire, deux voies de la démocratie : d’un côté, une démocratie du privé de la société civile privée où se déploient l’inventivité des individus et des groupes. Expression à part entière de la « puissance démocratique », comme puissance de création de son propre monde, qui se manifeste dans l’économie, mais pas seulement : la culture, les moeurs, les formes de vie qui ne cessent de se redéfinir à travers les libres interactions entre les personnes. C’est une des plus grandes justifications de la liberté individuelle. C’est une puissance de création, si humble soit-elle. C’est aussi bien la raison pour laquelle il n’y aura pas d’abolition de la propriété privée et de la liberté d’entreprise : elles sont les conditions pratiques de cette invention. Aucune planification ne pouvait prévoir et organiser l’invention de l’ordinateur, la mise au point des moteurs de recherche, la mise en œuvre des réseaux sociaux...etc. En d’autres termes, la puissance démocratique ne se résume pas dans la participation civique à la désignation des gouvernants et à l’élaboration des lois. Elle consiste pour une part essentielle dans cette capacité de création attachée à la liberté des acteurs, qui commence par l’invention par chacun de sa propre vie. Il est indispensable de faire place à cette dimension tacitement politique de l’existence privée, qui bouscule l’idée classique de la politique. Plus de politique dans bien des existences privées que dans le bavardage de la scène médiatique. Mais elle relance la nécessité de la politique, car elle prend tout son sens qu’en fonction d’un second temps d’appropriation collective de cette invention collective. Exige d’être gouvernée en aval. Reconnue, explicitée, comprise, encadrée, organisée, stimulée...etc. Le processus démocratique réside dans un travail de réflexion, de retour sur, de digestion, de cette création spontanée, c’est ce qui en fait une histoire partagée. C’est en cela que consiste le gouvernement de l’histoire qui avait été vainement cherché du côté des solutions autoritaires. Or, le gouvernement de l’histoire ne peut être qu’une tâche indéfiniment à reprendre. Fonctionnement à deux pôles qui donnent tout son sens à la notion de démocratie libérale. Nous avons à partir de cette figure idéale le bon repère pour apprécier la situation actuelle de nos régimes, la situation du néolibéralisme. Il consiste dans le rejet de ce second temps au profit du seul premier temps de la démocratie du privé supposé se suffire à lui-même. Etonnante continuité d’inspiration entre le néolibéralisme et le marxisme (de Marx). Nouvelle version de l’assaut de la société civile contre la structure politique. Très différent sur les modalités de cet assaut : dénouement révolutionnaire de l’histoire d’un côté, de l’autre la neutralisation de la structure politique, sa réduction au strict minimum fonctionnel. Même foi dans la capacité dynamique de la société civile. C’est là que se trouve la vérité de l’Histoire. Même aveuglement envers l’appareil politique et le processus politique. Philo fondamentale ancrée sur le même tronc. Même assaut anticlassique de la société contre la structure politique. Continuité d’inspiration entre la conjoncture historique actuelle et la conjoncture antérieure à ce sujet : inspiration antipolitique. Chez Marx elle s’inscrit dans la perspective de la fin de l’Histoire qui délivre la société de la politique. Chez Hayek, la société néolibérale est la société parvenue à l’idée qu’elle sait qu’elle ne peut pas se savoir. La résultante de la libre action des individus est imprévisible. Il faut écarter toute ambition d’un pilotage politique, et laisser libre cours au libre jeu social. Climat de frustration indicible aujourd’hui, puisqu’il ne peut trouver place dans le discours juridico-politique qui prévaut dans le cadre de la structuration autonome de nos sociétés. Ce qui manque c’est une juste reconnaissance de l’objet de la politique. Ce qui fait défaut c’est la mise en oeuvre de la réflexivité véritable susceptible de les éclairer sur ce qu’elles font. Tout le problème est d’équilibrer l’inventivité libérale par la réflexivité démocratique qui s’incarne dans la politique. Qui aurait digérer le défi que représente cette dimension nouvelle : la puissance pratique du devenir liée à l’indépendance de cette société et la liberté de ces acteurs. En attendant de venir à ce point final, ce qu’il faut interroger davantage ce sont les ressorts qui accréditent cette idéologie néolibérale. Ce qui persuade ces sociétés qu’il n’y a rien à savoir du produit qu’elles produisent. Le fond inconscient : fonctionnement automatique qui constitue le moyen de réduire la politique à la portion congrue. Le concours des libertés privées susceptibles d’aboutir au bénéfice de tous. Rassemblement de ces aperçus dans un tableau raisonné : cet automatisme systémique englobant l’ensemble des activités collectives, y compris la politique (comme gouvernance), correspond à 4 facteurs principaux : 1) du point de vue de sa condition de possibilité, est rendu possible par la puissance de l’infrastructure institutionnelle et politique. Il repose sur un élément qui lui échappe ; il suppose le politique dont pourtant il tend à évacuer le rôle (contradiction) 2) Cet automatisme systémique est congruent avec l’individualisme ; inspiré par l’idée de faire basculer tout le pouvoir du côté de l’acteur individuel, de ses droits et de ses intérêts. Pourquoi un individualisme rigoureux ne peut être amené à penser son fonctionnement collectif que sur le mode d’un fonctionnement automatique 3) Un individualisme rigoureusement compris tant à expulser tout élément de volonté et toute référence à une idée d’ensemble dans l’organisation collective. Le fonctionnement automatique prend le contre-pied strict de la structuration de l’ancienne société. Incarnation d’une idée supérieure au moyen d’une volonté politique. Les sociétés totalitaires en sont l’expression tératologique. Axiome de départ : seuls des individus sont fondés à se référer à une idée et à poursuivre une volonté. Le Collectif n’est que le lieu neutre de leur coexistence et de leurs interactions. La forme « marché » s’impose comme la forme générale de la coordination des activités de toute nature, dans la mesure où les agrégations et les arbitrages qu’opèrent le marché n’impliquent aucune domination au nom d’un principe supérieur. Si rudes que puissent être ces arbitrages. C’est pour la même raison que le mécanisme capitaliste (produire plus de capital avec du capital, retour sur investissement) en vient à être admis comme moteur et modèle du dynamisme collectif, de préférence à la mobilisation des forces sociales par un pouvoir et au nom d’un projet d’ensemble. Il représente une contrainte très forte, il implique une discipline rigoureuse, mais une discipline objective et neutre (il ne dit rien sur l’emploi des ressources dégagées à la disposition des acteurs ; ils n’ont qu’à bien se placer dans le processus...). C’est là que les problèmes commencent... mais ces problèmes n’empêchent pas l’économie de fournir le modèle d’une solidarisation d’ensemble des acteurs et d’une obligation d’aller de l’avant (ne laisser pas dormir votre argent) qui leur laisse leurs statuts d’acteurs individuels sans rien au-dessus d’eux. L’économie s’impose comme modèle de ce qui fait société pour des individus de droit. Une lecture libertaire radicale du capitalisme est possible... mais cela ne suffirait pas encore à expliquer les attentes investies dans l’automatisme d’un tel fonctionnement social ; 4) Cette visée inconsciente revêt deux aspects qui se complètent : d’une part, elle opère une objectivation abstraite (technique, monnaie, droit) des rouages du monde humain-social. La met en mesure d’assurer sa transcendance temporelle. Au point éventuellement de se substituer au politique dont c’était la fonction instituante majeure. Il y a une relève du politique par la société économique. Elle produit d’autre part une artificialisation juridico-technico-marchande du même monde humain qui le démarque symboliquement comme monde culturel du monde naturel (« humanisation » dirait le jeune Marx). Là aussi la dynamique économique en son automatisme interne tend à se substituer à l’institution symbolique qui passait par le politique ; sans cette captation inconsciente on ne comprendrait pas la place conférée à l’économie. Comme si l’automatisme de la société économique pouvait se substituer à ce sur quoi elle repose. Ces éléments doivent être bien considérés pour avoir l’idée de la puissance à l’œuvre. Si le néolibéralisme est si fort, ce n’est pas un hasard, il se greffe sur la dynamique même de nos sociétés. Mécanisme autodestructeur : le produit en vient à se retourner contre ses conditions de possibilité. Ce qui se joue va bien au-delà de ce que les acteurs économiques peuvent se raconter à leur propre sujet.
15ème séance (01/04/2015)
Nous revenons à la configuration de la crise de la démocratie. Il faut insister sur sa cohérence et sa durabilité. Cela ne veut pas dire qu’elle est insurmontable. Toute crise fait signe vers son au-delà, mais celle-ci est impensable par ses acteurs dans le langage disponible pour l’action. Cela fait penser à une société qui ne veut pas savoir mais qui en réalité ne peut pas savoir. Sommes-nous à l’heure d’un suicide intellectuel, un siècle après le suicide politique de l’Europe (aout 1914) ? Mécanisme de la crise : méconnaissance résultant de l’ajustement spontané des trois éléments. Attachée à chacun de ses éléments dans leurs figures pleinement déployées. Méconnaissance du politique dans sa fonction d’infrastructure instituante et médiatrice qui le dissimule derrière la politique, c’est-à-dire la représentation de la société (occultation de l’ancrage de la politique dans le politique. La politique est la mise en forme du politique par le droit. Le politique rend possible une extension inédite du champ de la politique, mais qui ne peut aller jusqu’à une pure et simple substitution de la politique au politique. Méconnaissance de ce que le droit des individus doit à la société des individus. L’individualisation du social ne peut se séparer de la socialisation des individus. Ce qui a permis la consécration du principe de légitimité autonome c’est la décantation concrète de la formule de la société des individus qui se pose en tant que société comme composée exclusivement d’individus, avec le formidable travail d’institution et de production des individus que cela implique, ceux-ci n’existant pas dans la nature comme ils se le racontent volontiers. Méconnaissance de l’orientation historique quand elle s’épanouit complètement en devenant entièrement vouée à la production de l’avenir qui ne se comprend plus comme une histoire. Une histoire, c’est-à-dire une production de l’avenir qui se définit en se situant/un passé qui lui sert de support et la contraint et se conçoit comme une visée quant à la nature et la forme de cet avenir. La futurition intégrale de l’activité collective où tout est lu à la lumière du changement futur possible s’accompagne de la disparition de ce futur auquel tous se consacrent. Ou plus exactement il se réduit à plus de technique, plus de droit, plus de vitesse : « on ne sait pas où on va mais on y va » ; le « on y va » fait oublier le « vers quoi on va ». Cette économicisation de l’avenir est rendu possible par la neutralisation du passé (patrimonialisation) et la neutralisation du présent (médiatisation). Le passé patrimonialisé est symboliquement mis à notre disposition sans que son contenu fasse question. De la même façon nous sommes assurés symboliquement d’être présents à l’histoire entrain de se faire au présent grâce à sa médiatisation sans avoir à nous poser la question de son intelligibilité. L’efficacité symbolique de son fonctionnement tient lieu de pensée et la rend inutile. Si nous essayons de faire le bilan d’ensemble de ce fonctionnement où ces trois dimensions sont imbriquées, le centre de gravité du système est le droit, entendu comme droits fondamentaux ; Il apporte sa justification intellectuelle et lui procure son foyer existentiel, définit le statut vécu de chaque acteur comme individu de droit, et çà n’est pas rien. D’un côté en amont, le droit apporte sa caution à la réduction du politique à la politique et le verrouille. Elle est induite par le politique lui-même mais le concours du droit lui amène sa sanction définitive : c’est la notion de l’Etat de droit. Etat de droit selon lequel le gouvernement ne peut être que l’émanation des individus qui constituent la collectivité, et qui brouille ce même principe en le livrant à la contestation des individus qui ne s’y retrouvent pas. Le régime représentatif peut être plébiscité et contesté du même mouvement. De l’autre côté en aval, du côté de la production historique, le droit réduit la production de cette histoire à l’action économique. Résultat spontané du dispositif de l’orientation historique pleinement décanté, mais le droit lui apporte une caution déterminante. D’abord, les droits de l’individu comportent deux nécessités : un individu de droit a aussi des intérêts et des droits à faire valoir ses intérêts. Mais l’intervention du droit va au-delà de cette construction de l’acteur économique (homo economicus, homo juridicus, les deux faces d’une même médaille) : son intervention implique en outre une vision du fonctionnement collectif comme universalité abstraite qui s’étend aux moyens et aux instruments utilisés par cet individu ; sciences et techniques rationnelles et univers réglé par l’abstraction monétaire qui rend toute chose évaluable et mesurable. Conjugaison des incarnations pratiques de l’univers abstrait qui est décisif et foyer dynamique de la société de la connaissance ; notion à prendre très au sérieux, parce qu’elle est le coeur de notre problème. Elle est le vecteur de la méconnaissance que nous nous efforçons de cerner. Société de la connaissance : société qui se redéfinit à la lumière de ses savoirs positifs du droit, des sciences et des techniques (rapport à la nature, forme de leurs activités, le travail. Nous sommes à la veille d’une vague d’autonomisation d’un ensemble de tâches intellectuelles grâce à l’ordinateur, dont les effets sociaux sont un inconnu majeur de notre proche avenir, modalités pratiques de relations et de communications entre les êtres, dont l’essor des réseaux numériques représente une sorte d’apothéose), enfin de son économie, l’ensemble des savoirs liés à l’abstraction monétaire fournissant les moyens de gérer cette dynamique globale. Instrument de coordination de l’ensemble des activités sous l’aspect de l’autorégulation du marché. Elle apporte le moteur élémentaire sous l’aspect du mécanisme du capitalisme (impératif : investissement en capital représente davantage que la mise avancée. Cf. concept marxiste de « Reproduction élargie du capital »). Raisonnement qui concerne aussi bien le capital humain. Ex de l’article de « The Economist » sur l’enseignement supérieur : aux USA, il représente un gros investissement pour lequel on s’endette considérablement. Est-il rentable ? Le capital humain que vous accumulez sous forme de compétences est-il rentable par rapport à ce qui est habituellement attendu ? Peu importe ici le résultat de ce calcul. Mais ce mode de raisonnement est devenu une pierre de touche pour l’ensemble des activités collectives. Ce mécanisme de la reproduction élargie du capital (levier de développement extraordinaire) n’est qu’un moyen, il ne saurait être une fin en lui-même, même s’il se représente lui-même comme tel, ce qui fait conclure trop vite à l’absurdité du capitalisme : « A qui il sert ? ». Erreur de Marx qui lui fait juger (avec quelques autres éléments : concentration du capital, baisse du taux de profit, contradiction du capital et du travail) que le capitalisme ouvre nécessairement sur son propre dépassement. La réalité plus complètement développée, 132 ans après la mort de Marx, nous permet de saisir que ce mécanisme n’est qu’un moteur au service d’une finalité (inconsciente) qui le dépasse : entreprise de redéfinition du monde humain-social autour du complexe juridico-technico-marchand. Entreprise dont notre radicalisation structurelle libère l’expansion en bonne et due forme. Ce travail de redéfinition obéit ultimement à la logique de l’autonomie, est animé par l’aspiration à l’autoproduction du monde humain, à le rebâtir en conformité avec les principes rationnels et universels de la science, du droit ou de l’efficacité matérielle ; mais cette version de l’autonomie par la connaissance débouche sur un fonctionnement aveugle, intenable, et autodestructeur en dernier ressort. Renversement de la connaissance en méconnaissance. Réflexivité opérationnelle, puisque ce mode de fonctionnement consiste à reprendre le donné pour le repenser au second degré et lui substituer une élaboration artificielle destinée à l’améliorer ou le maximiser : régulation juridique, offre d’innovation, offre de produit marchand. Société de l’irréflexion radicale en réalité. La société réflexive est la plus dépourvue qui soit de réflexivité véritable, qui consiste à se penser ; bannit de son fonctionnement toute interrogation sur ce qui lui permet de fonctionner de la sorte. Ce qu’elle représente /sociétés du passé. Sur sa situation dans l’histoire. Sur ce que pourrait être une autre organisation collective. Leur dynamique repousse à l’extérieur ce type de fonctionnement comme dépourvu de pertinence, non scientifique. En tant que société qui fonctionne au savoir nous avons à faire à une société qui croit se savoir, dont les acteurs pensent toujours disposer de tout ce qu’il y a à savoir. La société de la connaissance et une société de la déculturation et de la désintellectualisation, dont l’université risque de devenir le fer de lance. Comment concevoir une autonomie véritable sans ce travail d’autoréflexion préalable à une visée d’autogouvernement digne de ce nom. Surtout quand le malaise du à ce fonctionnement prolifère sans trouver la moindre explication, sauf les difficultés liées à la stagnation de l’économie, seuls arguments audibles qui nous font renforcer l’adhésion au dit système : si nous étions plus riches, tout irait bien. Comme l’économie ne nous donne jamais tout ce qu’on attend, il est toujours possible de lui en demander davantage. Pour être complet, il faut ajouter la nouvelle version de la promesse démocratique qu’elle tend à faire accréditer aux yeux des acteurs : la version néolibérale. Justification que cette marche des choses reçoit. Cette configuration gravitant autour des droits fondamentaux des individus se prolonge dans une vision de l’idéal démocratique visant le maximum de liberté personnelle avec le minimum de pouvoir social ; démocratie tournant le dos à la notion de souveraineté du peuple puisqu’elle se voudrait à la limite sans peuple et sans pouvoir (démos, kratos). La nébuleuse idéologique néolibérale (pas de doctrine unique et systématique ; comme l’idée socialiste qui admet plusieurs versions unifiées par l’idée que la marche de l’histoire allait vers une socialisation croissante). Ancrage du néolibéralisme dans le primat de l’individu. Mais division si on le regarde sous l’angle de ses droits ou sous l’angle de ses intérêts. Mais l’un ramène forcément à l’autre... Thèmes primordiaux autour desquels s’effectue la convergence : primat des libertés privées, soit dans sa version libertaire ou celle de l’efficacité économique. Primat de la société civile, sous l’angle de la libre association des individus ou sous l’angle de la libre entreprise. Primat des modes de coordination automatique, marché économique ou gouvernance politique, de façon à préserver la coexistence d’individus libres de leurs actes et de leurs liens contractuels sans interférence d’un pouvoir de commandement extérieur et supérieur. Le politique est l’ennemi : au titre d’une contrainte s’appuyant d’en haut exercée par une volonté à l’ensemble collectif ; et au titre de limite du champ d’application de l’universel abstrait. Particularité comme limite à l’échange et à la circulation (notion de frontières). Il faut rapporter la singularité européenne au sein du monde occidental, par rapport surtout aux USA. Chez eux néolibéralisme a des racines profondes mais il est contrebalancé par son inscription à l’intérieur de la puissance politique américaine. Est perçu comme un instrument vers l’extérieur ; Détestation du politique qui n’empêche pas de faire le meilleur ménage avec lui, comme base politique de la puissance politique américaine. Le projet communautaire en Europe est éminemment politique initialement, mais il devient le contraire au fil de ses métamorphoses. Il conduit à une neutralisation du politique, tournant le dos à la dimension de puissance de la base au sommet ; l’union n’est pas une entité politique et ses composantes ont à cesser de l’être. Le contexte stratégique à jouer un rôle décisif en éliminant de l’horizon le spectre totalitaire et celui de la guerre. On ne va pas s’en plaindre. Mais ce contexte stratégique n’explique pas tout ; il n’a fait qu’encourager une évolution interne : celle de la radicalisation structurelle de la modernité. L’héritage de l’histoire antérieure a fait le reste. L’enracinement d’un système séculaire d’Etats-nations familiers (au milieu de leur rivalité et hostilité), à comparer avec la solitude superbe de l’Etat américain. Tout était réuni pour la décantation médiatrice du politique, avec le risque d’oublier en route la nécessité d’un appareil médiateur. Développement aussi de l’Etat social qui a permis le développement de la société des individus, qui a ouvert la route d’un individualisme juridique (très différent de l’individualisme américain) d’une portée politique sans équivalent. On pourrait ajouter encore l’expérience propre au continent européen, qui le rend hautement sensible à l’impact de la désimpérialisation du monde. Telles sont les conditions qui font de l’Europe le laboratoire de l’expérimentation idéologique du néolibéralisme ceci dans le cadre de sociétés les plus réglementées, institutionnalisées de la planète. Parler d’ultralibéralisme (comme on le dit dans les gazettes) pour la France relève de l’onirisme. Mais c’est dans ce contexte que le projet néolibéral trouve à s’exprimer de la manière la plus pure et la plus étendue : projet d’élision du politique au profit d’un réseau ouvert d’individualités juridiques et d’intérêts économiques régie par une gouvernance de marché. La malheureuse Europe, à peine sortie de la confrontation avec les totalitarismes, est de nouveau embarquée dans un nouveau cycle d’expérimentation idéologique à haut risque, bien qu’infiniment moins menaçant que le précédent, qui nous amène aux antipodes du règne précédent. Il a pour cœur l’individu de droit et non les masses en fusion. Son grand dessein est d’instituer des coordinations horizontales en lieu et place du lien politique dans ce qu’il comporte de verticalité englobant et contraignant ; il n’impose aucune idée d’ensemble ; aucune n’est possible et utile. A chaque spécialiste son bout d’expertise pragmatique et il en émergera ce qui est indispensable à la bonne marche de l’ensemble. A l’arrivée, cette expérience, même limitée dans les faits, d’un monde qui serait construit sur une liberté comprise comme renoncement à se diriger, conduit vers un monde qui est peu vivable, encore moins démocratique, et autodestructeur ultimement. La question qu’il faut se poser pour approfondir le constat est de se demander ce qui est méconnu dans la construction de cet univers juridico-technico-marchand et les retombées de cette méconnaissance sur les acteurs. Ce qui est méconnu, ce sont les conditions sur lesquelles se bâtit cette dynamique ; comme si le processus de production s’effaçait derrière le produit. Ce qui est méconnu c’est l’être-en-société, l’articulation de l’être soi et de l’être ensemble, que sa mise en forme juridique se doit de respecter. Ce qui est méconnu à l’autre bout, c’est l’objet de l’orientation historique, non pas de l’Histoire en général, mais de l’orientation du temps social et de l’organisation collective en vue de la production de l’avenir. L’enjeu des sociétés de tradition c’était leur propre reproduction comme société à travers un travail d’institution symbolique explicite. Ici, l’objet c’est la reconstruction pratique du monde humain-social selon l’universalité abstraite du droit, de la technique, et de la valeur monétaire (justice, puissance, richesse). Encore faut-il qu’elle reconnaisse les conditions qui la rendent possible, à savoir les particularités concrètes sur lesquelles elle peut se déployer. Encore faut-il qu’elle n’ignore pas la dimension symbolique des opérations par lesquelles cette entreprise passe. La dynamique actuelle de méconnaissance est à base d’illusions que pareille substitution est possible. Elle produit une dissociation d’avec son support. Cela nous conduit dans les parages d’un problème philo fondamental, celui des rapports entre l’universel auquel nous accédons par la pensée et du particulier. Les rapports entre l’abstrait et le concret. Pb aussi vieux que la philo : le problème platonicien entre le ciel intelligible et la caverne sensible. 20 siècles de philo tourne autour de cette affaire. Ce problème a pris une nouvelle tournure avec la modernité en s’incarnant autour de la science de l’idéel ( ?). Révèle une autre dimension du pb : l’universel abstrait n’est pas fait pour être rejoint dans le ciel intelligible en fuyant l’univers du sensible, il est fait pour être réalisé dans l’univers réel. L’abstraction est destinée à se concrétiser, c’est le sens de la technique. Avec la modernité, L’universel ne s’arrête pas au domaine de la connaissance, il concerne aussi bien l’ordre politique. Par l’intermédiaire du droit il est destiné à en refondre le lien de société de part en part ( ?). Cette vocation pratique est ce que l’orientation historique va vérifier en grand à partir de la perspective du progrès, qui est la ratification de cette vocation à l’incarnation de l’universel abstrait ; sauf que les détours empruntés vont être inattendus, comme par exemple notre capitalisme. Philosophiquement, notre problème va prendre un nouveau visage à la charnière du XIX et du XX. Avènement de l’industrie. Foi dans le progrès fait place à la critique de la science. Le mode de connaissance scientifique passe à côté d’une partie de la réalité. Méconnaissance autant que connaissance. Ignore la part où nous vivons. Aveugle au monde de la vie qui est l’objet propre de la philosophie. A partir de Bergson, cette critique marquera la philo du XX. Husserl, Heidegger... Philosophies de l’existence. De façon remarquable, cette critique de la rationalité scientifique ignore le domaine du droit et de la politique parce qu’à l’époque, si l’univers industriel a pris suffisamment corps pour que la question de ses limites prenne sens, il n’en va pas de même pour le droit et la politique. Le projet moderne apparaît dans toute sa cohérence à la faveur de la radicalisation structurelle de la modernité. Son essence consiste dans la concrétisation de l’abstraction dans l’ensemble de ces dimensions (droit, politique, histoire) autour de l’individu abstrait de droit. Ce qui relance le problème des rapports de l’universalité abstraite issue de notre pensée avec la particularité concrète de sa matérialisation. Nous ne pouvons plus nous contenter de la critique des philos de la vie ou de l’existence, comme s’il ne s’agissait que de mettre en évidence cette part de l’expérience exclue de la cage de fer bureaucratico-juridique ou du cercle enchanté de l’efficacité technico-marchande ; la question posée est celle des conditions dans lesquelles cette réalisation de l’universel abstrait peut s’opérer valablement en prenant en compte cette part qu’elle laisse en dehors d’elle, en amont et en aval du point de vue de ses limites qu’elle tend à méconnaître et contre lesquelles elle se heurte. Passe dangereuse dans laquelle nous sommes engagés. Mode de mobilisation du mode de réflexion qu’il appartient à la philo de développer : non pas l’intuition bergsonienne, mais l’autoréflexion. Seule la pensée peut nous sauver des produits de notre propre pensée, et nous apprendre à les maîtriser. Très concrètement il s’agit de se confronter à cette expérience de dissociation ou de séparation induite par le processus de concrétisation de l’abstraction tout azimut ; qui demeure descriptivement l’acquis des philosophies de la vie. Dissociation d’avec le monde où nous entraîne l’extension du technocosme humain, qui est acosmique (dont nous ne serions répudier le confort mais qui nous entraîne à part d’un être au monde...). Dissociation ou séparation d’avec l’être-en-société : part de notre expérience qui fait de nos vies des vies vécues avec les autres et dans une histoire ; ce qui nourrit l’émotion que nous ressentons par exemple devant un objet issu du fond des âges comme un objet préhistorique, dont la signification nous touche au-delà des millénaires. Ou à travers l’espace. Cf. l’émotion suscitée par Levi Strauss, dans les dernières phrases de sa fameuse leçon inaugurale du Collège de France. Nous ressentons une solidarité mystérieuse avec ces êtres aussi éloignés de nous... Une solidarité qui donne sens aux efforts individuels d’une vie au sein d’une histoire dont nous vient le réconfort que ces efforts ne seront pas perdus... Une expérience qui n’a pas de place dans les horizons de l’individu privé de droit voué à la défense de ses intérêts. Nous n’allons pas renoncer aux droits individuels mais sommes-nous condamnés pour autant au deuil de cette autre dimension essentielle ? Dissociation d’avec nous-mêmes. Individu interchangeable en tant qu’atome de droit (auquel nous tenons) mais nous sommes aussi autre chose... Importance de la revendication de l’identité de plus en plus âpre, et demande de sa reconnaissance ; ambigüité de nouveau car ce sens aigu de notre singularité c’est l’abstraction qui la fait apparaître par contraste. C’est dans le monde de l’individu abstrait de droit que l’expérience de l’intériorité et de la singularité prennent sens. L’un ne peut aller sans l’autre. Dissociation par rapport à notre propre pensée : qui ne se reconnaît pas dans ses propres produits. « La science ne pense pas », Heidegger. C’est absurde sur un certain plan, mais le propos prend son sens si on le traduit : la science ne « se » pense pas ; elle ne pense pas du dedans ce qui la rend possible et ce qu’elle signifie. Cette pensée là n’a pas de place dans les opérations de la science. En même temps cette objectivation dans le résultat scientifique est ce qui permet à la pensée de se penser. Il ne s’agit pas d’abandonner la science, mais on ne peut faire comme si ce questionnement n’avait plus lieu d’être : néopositivisme d’Auguste Comte. Conjonction de ces deux ordres d’exigences : la pensée selon son universalité abstraite, et d’autre part la pensée proprement réflexive capable de l’interroger sur ce qu’elle fait. Il est indispensable d’avoir une idée claire de cet arrière-fond philosophique. Nous repartirons de l’analyse méthodique de ce faisceau du système de méconnaissance.
16 ème séance. 08/04/2015
Nous sommes parvenus à deux propositions : 1) la crise de croissance de la démocratie est une crise de méconnaissance de la nature de la démocratie, sécrétée par les rouages même de la structuration autonome. 2) Cette crise de méconnaissance engage un enjeu philosophique fondamental touchant l’essence même de la modernité comme processus de concrétisation de l’abstraction. Revenir sur la question de la méconnaissance pour la mettre en perspective historique et voir ce qu’il est justifié de mettre sous cette notion. Marx : ouverture de la question de la méconnaissance dans l’analyse du fonctionnement de notre société. Le bilan critique systématique de l’héritage de la pensée de Marx demeure indispensable (n’a pas encore était fait). Leur monde social n’est pas spontanément transparent aux acteurs ; ces illusions participent du fonctionnement même (différent d’une simple erreur). Le monde se présente sous le signe d’une mystification : idée d’idéologie. La thèse se résume comme suit : la domination de la classe bourgeoise passe, par l’un de ces canaux, à côté de l’exercice de la contrainte matérielle, par une domination idéologique imposant aux acteurs une image mystifiée de leur société : la thèse de l’idéologie dominante de la classe dominante. Le problème de son contenu, des voies de cette illusion, qui affectent aussi et en priorité les dominants (ce n’est pas une domination cynique des dominants sur les dominés), est posé. Les dominés sont plutôt amenés à faire éclater ce mensonge. Comment cette imposition s’exerce ? Pas d’analyse systématique dans l’oeuvre de Marx ou de Engels, ni chez leurs successeurs. Il est possible de la rapporter à trois lignes de force. 1) Philosophique : renversement du matérialisme objectif du monde bourgeois en idéalisme subjectif (le monde à l’envers). La base réelle de la domination est le mode de production capitaliste, mais celle-ci se présente comme le règne de l’idéal et du droit. L’idéologie dominante par excellence c’est l’idéalisme destiné à travestir la place déterminante des intérêts matériels de classe dans le fonctionnement collectif sous le voile de l’obéissance à des principes supérieurs dont la religion a été longtemps le modèle (la philo idéaliste en prendrait le relai). 2) Le rôle du droit dans la mystification bourgeoise. C’est cette critique qui a connu la plus grande fortune au titre de la dénonciation des droits formels auxquels il fallait substituer des droits réels. Liberté du citoyen masque les inégalités réelles basées sur le seul droit qui compte, le droit de propriété. Deux catégories d’acteurs : propriétaires/prolétaires. Le salariat repose sur la mystification d’un contrat de travail négocié entre des individus égaux en droit alors qu’en pratique l’un des partenaires tient le sort de l’autre entre ses mains. Droit mystificateur en ce sens qu’il dissimule la réalité des forces productives (et les rapports de force entre classes) en les pulvérisant en individus séparés. 3) L’analyse du fétichisme de la marchandise (cf. Le Capital): le monde marchand (échange des marchandises produites contre de l’argent) fait croire à ses acteurs que la valeur de ces marchandises réside dans cet échange, cachant le fait que c’est le travail incorporé dans cette marchandise qui est le seul à créer de la valeur ; le point de vue de la circulation des biens escamote celui de leur production. Mécanisme social qui suscite un effet d’optique illusoire chez les acteurs qui y sont plongés. Le but ici est de proposer un rappel sommaire pour faire ressortir la spécificité de notre analyse. Après Marx, les deux élargissements significatifs viennent de Luckàcs et de l’école de Francfort. La réflexion de Luckàcs (« Histoire et conscience de classe ») a consisté en la réappropriation de la conceptualité hégélienne dans le cadre marxiste : aliénation et réification. Etrangeté du producteur à son produit et à son propre travail vivant, traité comme une chose inerte dans le processus de production capitaliste (l’industrie taylorienne en donne une image vraisemblable). Transformations des sociétés bourgeoises aux USA dés 1920 et qui se généralise en Europe sous le signe de la consommation de masse et des loisirs de masse (« La dialectique de la raison », Horkheimer et Adorno). La leçon des totalitarismes a porté sur la capacité de mobilisation idéologique des masses en période de crise exacerbée, c’est avec cette grille de lecture que sont lus ces phénomènes de la consommation et du divertissement de masse. Quant à la dialectique de la raison, elle vient désigner ce possible renversement des lumières en leur contraire, l’engluement d’une raison en un positivisme acritique. Cette théorie critique de la société broche ensemble aliénation, mystification, réification, répression, concepts réactualisés pour être adaptés au capitalisme avancé. Deux théories hétérodoxes pourraient être les critiques les plus réellement vivantes de la méconnaissance : la critique du système technique de Heidegger et le situationnisme de Guy Debord. Heidegger : oubli de l’être au profit de l’arraisonnement de l’étant. La critique situationniste est une radicalisation de la théorie du fétichisme étendu au spectacle médiatique : univers d’images qui est l’inversion du réel. Il faut penser qu’il y a toute cette problématisation de la méconnaissance avant la nôtre. Toutes ces propositions critiques obéissent à un même paradigme : la mystification au service d’une domination. La tromperie des peuples à l’usage des puissants. En lien direct avec la critique des religions par les Lumières dont « Le Traité des Trois Imposteurs » a fixé le modèle. Un peu court comme explication ! Assimiler les religions à une aliénation est sans doute légitime sauf que cette aliénation obéit à des raisons qui vont plus profond que d’obtenir l’obéissance des peuples en masquant l’injustice de l’ordre existant, même de fait si elle sert aussi à cette cause. Il en va de même des idéologies comme des religions, explication de leur monde social par les acteurs. A partir du XIX (émergence de l’orientation historique), on ne peut méconnaître le rôle actif des hommes à la construction de leur société. Nonobstant cette reconnaissance de base, ces explications idéologiques restent elles-mêmes trompeuses et mystifiantes. Là est l’énigme, qui ne réduit pas à la ruse manipulatoire des puissants, même si de tels phénomènes existent (la démocratie c’est aussi et fatalement la démagogie). Il faut renverser la perspective. La chose du monde la plus difficile pour l’histoire humaine est de regarder sa condition avec décence sobre. Son état normal c’est l’illusion et la méconnaissance relativement à ce qu’elle est. Question : est-elle capable de sortir d’un état de minorité, d’infirmité constitutive. Mais elle est aussi capable de se le dire donc elle n’est pas inexorablement prisonnière de cet état. Nous sommes au moment historique où cette question prend son plein relief car nous avons basculé dans une société de la connaissance. Notre problème se complique : nous n’avons pas affaire à l’ignorance (dont on imagine qu’elle puisse être éduquée), mais à la connaissance. Cette connaissance, qui pourrait faire juger que le problème des Lumières est réalisée, en réalité produit la méconnaissance. Ce sont les plus instruits qui sont les plus visés, les plus mystifiés. La fracture entre l’élite et les peuples n’a pas d’autre origine. Non pas que les moins éduqués en savent plus. Ils sont davantage exposés aux retombées de la dite société de la connaissance. Mais ils sont moins sensibles à l’autorité interne des savoirs qu’ils ne maîtrisent pas. A l’inverse la maîtrise de ses savoirs tend à enfermer leurs heureux possesseurs dans l’autosuffisance. Les experts ont beau se tromper de manière répétée, et sentir que quelque chose leur échappe, ils n’ont d’autres issues que de persévérer dans la même voie ; cette méconnaissance n’a rien à voir avec le modèle marxiste (automystification des dominés, faire des économies en matière de contraintes) ; cela ne veut pas dire qu’elle ne recoupe pas des intérêts de classe, mais ils n’en sont pas la source ; l’erreur marxiste est de conclure du constat justifié d’une division de classe entre privilégiés et défavorisés, à l’idée d’un système social essentiellement agencé pour la perpétuation de cette domination sociale ; la méconnaissance est générale dans son principe et affecte l’ensemble des acteurs de manière identique, même si elle se traduit différemment ensuite. Elle a ses versions de droite et de gauche, les contempteurs les plus virulents du néolibéralisme économique, peuvent être des libéraux de l’espèce la plus radicale sur un autre plan... Cette méconnaissance est secrétée par le dispositif social même en toute innocence (elle n’est pas le produit de l’imagination intéressée des dominants) ; elle est engendrée par les articulations de la structuration autonome, et ratifiée par la connaissance rationnelle juridico-technico-économique qu’il est difficile de rapporter à la domination de classe ; La question est de savoir quelle est au juste la portée explicative de la division de classe (et non pas de nier son existence) ? La notion même de système de domination est à prendre avec précaution. Les inégalités, les stratifications sociales, les privilèges, l’influence sont une chose, un système de domination en est une toute autre. Il faut prendre le problème à l’envers : ce cadre politique, social, juridique, économique, une fois posé, il s’agit de comprendre comment et par quelles voies il se prête à la constitution d’inégalités, de privilèges hérités, d’avantages indus à une stratification sociale d’un genre nouveau qui n’a rien à voir avec l’ancienne structuration hiérarchique d’ordre et de rang ; les principes fondamentaux permettent de combattre cette ratification et non l’inverse. Tel est le point de départ d’un socialisme démocratique libéré de l’hypothèque marxiste qui continue d’embrumer les esprits. Méconnaissance des conditions de concrétisation de l’universel abstrait à l’œuvre à travers le droit, la technique, le calcul économique ; Cet univers n’est issu de rien d’autre que de notre pensée. « Vita activa » des modernes : la pensée devenant action, à l’opposé de la « vita contemplativa » des anciens –tournée vers l’ordre cosmique ou l’ordre divin) ; avec un immense problème à la clé : maintenant que la dynamique de cette concrétisation est complètement libérée, le problème est qu’elle est autodestructrice : elle tend à ignorer les limites à l’intérieur desquelles sa concrétisation est en mesure d’opérer. Dissociation vis-à-vis de nous-mêmes. Tout tissé de pensée qu’il est cet universel abstrait ne se pense pas ; il travaille à la connaissance mais se méconnaît lui-même. Il en appelle à un autre mode de pensée dont le concept est l’autoréflexion : autoréflexion dont l’objet est à la fois de justifier ce mode de pensée de la structuration autonome, dans dégager le mode de formation, et de mettre en lumière les limites dans lesquelles il peut valablement s’exercer sans détruire ses conditions de possibilité. Triple objet qui revient à fonder pour de bon cette tentative de concrétisation de l’universel abstrait en s’écartant de l’illusion de son auto-fondation et de son autosuffisance. Nous reconnaissons la démarche de Kant qu’il appelle « Critique » dans un tout autre domaine : limites de la rationalité pratique (et non de la raison humaine ; rien à voir non plus avec la « raison pure pratique »). Limites relativement à la construction d’un monde humain viable et gouvernable, autonome ; ces deux concepts autoréflexion et critique sont également recevables, mais attention aux dévoiements de toute nature auxquels ils ont donné lieu. Préférence pour l’autoréflexion car la portée première du concept de critique est trop recouvert « d’insanités »... Reprenons nos trois éléments (droit, politique, histoire) pour examiner comment fonctionne la méconnaissance et quels sont ses effets. Ce qui tend à être méconnu c’est l’être-en-société, et son articulation avec l’être soi ; Nous étions parvenus à la décantation de la fonction instituante et médiatrice du politique qui le fait basculer dans l’infrastructure et le rend inintelligible dans son rôle. Paradoxe à parler d’invisibilité du politique à l’époque où les Etats-nations n’ont jamais été aussi puissants, jamais ils ont été l’objet de telles attentes. Plus ils sont gros moins on les voit, moins leur fonction est comprise, avec de graves conséquences sur leur fonctionnement : la crise fiscale dans laquelle ils se trouvent tous ; masqué par leur mise en concurrence fiscale. Les citoyens renâclent. Pas de taxation sans représentation. Et les acteurs les plus riches (les entreprises) ont pour programme la fuite organisée devant l’impôt. A la belle époque de la lutte des classes, au moins acceptaient-ils de contribuer à ses dépenses, en échange de la protection de l’appareil d’Etat ! La séparation de l’économie (de la communauté politique) a complètement changé la donne. Au-delà de l’analyse du « désencastrement », il y a la mondialisation. Organisées pour se soustraire à l’impôt avec la justification idéologique afférente. Ils sont convaincus de représenter les organisations utiles de l’avenir global ; les plus enthousiastes pensent qu’ils peuvent se substituer aux anciens appareils de domination (l’Etat) ; Appropriation privée du pouvoir politique : féodalités déterritorialisées. Phénomène assez classique de parasitisme destiné à exploiter les ancrages territoriaux (rien ne serait possible sans le socle infrastructurel fournis par les Etats nations) sans en payer le prix, en profitant de l’ouverture structurelle de ces mêmes territoires. Ouverture de l’espace également pour les organisations criminelles. Maladies infantiles de la seconde mondialisation, comme l’impérialisme colonial était la maladie infantile de la première mondialisation. Ceci pour bien marquer le fait que l’invisibilité politique ne concerne pas seulement la théorie pure, mais la vie matérielle de nos collectivités. Cela se traduit par l’illusion que le fait de société est un fait naturel ; Comme si elles tenaient toutes seules ensemble. L’inversion par rapport au climat de fonctionnement des sociétés traditionnelles est saisissant. L’anxiété sur le maintien et l’entretien des liens de sociétés devient pour les nôtres le cadet des soucis. Nous sommes les premières sociétés à se penser comme naturelles. Oblitération de la dimension symbolique et du caractère institué de l’être-ensemble. Méconnaissance de la fonction médiatrice du politique se traduit par la croyance au caractère immédiat de l‘action collective. Croyance de la même façon au caractère immédiat de l’ouverture des sociétés les unes sur les autres ; Comme si la libre circulation va de soi, en oubliant le formidable travail qu’il a fallu pour permettre cet échange entre communautés ; croyance qu’il n’y a que des individus de droit, avec une série de conséquences : elle a pour effet de légitimer la politique. Mais en réalité, l’admission du pouvoir représentatif n’est qu’un compromis temporaire. Soit, il y a un pouvoir, mais qu’il s’exerce comme représentation. Dans un second temps, ce fait même vient à être interrogé par la logique des droits. Le seul pouvoir admissible est le pouvoir de l’arbitre, le pouvoir judiciaire qui tranche leur litige et définit les règles de leur coexistence ; le droit sans l’Etat. Il reste de la politique un marché des droits arbitré par des juges. Mais comme la méconnaissance ne signifie pas la disparition de ce qui est méconnu, cela donne des acteurs qui comprennent mal le cadre qu’ils occupent, qui n’ont plus conscience de la véritable fonction qui est la leur ( exemple des responsables publics), qui souffrent de l’absence qu’ils sont appelés à ignorer. Cette réduction du politique à la politique a pour effet de mettre la politique en crise. Jamais le sentiment d’être mal représenté n’a été aussi fort ; alors que le personnel politique s’efforce plus que jamais à coller au plus près aux voeux et aux aspirations de la dite société, jusqu’à la démagogie la plus effrénée. Même çà ne marche pas : il y a une crise de la démagogie. Supposons que le personnel politique soit l’expression la plus conforme possible de la société, nous pouvons parier qu’il décevrait encore ses attentes. Car ce qu’on attend de lui, c’est qu’il représente le politique et ses contraintes, qu’il le mette à la portée des citoyens, qu’il le rende lisible. C’est pourquoi l’exercice des fonctions régaliennes rehausse la crédibilité des gouvernants : la guerre a tenue cet office ; le laboratoire des évènements récents et de ce nouveau concept de « présidentialité », à la suite des attentats de janvier, en est un autre exemple. Un représentant représente alors la puissance de l’Etat pour protéger la communauté. Il est aussi attendu du pouvoir représentatif qu’il mette en représentation les éléments d’un diagnostic historique : dimension cognitive du processus représentatif qui permet à une société d’identifier les problèmes qui se pose à elle pour rendre l’histoire déchiffrable et maîtrisable. C’est le gros de la crise de la représentation dans laquelle nous sommes. Nous sommes en Europe dans une situation particulière d’impuissance du politique à opérer le diagnostic. En résumé de ce résumé, le mécanisme est le suivant : il y a auto-effacement du politique. Il secrète de lui-même la méconnaissance de son rôle, verrouillée dans un second moment par le déploiement du droit, que permet le politique, qui porte à l’explicite la réduction du politique à la politique, tout en brouillant le fonctionnement et l’objet de celle-ci ; d’où l’implosion lente qui l’affecte, et qui renvoie au décalage entre les idées officiellement en vigueur et le fonctionnement réel de nos sociétés. La politique joue contre le politique dans lequel néanmoins elle s’enracine. Elle s’auto-dissout en visant à s’y substituer par la seule dynamique interne de ses principes. Il y a contradiction entre les conditions de possibilité et la chose que celles-ci rendent possible : la politique selon le droit ; la solution : elle ne peut fonctionner qu’en prenant en charge le politique. Assumer leur convergence, alors que le fonctionnement autonome spontané installe la divergence. Pour préciser cette perspective, revenir sur le politique en question, par deux bouts ; 1) tout d’abord en repartant de la structure générale de la structuration autonome, 2) ensuite en regardant de plus près la mise en forme autonome du politique sous les traits de l’Etat nation. 1) Rappel des caractéristiques des deux types de structuration (hétéronome et autonome) : pouvoir de domination hétéronome versus pouvoir par représentation; liens hiérarchiques entre les êtres versus liens égalitaires ; incorporation holiste versus déliaison individualiste ; obéissance au passé de la tradition versus invention de l’avenir. Ces oppositions simples sur le papier demandent à être nuancées. Enlever la domination tombant dans d’en haut pour lui substituer la représentation issue d’en bàs, il reste le fait du pouvoir que la représentation ne permet pas de penser tout à fait. Domination cela veut dire quelque chose de précis : dans la rigueur du concept : pouvoir d’imposition au nom d’un principe d’ordre supérieur, en vue de réaliser l’union avec ce principe, ce qui ouvre cette domination sur l’illimité de la domination. La révolution moderne renverse cette relation en faisant du pouvoir une émanation de la collectivité sur la base des droits des individus citoyens, en faisant surgir l’espace de la politique. Mais représentation ne veut pas dire effacement du fait du pouvoir, réduire celle-ci à un pur instrument de la collectivité ; elle réclame de donner toute sa place à ce fait constitutif de l’être humain-social ; il y a du pouvoir parce que les communautés humaines ont du pouvoir sur elles-mêmes, à l’échelle de leur ordre d’ensemble. Ce qui passe par une instance séparée qui les place en extériorité vis-à-vis d’elles-mêmes. Instance qui tend à être personnifiée, identifiée à une personnalité particulière. Instance médiatrice qui met la communauté humaine en rapport avec elle-même en la disjoignant d’elle-même : capacité d’agir sur elle-même au nom d’une idée d’elle-même ; un pouvoir est idéel ou n’est pas. Cette idée peut être matérialiste... Historiquement, cette dimension idéelle à été captée par les religions qui exaltent le fait du pouvoir, et l’occultent dans sa nature propre en en faisant une émanation du monde céleste. La représentation des modernes opèrent une occultation inverse : le pouvoir comme émanation de la société fit disparaître sa nature de pouvoir ; instrument de relation et d’action à l’égard d’elle-même ; doit pourtant être regarder comme pouvoir même si il est à sa disposition. Ce qui a permis le passage de la domination à la représentation, c’est la mise en forme du politique dans la forme de l’Etat nation. Ces formes sont en petit nombre. Ces formes sont d’abord pré-étatiques (segmentaires tribales). Mais à partir du moment où émergent les Etats, coexistence de trois formes politiques de base : la cité le royaume, l’empire ; trois formes possibles d’articulation du religieux et du politique. La nouveauté de l’Etat nation moderne (qui se forme sur 5 siècles) est d’imposer une seule forme politique qui fusionne les trois formes (cf. exposé synthétique dans la Révolution moderne) ; le miracle est d’avoir redéfini la forme du pouvoir (Etat) d’une manière qui l’a rendu appropriable par la communauté sur laquelle il s’exerce. Cela peut paraître évident, mais représente un changement colossal. L’incrédulité conservatrice prolongée qui s’en est suivie est la preuve que ce qui apparaît aujourd’hui comme du sens commun n’en était pas au moment où cela s’est produit... Le second miracle c’est d’avoir rendu le lien de communauté individualisable au rebours du sens commun (le lien doit les obliger indépendamment d’eux et de leur volonté). C’est ce qui fait penser à beaucoup que les sociétés modernes sont antinaturelles... Enigmes majeurs du fonctionnement des sociétés.... La limite est celle de la communauté politique ainsi créée et du pouvoir qu’elle est en mesure d’exercer à son propre sujet ; l’individu de droit n’est aucunement disposé à s’accommoder de ces limites ; s’il n’y a que des individus universels de droit il n’y a aucune limite qui puisse les obliger ; là est le ressort de la contradiction sur laquelle débouche la méconnaissance. L’universel du droit entre en contradiction avec la particularité de l’Etat nation qui la rend possible. Rend praticable sa concrétisation possible au futur. Prolonger l’analyse sur la représentation : elle n’élimine pas le fait du pouvoir ; l’égalité de nature n’élimine pas le fait de l’autorité. Elle en change la nature et les modalités, mais elle les reconduit pour des raisons qui tiennent à l’être en société et à l’essence de l’action comme fait spécifiquement humain ; le groupe humain ne se conçoit pas sans organisation hiérarchique. De la même façon la disparition de l’incorporation holiste au profit de l’individualisme n’élimine pas l’appartenance, l’inscription de l’individu dans le collectif. La substitution de l’invention de l’avenir à l’obéissance à la tradition n’élimine pas la dépendance par rapport au passé, ni l’obligation de situer l’invention en regard de l’histoire advenue. La tradition avait cet avantage qu’elle rendait la tâche facile en décrétant que l’avenir ne pouvait être autre chose que le passé. Dans la perspective d’une projection dans l’avenir, c’est beaucoup plus difficile : dans cette invention de l’avenir, l’universel technique et l’universel marchand ne peuvent pas se substituer davantage à la particularité naturelle et aux singularités sur lesquelles il donne prise ; même si une dynamique très puissante les poussent dans cette direction. A tous les niveaux, nous retrouvons cette articulation entre l’universel et le particulier à substituer à leur contradiction.
17ème séance (15/04/2015)
La décantation de la structuration autonome a libéré la place d’une société de la connaissance organisée autour du déploiement du complexe juridico-technico-marchand. Société de la méconnaissance aussi : la méconnaissance des conditions de concrétisation de l’universalité abstraite, qui constitue l’essence de la modernité autonome, ceci dans les trois ordres (statut individuel juridique et des liens entre personnes, ordre technico-scientifique en ce qui concerne le rapport à la nature, ordre économique régi par l’abstraction monétaire en ce qui concerne la sphère de la production et des échanges de biens et de service). Hors, ce processus est aveugle à ses conditions de possibilités, à ces retombées et à ses limites. Il tend à dissoudre ce qui le rend possible ; il ignore les effets de dissociation qu’il a pour ses acteurs, tend à nier l’impossible autodestructeur qui l’habite ; Cette dynamique allant au bout d’elle-même engendrerait un monde politiquement intenable personnellement invivable et écologiquement insoutenable ; ce processus de concrétisation de l’abstraction ne se pense pas, tout tissé de savoir raisonné qu’il est. Il est antiréflexif. D’où la nécessité d’un travail critique au sens de la critique kantienne, ou un travail d’autoréflexion destiné à montrer ses conditions de possibilités en amont et ses limites en aval ; de manière à le rendre maîtrisable politiquement et humainement vivable. Car il n’est pas question de se passer de ces savoirs positifs. Ils sont l’autonomie (se gouverner par la raison) ou plus exactement une part de l’autonomie. Mais l’autonomie véritable suppose autre chose : elle suppose l’autoréflexion, qui permet une démocratie authentique, c’est-à-dire qui connaît les limites à l’intérieur desquelles le monde humain-social est tenable. Là est le pas supplémentaire que réclame l’autonomie structurelle dans laquelle nous venons de basculer ; ce problème de la méconnaissance doit être reconnu à sa juste portée. Première problématisation chez Marx : amplification de la critique de la naïveté des Lumières chez Hegel. Mérite d’avoir mis ce facteur en évidence. On ne peut ignorer ses acquis. Ils ont d’ailleurs étaient incorporés dans le fonctionnement même de nos sociétés au travers de l’Etat social par rapport aux insuffisances du droit formel. En revanche, problématisation de la domination de classe qui continue à irriguer les théories dites critiques fonctionnent désormais comme un écran à la situation nouvelle que nous connaissons ; L’enjeu de la méconnaissance va autrement plus loin qu’une conjoncture historique caractérisée par le mode de production capitaliste ; la méconnaissance a été inhérente à la condition humaine sociale ; ce qui nous fait exister tend à nous tromper sur ce que nous sommes. Avec ce correctif que nous sommes capables de plus d’en rendre compte. C’est cela l’autoréflexion, donc de surmonter cette infirmité native dans une mesure qui reste à déterminer ; nous sommes l’espèce capable de tirer parti de son expérience. « L’homme est une créature qui est faite pour être surmontée » (Nietzsche). Témoignage de l’histoire : méconnaissance hétéronome suspendant l’existence collective à une réalité surnaturelle ; Non pas un état d’enfance mais qui possède de profond effet de structure qui fait qu’elle résiste : l’actualité en témoigne ; Enracinement qui fait conclure à certains (Regis Debray) que cette dépendance hétéronome est indépassable, constitutive, tout au plus susceptible d’une relative éclipse. Erreur totale mais erreur intéressante (il y des vérités sans intérêts et des erreurs intéressantes). Le miracle européen (car il y a un miracle européen, comme il y a eu un miracle grec) est que nous sommes structurellement parvenus, à sortir de l’hétéronomie religieuse. Mais nous découvrons que c’est pour tomber sur une autre espèce de méconnaissance toujours structurelle, inscrite dans les rouages de la structuration autonome, mieux, inscrite dans les savoirs positifs rationnels issus du désenchantement du monde (désenchantement de la condition politique, de la nature pour les sciences et les techniques, de l’action humaine pour le calcul économique). En régime de religion, le politique était impensable comme tel puisqu’il apparaît comme une émanation du ciel, expression terrestre de la transcendance souveraine des dieux. Le fait stupéfiant est qu’il redevient impensable aujourd’hui, une fois complètement déployé. Il se fait invisible et disparaît derrière la politique et les savoirs associés (droit, sciences politiques). La politique occupe en apparence toute la place avec les effets de déshérence politique et d’impuissance démocratique que nous avons vus. Il y a deux sortes de méconnaissance, mais elles ne sont pas équivalentes car la méconnaissance autonome autorise sa critique. Ceci à la condition de la reconnaître pour ce qu’elle est ; nous pouvons imaginer une version de la politique qui intègrerait le politique et qui serait se débrouiller avec les incidences du droit sur la vie collective. Nos démocraties sont dans l’enfance, et non sénescentes (comme certains l’affirment)! Elles balbutient, elles débutent, et peinent encore à reconnaître leurs exigences élémentaires. A propos du droit : nous disions enlever la domination (le pouvoir exercé en vue de la subordination de l’ordre collectif à une idée transcendante dans le cadre des formes politiques déjà citées : la cité, le royaume et l’empire),il reste le fait du pouvoir dans le cadre d’une autre forme politique (l’Etat nation), mais qui doit rester un pouvoir ; il est de l’intérêt politique qu’il en soit ainsi ; la tâche politique démocratique consiste dés lors à rendre ce pouvoir de mieux en mieux appropriable par la communauté politique et à rendre la forme Etat nation de mieux en mieux individualisable. Enlever l’incorporation holiste il reste l’appartenance que la logique du droit tend à occulter (nous parlons du droit fondamental). Enlever la tradition il reste l’histoire c’est-à-dire l’exigence d’une liaison intelligible des temps, que l’invention pratique de l’avenir sous l’aspect hégémonique du dynamisme automatique du système économique, tend à recouvrir et à faire perdre de vue. L’appartenance qu’est-ce à dire ? La subordination de l’atome individuel au groupe laisse derrière elle une fois dissipée ; ce n’est pas un fait simple mais une articulation entre sociation et individuation. L’individuation est un phénomène biopsychique et doit être distingué de l’individualisation qui est un phénomène social. L’humanité est constituée d’être individués conscient d’eux-mêmes de leur singularité de leurs intérêt. Difficile de douter que les peintres de la grotte Chauvet étaient individués. Conscients de leurs talents. Cela n’en faisait pas des individus au sens juridique social et politique qui nous est familier. Cette individuation est inséparable de la sociation. C’est dans la mesure que nous sommes sociaux que nous sommes individués ne serait ce qu’au titre d’être parlant des langues particulières ; nous sommes les plus individués parce que nous sommes les plus sociaux (ultra socialité disent certains).Note individuation prend corps à l’intérieur d’un cadre social, qui en reçoit en retour davantage de forces de liaisons. Une société humaine est plus solide qu’une horde de loups, malgré les apparences ; mais cette articulation est par essence problématique, elle lie des termes difficiles à tenir ensemble bien qu’inséparables ; elle nous offre le spectacle de l’alternative : ou bien la sociation ou bien l’individuation ; D’un côté la religion, structuration hétéronome, le privilège de l’incorporation sociale qui cantonne l’individuation à la loi du groupe. De l’autre, la structuration autonome dans sa version complète : l’individualisation juridique, la déliaison des individus de droit, qui tend à masquer l’appartenance et l’énorme travail de socialisation concrète que suppose cette individualisation juridique. Je ne reviens pas sur ses incidences politiques, mais sur la nature de la méconnaissance que tend à sécréter l’individualisation juridique : tend à accréditer la conviction d’exister naturellement par eux-mêmes dans leur indépendance et leur déliaison, ce qui escamote le fait que l’espèce humaine est culturelle en plus d’être naturelle ; cet individu prétendument naturel est l’illusion par excellence de notre moment culturel ; grosse de conséquences. Evoquons en quelques unes. Par exemple cet individu conçu comme naturel est potentiellement inéducable ; Elle (l’éducation) n’est plus pour lui la condition du devenir individu. Il l’est déjà ; l’âge d’or de l’éducation moderne a correspondu à cette phase de transition ou l’incorporation holiste conservait son caractère structurant en y adjoignant les principes individualistes ; S’éduquer, c’était s’approprier la culture permettant de devenir un acteur social de plein exercice ; et au-delà, se mettre en position d’accéder à la communauté universelle des êtres de raison : pleine individualisation. Quand vous êtes naturellement un individu de droit l’éducation ne peut qu’être vécue comme développement personnel ; cela peut être un apport considérable mais il est facultatif et non constitutif. La méconnaissance en l’occurrence est engendrée par le droit et porte sur sa nature : le droit masque sa propre nature de droit d’une société. Le droit des individus est à regarder comme un principe de composition d’une société qui, en tant que société, pose qu’elle est constituée exclusivement par des individus de droit ; mais tend à se voiler en faisant croire à l’existence indépendante des individus définie socialement de la sorte . Le droit est une médiation. Il définit une relation entre la société et ses composantes individuées. Une relation qui les fait accéder à l’individualisation sociale et politique. Mais cette médiation tend à se dissimuler comme médiation en accréditant la fiction d’une immédiateté de l’existence séparée de ces individualités juridiques. La méconnaissance s’insère dans le mécanisme même de l’individualisation juridique ; c’est que le principe de légitimité est difficile à penser, comme la société des individus en tant qu’individualisation du social et socialisation des individus. L’individualisation juridique est aussi difficile à vivre (sans oublier cependant ses immenses bénéfices en termes de liberté et de protection personnelle). Elle nous fait une vie dédoublée dont la conciliation entre les deux versants est loin d’être simple. Elle nous dissocie entre une vie ou nous sommes n’importe qui et une vie où nous sommes nous-mêmes, concrets, irréductiblement singuliers ; l’avancée de l’abstraction juridique dans l’esprit des acteurs et dans le fonctionnement collectif a induit chez les modernes un sens historiquement original de leur identité personnelle, de leur intériorité propre qui échappe au regard extérieur, de l’intériorité de leurs pareils à déchiffrer ; L’équivalence impersonnelle des êtres a révélé par contraste une autre vie concrète au-dedans. Nous sommes devenus des êtres psychologiques parce que nous sommes par ailleurs des individus juridiques ; Mais les deux ne font pas forcément bon ménage dans les mêmes têtes ! Ce sens de la singularité des êtres qui se révèle grâce à leur identité juridique, ne s’est pas borné à ouvrir un domaine d’expérience intérieure et un champ culturel (psy) ; il a transformé de fond en comble le domaine des relations interpersonnelles en conduisant notamment à une valorisation inédite de l’amour : la relation entre des êtres où n’entre en jeu que la reconnaissance réciproque des êtres dans leur singularité ; parfaitement indéfinissable et parfaitement privé (intime). Le mariage d’amour comme idéal social n’est pas contemporain par hasard de la déclaration des droits de l’homme ; ils sont corrélatifs. Les deux scènes juridique et psychologique ont cheminées en parallèle depuis deux siècles sous le signe de la tension des deux registres d’expérience. Tour exacerbé récemment sous le signe des retombées psy majeur de l’intronisation de l’individu de droit. L’évènement majeur de la psy contemporaine réside dans l’appropriation subjective de ce statut de l’individu de droit ; identification de l’individu à son être de droit. Démultiplication de ces tensions attachées à la dissociation de l’intériorité singulière et de l’extériorité juridique anonyme. Brouille le principe de la distinction entre public et privé qui est à la source de ces tensions. Différence de climat moral entre la conjoncture totalitaire et la nôtre. Ce qui dominait, c’est l’aspiration à résorber le psychique privé dans le politique : les problèmes psychiques relèvent d’une intériorité petite bourgeoise destinée à être dépassée (on retrouve cela chez le djihadiste de base). Ce qui domine aujourd’hui c’est de faire passer le psy au premier plan aux dépens du public juridique alors que celui-ci est la base de la construction. Jamais la différence entre public et privé n’a été aussi puissante, fonctionnellement présente, et cependant elle est brouillée dans l’esprit des acteurs tellement leur identification à leur être de droit exacerbe le sens de leur identité intime ; le résultat en est la frappante obsession de la reconnaissance qui travaille les rapports sociaux ; sentiment permanent d’être méconnu pour ce que l’on est au sein d’un univers impersonnels ; univers qui est pourtant la condition pour qu’il y ait des personnes conscientes ainsi de leur singularité ; passion inédite de la reconnaissance dans le registre des passions démocratiques. En outre, la métamorphose de l’être ensemble à l’intérieur de laquelle prend corps cette consécration de l’individu de droit a pour effet simultanément de relativiser radicalement les existences individuelles. Elle extériorise le lien de société proprement dit, par rapport aux individus, en leur ouvrant l’espace où faire valoir leurs droits et leurs liens purement personnels. L’ancienne société, et tout près de nous celle marquée par l’empreinte hétéronome, était pesante car elle faisait reposer la responsabilité des liens de société sur les acteurs, d’où le caractère contraignant et codifié des rôles sociaux au travers desquels cette responsabilité s’exerçait ; La société se produit à l’extérieur de nous avec cette rançon de la parfaite indifférence de l’existence individuelle au regard de l’existence collective. Illustration de la transformation de la mort et du deuil dans nos sociétés : dans les sociétés marquées par l’hétéronomie, la mort concerne tout le monde au sens d’une communauté donnée ; elle concerne l’existence collective ; le mort contribuait à perpétuer l’existence collective ; d’où l’importance ritualisée du deuil qui marquait l’implication publique de cette perte ; la mort à été privatisée ou intimisée ; ce n’est pas seulement parce que 75% des décès ont lieu à l’hôpital ; mais en premier parce que cet évènement est indifférent à l’existence collective. Qui se poursuit comme si le mourant n’avait jamais existé. C’est cela la solitude du mourant dans la société moderne, qu’il soit accompagné ou non. Le deuil ne concerne que les proches indépendamment de tout rite. Qui n’a pas fait l’expérience de ce sentiment de déréliction, lorsqu’on se retrouve à quelques uns autour d’une tombe dans le « no man’s land » que sont les cimetières aujourd’hui ? Une situation en tout cas faite pour susciter les frustrations chez les êtres d’appartenance que nous demeurons, et exacerber le désir de reconnaissance de cette identité privée créé par une société où en même temps elle trouve difficilement place sinon dans la culture de la célébrité. Je vais risquer ici une proposition : du point de vue de l’équation psychique des personnes, l’articulation de l’individuel et du collectif est porteuse du message suivant : « Tu es toi –même, tant que tu veux, dans ton coin privé, c’est ton droit irréfragable, mais tu n’es rien aux yeux de cette société, elle peut se passer de toi ». Dans l’ancienne société, le message était le suivant : « tu es ta société, tu n’es rien par toi-même en dehors d’elle. Tu n’as à être que ce qu’elle te demande d’être ; économie psychique construite autour d’un surmoi persécuteur, du devoir, de la culpabilité, mais avec la force de porter en soi sa société et de pouvoir parler en son nom ; alors qu’à l’opposé, l’économie psychique de l’individu en droit d’être intimement lui-même gravite autour d’un narcissisme craintif et dépressif. Générateur d’une individualité faible et vulnérable, hantée par son impuissance vis-à-vis de son monde et tiraillée entre la fuite vers son monde intime et le besoin d’hyper socialisation privée. Rien à voir avec ce que pouvait représenter la solitude morale caractéristique de la socialisation ancienne ; à sa façon, l’incorporation sociale rendait les individus autosuffisants. Impératif de l’agir en conscience parce que tu portes ta société en toi ; en regard de quoi nous avons affaire à un besoin profond d’être branché avec les autres mais à part de la société officielle, ce qui n’empêche le sentiment de solitude au milieu de cette socialisation privée : sentiment de ne compter pour rien au regard du mécanisme collectif, aussi bienveillant qu’indifférent ; nous ne sommes pas au bout de nos peines s’agissant de régler cette articulation entre l’individuel et le collectif... Entre l’individuation et la sociation, le privé, le public, et l’intime ; cette articulation est destinée à rester problématique ; contre le brouillage, il y a à faire réapparaître le caractère constitutif de ce lien. Il y a du privé concret parce qu’il y a du public abstrait qui doit se voir reconnaître sa consistance indispensable ; il faudrait ici traiter de la crise de l’institution : heurt de l’intime à des règles institutionnelles qui ne sont plus comprises, ni assumées, y compris par les acteurs de ces institutions qui ne sont pas mieux lotis. Dans l’autre sens, le public abstrait se doit d’intégrer l’existence de cet intime ou de ce privé concret ; c’est une affaire de style des rapports sociaux. Dans tous les cas il s’agit de parvenir à un équilibre entre des unilatéralistes, soit ce que l’esprit humain a le plus de mal à faire. Il est porté invinciblement à ne voir qu’un côté des choses ; Néanmoins, c’est ce que nos régimes sont parvenus dans bien que mal à institutionnaliser. Il ya une droite et une gauche qui établissent en pratique des compromis, mais officiellement elles se méprisent, elles se détestent, et rêvent de se débarrasser de l’autre. La question est de savoir si nous sommes capables de dépasser ce stade infantile pour reconnaître le caractère constitutif de ce genre de confrontation. Celle-là n’étant qu’un résumé des autres. Cet exemple n’est qu’une illustration. Sommes-nous capables de construire un programme délibéré de ces équilibres au delà des unilatéralismes qui ne peuvent que persévérer ; c’est à cette condition que nous irions vers une véritable démocratie délibérative. C’est là que serait son objet : les compromis rendus nécessaires par les contradictions inhérentes à l’existence collective et des personnes, et qui peuvent permettre de trouver une issue constructive. Passons maintenant à l’orientation historique, que nous ne pourrons traiter en son entier. Même raisonnement : enlevons la tradition, c’est-à-dire l’autorité du passé garantissant la continuité substantielle des temps : ce qui a été, est et sera. Substituons à cela l’invention de l’avenir, il reste le fait de la continuité des temps qui prend forme de question, puisque le présent diffère du passé comme nous travaillons à ce que l’avenir diffère de l’avenir. Quel contenu intelligible de cette continuité, seul à même de nous situer dans une histoire au sens plein du terme ; or elle a disparue, a cessé d’être perceptible, a cessé d’être un indicateur de direction pour l’expérience collective ; S’est effacée au profit de l’économicisation de l’avenir, c’est-à-dire de la dynamique automatique de l’accroissement des richesses et de la puissance autosuffisante du technocosme humain social ; le passé se trouvant neutralisé par sa patrimonialisation, et le présent neutralisé par sa médiatisation. Jamais le passé a été autant à notre disposition dans ses attestations monumentales et documentaires ; connaissance technique parfaite, mais il n’a rien à nous dire. De la même façon nous n’avons jamais été informés aussi bien sur ce qui se passe, jamais nous n’avons eu de tels moyens pour être présents à notre présent historique. Mais nous n’y sommes que présents, sous le signe de nouvelles chaotiques que s’accumulent et se chassent les une les autres sans nous proposer un devenir cohérent. Fonctionnellement ce système est d’une efficacité remarquable : efficacité symbolique inconsciente et positivisme conscient, celui de la sciences des faits économiques, des techniciens du patrimoine, des techniciens de l’actualité ; Combinaison qui le rend imparable ; il justifie la notion de société de la connaissance : la production de l’avenir, la mise en mémoire du passé, l’accès aux flux du présent, sont tenues par leurs spécialistes, ils font l’objet d’une saisie réfléchie (comme dirait Guiddens) à un degré inégalé, d’où cet enthousiasme technophile ; Et en même temps, jamais la méconnaissance qui vient doubler cette connaissance n’ a été aussi flagrante ; ce terrain de l’expérience du devenir fait ressortir avec plus de netteté ce qui sépare la réflexivité au sens courant d’une autoréflexion véritable. Car ce que ce système des temps sociaux élimine du paysage, c’est l’intelligibilité du devenir qui conditionne ce que nous sommes, et ce que nous pouvons devenir. Il évacue la question de ce qui nous a permis d’en arriver là, et ce que représente la configuration collective où nous nous trouvons par rapport à d’autres dispositions possibles ou existantes du monde humain-social. Ce n’est pas seulement que ce système ne se pense pas, c’est qu’il disqualifie l’idée d’avoir à se penser ; ses savoirs positifs autour desquels il s’organise, qu’il s’agisse de l’avenir à produire, du présent à répercuter, ou du passé à enregistrer, sont étrangers et hostiles à ce genre d’interrogation. Nous ne savons pas où nous sommes, et nous sommes incapables de nous orienter. Cette organisation des temps sociaux fabrique une part notable de cette impuissance que nous ressentons. Elle nous détourne de la vraie puissance, celle de se rendre un compte juste de sa situation et de se gouverner en conséquence ; ce qui suppose, étant donné la condition temporelle de l’humanité, de s’expliquer avec son histoire. Cette déprise d’avec la réalité de l’expérience du devenir se manifeste au plus humble niveau par un malaise multiforme ; ce passé neutralisé au profit de la mobilisation du présent en vue d’un futur technico-marchand, n’en dissocie pas moins les acteurs. Hantise indéfinissable. Incertitude/savoir qui nous sommes. Vient la combler les revendications d’identité ; longtemps c’est de ce dont on avait le moins à parler car elles nous étaient données. Au fur et à mesure, l’écart se creuse et le rattachement au passé devient un problème. N’a plus le sens de l’évidence d’un lien généalogique où les lignées familiales se doublent d’une sorte de récit de filiation élargies au sort des collectivités. La distance qui se creuse entre passé et présent rend ce pont généalogique inopérant. Le passé est aussi ce qui nous a formé, il reste le secret de ce qui a formé notre singularité, qui colle si mal avec l’universalité abstraite qui guide notre orientation de l’avenir ; Quand Marx évoquait les fantômes de l’Antiquité qui venaient hanter le cerveau des vivants, les révolutionnaires français qui croyaient réincarner ces illustres modèles, il parlait de modèles illusoires qui les empêchaient de comprendre les réalités de leur présent. Les fantômes qui nous hantent, nous ne les connaissons pas, ils sont inconscients et nous guident malgré nous, et nous empêchent d’être les acteurs rationnels que nous pourrions être ; Une anamnèse systématique nous permettrait d’opérer le tri entre ceux qui sont un frein et ceux qui constituent un atout. Nous ne savons pas articuler l’action au présent et l’héritage au passé. Malaise aussi bien devant l’incompréhension de cette scène hypnotique de la réalité, où le plus sensationnel n’émerge que pour être immergé quelques semaines après, malaise devant un avenir qui n’est plus concevable que sous deux figures : ou substantiellement la même chose avec un plus, ou une catastrophe infigurable. Non pas l’évènement d’un monde qui transcende les dispositions du présent... Pour avancer sur ce terrain, il faut partir de la spécificité de l’histoire telle qu’elle se fabrique chez les Modernes. Il faut reprendre ce problème à la racine car il est le levier majeur où la résolution de la situation de crise se joue...
18ème séance (mercredi 6 mai)
Diagnostic sur ce qui fait crise dans la démocratie. Décantation de la structuration autonome dans ses trois registres. Fin de la transition moderne engagée depuis le XVI siècle. Plus de compromis avec la structuration hétéronome. Nous sommes devenus absolument modernes. Nous sommes bien dans des sociétés qui fonctionnent selon les principes de la seule raison humaine (règles du jeu politique, normes juridiques, maniement des forces qui contribuent au changement social), nous sommes passés dans des sociétés de la connaissance (expurgation de la part de mystère du pouvoir, de la société, ou de l’histoire, pour installer des savoirs positifs et des règles dûment réfléchies. Nous savons précisément ce que nous mettons dans le pouvoir, ce que doivent être les rapports sociaux de part en part réglés par le droit (jusqu’à la fessée pour les enfants). Quant au domaine de la production et des échanges, les règles de l’efficacité raisonnée prévalent. Et pourtant, pas d’autonomie véritable. Le malaise commence avec le fait que l’idée d’autonomie elle-même s’est brouillée. Préemptée et détournée par le droit (droits fondamentaux). Autonomie comme autonomie individuelle comprise comme capacité d’agir en toute indépendance. Cette pseudo autonomie ne procure aucune prise sur ce qui nous environne et sur le monde commun où vous coexistez avec d’autres : indépendance dans l’impuissance. Un monde commun où chacun veut faire valoir son indépendance de droit jusqu’au bout est un monde de marché, réglé par des arbitrages automatiques dont la résultante globale échappe à tous. Cela nous éloigne de l’autonomie véritable : puissance de se comprendre et de se gouverner en commun. Nous sommes détournés de l’exercice de cette puissance dont nous avons les moyens. Fourvoiement. Nous avons localisé le foyer de la crise dans le phénomène de méconnaissance qui préside au fonctionnement de nos sociétés. Qui est l’envers de la société de la connaissance. Elle est organisée autour de l’expansion du complexe juridico-technico-marchand. La rationalité positive et autocritique au moins à première vue (réflexive puisque tourné vers son propre progrès) est au pouvoir. Mais cette société a pour priorité remarquable d’ignorer ce qui lui permet de fonctionner. Elle dissimule sa nature et sa base à ses acteurs. Auto occultation du politique infrastructurel derrière la politique selon le droit. Auto occultation de la nature médiatrice du droit qui cache l’appartenance derrière l’indépendance des individus de droit. Auto occultation de l’Histoire qui voile la continuité des temps derrière la production de l’avenir au présent. La méconnaissance n’empêchant pas les choses méconnues d’exister, il en résulte un grand trouble, le sentiment de vivre dans un théâtre d’ombres sans prise sur la réalité. Pousse vers une tendance déjà présente chez les acteurs, le repli sur l’existence privée. Puissant blocage interne qui tient à la force intrinsèque de ses savoirs positifs ; Autosuffisants car ils ont tendance à exclure du dedans le questionnement sur leur signification et leurs bornes. Ils fonctionnent comme une prison mentale pour leurs praticiens. Nous connaissons tous des juristes, des économistes, des scientifiques qui s’interrogent sur ce qu’ils font, mais ils ne sont pas légion... Ce qui ouvre une interrogation abyssale sur la raison humaine... C’est dire que de lui-même le monde que cette configuration dessine ne pousse pas vers sa remise en question. Il est solidement en place, mais il est tout de même travaillé par la négativité ; Il secrète une formidable frustration quant à la substance de ses rapports sociaux encadrés par le droit et réglés par les échanges marchands. Sécurité juridique et accessibilité monétaire. La dynamique de l’artificialisation du monde humain-social qui correspond à ce que nous appelons capitalisme, est suicidaire. Ce monde n’incite pas à la réflexion et à l’action tellement il est difficile de concevoir autre chose... Le terme de l’expérience moderne est-il une impasse ? Prophétie de l’échec du projet moderne ? Cf. Rémy Brague. Je n’en crois rien. Si puissante soit-elle, cette configuration n’est pas le dernier mot de la modernité et la fin de l’Histoire. Il existe des ressources latentes pour réintégrer le politique dans la politique, pour réarticuler le droit et l’appartenance, pour englober l’économie dans une Histoire assumée comme telle. Il convient de repartir de la dimension la plus originale de la structuration autonome, l’orientation historique ; C’est sur ce terrain que les choses décisives sont appelées à se jouer, en particulier la conquête de la réflexivité authentique. Opérateur clé de la réforme intellectuelle et morale susceptible de nous sortir de l’impasse de la modernité inachevée et fourvoyée. Spécificité de l’orientation historique est masquée par la prégnance structurante de l’ordre de la tradition et de son principe d’identité des temps. Elle a conditionné durablement la compréhension de la conscience neuve du changement placé sous le signe de la production de l’avenir ; celle-ci a été vue dans la continuité de l’histoire antérieure, supposée obéir au même principe dynamique, certes à un rythme moindre. De là les idées dans lesquelles les philosophies de l’histoire se sont égarées. L’idée que le présent européen était l’aboutissement de l’Histoire universelle, livrant le sens de son parcours. ET l’idée de l’achèvement de l’Histoire en toute conscience d’elle-même ; D’où aussi bien la perception familière d’une accélération de l’Histoire, d’une récurrence frappante ; nous sommes libérés de ces hypothèques. La décantation... et l’effacement de ce qui existait comme structuration, nous a délivré de ses présuppositions enracinées qui accréditaient les philo de l’histoire ; Nous avons la possibilité de penser l’orientation historique dans sa portée de rupture hors de la contrainte de la lire dans la continuité expresse du parcours qui précède, hors de la perspective d’un achèvement, d’un aboutissement terminal .Il nous faut l’exploiter hors de l’unilatéralisme inverse, de l’effacement de la continuité des temps qui incite à croire à sa directionnalité, on passe à l’idée que l’Histoire n’existe pas. Les grands récits sont des fables pour les enfants. Aucun parcours cohérent. On peut établir avec certitude les faits de l’histoire (patrimonialisation), mais cela ne nous amène par grand chose. Ce scepticisme touche même les esprits qui devraient être les plus concernés par ces limites ; Alain Badiou par ex peut formuler le constat que nous sommes revenus aux années 1840 de formation du mouvement ouvrier et de l’idée socialiste sans que l’idée ne semble l’effleurer que la première tâche est d’établir une explication plausible de l’Histoire. Indifférence à la perspective historique qui n’est pas étrangère à la démobilisation générale. C’est entendu, il n’y a pas de nécessité interne du développement historique ; il n’y a pas de but ni de sens de l’Histoire. Il n’y a pas de totalisation finale à en attendre. Mais c’est sur cette base qu’il faut repenser l’expérience historique. Elle possède une unité qui est une donnée d’expérience sensible. Nous nous retrouvons mêmes dans les vestiges de formes d’humanité éloignées dans le temps, ou dans des sociétés aux formes radicalement étrangères à la nôtre, même quand elles nous sont antipathiques... C’aurait pu être « nous »... Il n’y a pas de sens de l’histoire (au sens d’une direction et d’un but unique) mais elle n’est pas pour autant le règne de la contingence pure. Ce qui s’y passe à DU sens, à la fois pour ces acteurs (même s’ils sont perplexes par rapport au mouvement dans lesquels ils sont pris, ils ne doutent pas que ce mouvement comporte une signification qui leur échappe), et pour nous qui nous efforçons d’en dégager des enchaînements intelligibles. Pas de nécessité immanente qui la pousse en avant à l’insu même de ses acteurs, mais il ne s’y passe pas n’importe quoi. Enjeux déchiffrables qui possèdent leur logique et leur cohérence. Sur ces bases, il nous faut repenser l’expérience historique. Réinterroger ce qui nous permet de la penser. Il ne s’agit pas d’un objet de la nature mais d’un objet de la pensée très récent. Ce que nous mettons sous le terme est très différent de ce nous y mettions dans les années 1800. Pourquoi cette neuve conscience de l’histoire ? L’interrogation est névralgique par rapport aux philosophies classiques de l’Histoire, dont c’est l’impensé majeur. Elles postulent toutes que la prise de conscience de l’Histoire est une propriété inhérente au processus historique lui-même, qui en révèle l’essence. Ce processus historique est fait pour aller vers la pleine conscience de lui-même. C’est sa nature et sa destination. Tout le reste se déduit de ce présupposé constitutif. A commencer par l’annexion de l’ensemble du passé humain à ce moment privilégié de la fin de l’histoire, totalisation consciente de son cours, déjà advenue (Hegel) ou sur le point d’advenir (Marx). Ce présupposé ne résiste pas à l’examen. Une analyse rigoureuse de la formation du concept synthétique d’Histoire comprise comme élément englobant dans lequel se forme toutes les histoires particulières, et une analyse de l’apparition de la (prise de) conscience de l’historicité des communautés humaines, montrent qu’elles sont fonction de ce fait historique lui-même, le basculement de l’activité collective vers l’avenir dans la seconde moitié du XVIII siècle ; Aucune prédétermination de ce fait dans la marche des sociétés humaines, mais un changement d’orientation de ces sociétés. Enchaînement intellectuel qui conduit de l’idée de Progrès à celle d’histoire proprement dite et de conscience historique. Ce qui importe ici c’est l’enregistrement de cette corrélation. Ce qui a déterminé l’émergence de la conscience historique, c’est la réorientation pratique de la vie de nos sociétés vers le futur, sous l’aspect d’un travail sur l’existant en vue de l’améliorer, de le perfectionner : législation, ressources, conditions de l’existence (médecine par ex). Au-delà de sa dimension pratique, cette projection dans l’avenir entraîne une réinterprétation d’ensemble de la condition humaine sous l’angle de son historicité. Si ce basculement vers l’avenir n’est pas une prédétermination du devenir, il a cependant un sens fort ; il s’intègre dans le déploiement de l’autonomie moderne et il en élargit formidablement les perspectives ; le surgissement du politique en était une première étape, il permet à la communauté de se gouverner à partir de ses raisons immanentes ; le droit (les droits de l’homme) avait ajouté à ce pouvoir de se gouverner qu’il devait être celui de la Nation (se donner sa propre loi). On entre là dans l’autonomie explicite. Mais le parcours de l’autonomie ne s’interrompe pas là, malgré ce que le piège de l’explicitation tend à nous faire croire (la philo politique s’arrête en général à ce point). Or ce qui suit, l’orientation historique, est en plein dans le sujet ; l’autonomie est autoproduction concrète (matérielle et intellectuelle) du monde humain dans l’ensemble de ses aspects. Comme dimension de l’autonomie, la plus problématique à cause notamment de ses conséquences pratiques (l’explosion du nombre des hommes par ex est un problème pratique). Dimension tellement neuve, grosse d’implications, qu’elle va faire croire au surgissement d’une vérité jusqu’alors enfouie de la destinée humaine et à la possibilité d’opérer sur la base de cette destinée une rupture complète par rapport aux sociétés existantes. Au coeur des années 1840, quand l’impact de la révolution industrielle rend impossible d’ignorer le monde inédit qu’elle amène avec elle. L’erreur de perspective du mouvement ouvrier qui émerge va être de surestimer avec une grande partie des philosophies de l’histoire la nouveauté de l’élément historique ; on va vouloir jouer l’élément historique contre le politique et contre le droit –vite dits « bourgeois », associés à des sociétés d’exploitation -. C’est ce grand cycle de l’idée de révolution socialiste qui se referme aujourd’hui en nous ramenant au point de départ (1840). Le premier pas de la reconstruction consiste à réinsérer l’élément historique dans la ligne du politique et du droit en tant qu’expression structurelle de l’autonomie. Composante parmi d’autres d’un monde autonome, à articuler avec les deux autres ; Le juste discernement de ce qui est poursuivi au travers de l’orientation historique est l’étape préliminaire indispensable pour parvenir à la maîtrise des problèmes qui s’y posent. Le plus aigu : marche aveugle et suicidaire de cette autoproduction vers un technocosme autiste découplé de l’univers naturel. Le problème écologique saisi dans sa signification fondamentale. Le surgissement de cette nouvelle question des limites nous contraint à nous réinterroger sur la signification de ce que nous poursuivons au travers de cette artificialisation technico-marchande et à réintégrer l’orientation historique au sein de la dynamique d’ensemble de l’autonomie. Cette réinscription de l’élément historique dans l’autonomie nous est facilitée par son expansion même, qui a ruiné les philos de l’histoire, et qui nous permet de regarder d’un œil neuf ce qui est en jeu dans cette projection vers le futur et l’univers de l’histoire qu’elle a fait apparaître à sa suite; car ne nous y trompons pas : c’est l’approfondissement de l’orientation historique qui a sapé les bases des philos de l’histoire. Il eut été flatteur de penser que c’est à une lucidité nouvelle que nous devons cette critique des philos de l’histoire, mais il n’en est rien : c’est simplement le socle qui les porte qui a défailli. Il a fallu du temps pour prendre la mesure de cette réorientation temporelle qui a changé à la fois le rapport au passé la manière d’habiter le présent et la relation à l’avenir. Car l’univers historique, contre la préemption de l’histoire par les spécialistes, a trois dimensions : l’univers de l’histoire faite au passé, accessible à l’histoire objective ; de l’histoire se faisant, l’univers de notre actualité ; l’univers de l’histoire à faire au futur, de l’action historique (la politique). C’est cette troisième dimension qui est en fait motrice ; il y a des sciences historiques au passé par ce qu’il y a de l’action historique en direction de l’avenir. Elles évoluent ensemble et changent de concert. Cette réorientation vers le futur ne s’est pas faite en un instant. Introduite progressivement contre la structuration temporelle selon le passé de la tradition. A commencé timidement sous le nom de progrès, par une démarche de l’amélioration de l’existant grâce à la raison ; ce travail en vue du progrès futur se révèle comporter une dynamique cumulative qui assure son expansion et lui confère une portée transformatrice toujours plus grande. Il y aurait à faire l’histoire interne de cette orientation historique dans toutes ses dimensions. Histoire de l’économie, des idées, et au premier chef de l’idée de société... Histoire totale de la conscience historique au passé, au présent (histoire de la conscience historique au présent, c’est-à-dire par rapport à l’actualité), au futur (de l’émancipation, du projet, de l’idéologie, de l’organisation des sociétés autour de la production de l’avenir). Nous avons croisé maints échantillons de cette histoire, mais autre chose serait de la pousser dans son détail. Deux choses à souligner pour caractériser la situation qui est la nôtre : 1) en dépit de cette formidable expansion de l’orientation historique, qui n’est pas à comprendre comme une mystérieuse accélération de l’histoire en général, mais une amplification interne de l’orientation historique, de la puissance d’histoire. Histoire de l’accroissement de se changer en fonction d’une organisation de plus en plus efficace du changement – en dépit de celle-ci, la structuration hétéronome demeure déterminante : séries de compromis entre projection futuriste et continuité obligée avec le passé = support de la crédibilité des philos de l’histoire (du marxisme en particulier). Les postulats fondamentaux s’enracinent dans cette combinaison. D’où l’idée selon laquelle l’histoire humaine constitue une totalité orientée vers un but qui ne peut être que son accomplissement conscient. Henri Lefevre : « finitude, finalité, finition ». Finitude : l’histoire est un tout clos. Finalité : directionnalité de l’histoire. Finition : se ressaisit elle-même dans un terme qui est la maîtrise consciente et la compréhension de son développement. Dans quelles conditions ont-ils cessé d’être crus ? 2) La décantation de la structuration autonome a eu pour effet de liquider ce compromis et parachève la détraditionnalisation, libère la radicalisation de l’orientation historique. Nous sommes dans la première société organisée intégralement selon le point de vue de sa propre production, de son application à elle-même pour se changer. Résultat inattendu qui se résume dans la patrimonialisation du passé, la médiatisation du présent et l’économicisation de l’avenir... Cette mutation brutale se traduit par l’évacuation des philos de l’histoire qui ont quitté le champ du croyable, et du pensable. Ce qui existe comme option révolutionnaire ne s’articule plus sur la pensée de l’histoire (on peut en effet ne s’appuyer que sur la volonté humaine). Aucun de ses postulats ne fait plus sens. L’idée même d’Histoire s’est éclipsée dans ce contexte. Ne fait plus sens spontanément. Elle supposait que l’action au présent s’inscrivait dans une continuité avec le passé, Plus rien de tel ne fait sens. Il ne suit pas qu’il a perdu tout sens... Ce qui occupe les esprits, c’est le présent, et le travail d’autoproduction en direction du futur, qui l’occupe entièrement ; Ce travail est par définition coupé du passé. Par ailleurs acquis reconnu par la patrimonialisation. Mais il ne nous dit rien sur ce que nous avons à faire. Le présent c’est cette liberté vis-à-vis du passé. Tourné de part en part vers le futur, il ne peut être conçu que comme une résultante que l’on présume être une optimisation (plus de). Mais impossible de le définir dans un projet d’ensemble qui en dessine les contours ; le présentisme est la saisie du présent par un avenir à produire dont l’effet paradoxal est de nous rendre étranger au passé et de nous empêcher de donner un visage à cet avenir auquel nous travaillons. Nous sommes totalement dans l’histoire et nous n’avons plus de concept d’Histoire. Cette situation est hautement problématique mais libératrice également... Problématique en ce qu’elle offre son théâtre d’opérations à la société de la connaissance. Le complexe juridico-technico-marchand dans son irréflexion essentielle. Non pas irréflexion du préjugé, comme avec Les Lumières. Mais irréflexion autrement redoutable du savoir, qui se loge dans un type de savoir incapable de se réfléchir. Du point de vue du parcours reconstitué ici, on voit bien ce que veut dire présentisme au regard des avancées de ce complexe ; le passé lui est rigoureusement indifférent. Il n’a rien à lui apprendre puisque ce complexe contient entièrement ses raisons en lui. Au regard de ses praticiens, le passé est compris comme une barbarie irrationnelle. Seuls les artistes sont à ensauver... Quant à l’avenir impossible à concevoir hors de la logique interne de ce complexe. Ce que cela donnera au juste concrètement, peu importe ; On sait ici et maintenant tout ce qu’il y a à en savoir... Les autres problèmes découlent de cette irréflexion. Mais par contraste, la face libératrice. 2) Les présupposés des philos de l’histoire enfermaient la pensée dans des contraintes très fortes. Cercle où le choix n’est qu’entre des pensées dogmatiques et des pensées critiques et sceptiques incapables de produire des pensées alternatives convaincantes. Elles n’étaient qu’une négativité (salubre). Nous en sommes sortis. En mesure de développer une réflexivité critique vis-à-vis de cet enfermement dans la méconnaissance. Pensée de l’Histoire critique mais susceptible d’accroître l’intelligibilité. Sur trois fronts : contre le présentisme, replacer le développement moderne à l’intérieur de l’histoire humaine en général. Il en est l’un des possibles et non son aboutissement naturel. Il s’agit de le comprendre comme une virtualité sensée qui s’est réalisée parmi d’autres possibles. Il est possible à partir de là de caractériser l’objet de l’orientation historique. Elle est traversée par une visée. Elle gravite autour d’un axe, au regard duquel la notion de rationalisation ne suffit pas ; Concrétisation de l’universel abstrait produit par la raison : du droit, des sciences et de la technique, de la monnaie (principe de commensurabilité pour évaluer toute chose). Cet objet une fois circonscrit, il est possible de circonscrire l’objet de la méconnaissance : les conditions de cette concrétisation de l’universel abstrait, et ses limites, sur lesquelles nous butons. C’est à partir de là que nous pouvons répondre : comment passe –t-on de l’irréflexion à la réflexivité véritable ?
Une question à propos de l’Histoire et de l’hypothèse d’une nécessité interne. La guerre illustre généralement la contingence de l’histoire. Distinguer l’effectuation de l’histoire et le sens que l’expérience historique a pour ses acteurs. Ils sont créateurs d’un sens donné aux évènements. Qui pouvait prédire la chute du mur de Berlin, l’implosion de l’intérieur. Il y avait de bonnes raisons pour mesurer la crise et les fissures du bloc soviétique, mais on ne pouvait pas prévoir les conditions dans lesquelles çà s’est passé ; cf. la Lettre Ouverte de Soljenitsyne : crainte que çà tourne très mal, dans un bain de sang. Chaos sanguinaire souvent prévu... Néanmoins, la manière dont çà a été interprété par les acteurs fait sens du point de vue d’une cohérence de l’histoire. Deux plans différents. La greffe de l’interprétation que les acteurs en donnent est déterminante du point de vue de la cohérence de l’histoire. Il n’y a pas d’inédit radical, on est dans des continuités d’interprétations sans aucune nécessité ni prédétermination, d’où le sens du travail des historiens. La manière dont les choses se passent à du sens du point de vue de l’interprétation que les acteurs en donnent.
19ème séance (13/05/15)
La décantation de la structuration autonome débouche sur une configuration de crise de la démocratie et paradoxalement et en même temps nous offre une porte de sortie en ouvrant la possibilité à une véritable pensée de l’histoire. Nous donne à percevoir une autre démocratie qui serait en mesure d’intégrer des dimensions auxquelles elle tourne actuellement le dos ; les idées éclairent une situation objective en donnant à comprendre en quoi un autre agencement de la structuration autonome est possible ; il manque quelque chose à la structuration autonome telle qu’elle fonctionne. Ce manque nous pouvons l’analyser et en identifier l’origine, et les moyens de le combler existe à l’intérieur de cette structuration autonome. Mais aucune nécessité à cela ; ce serait une étrange liberté que celle qui nous aurait porté à la liberté par la nécessité ; Nous ne sommes pas forcés d’être libres. Nous avons les moyens pratiques de l’être. Nous sommes libres d’utiliser ou non ces moyens. Voilà l’explication philo du « suspend historique » que nous connaissons. C’est ce pas supplémentaire requis pour passer de la structuration autonome entièrement déployée à l’autonomie véritable que nous allons envisager. L’ambigüité de la situation (d’où la qualification de « suspend » historique) ressort au mieux sur ce terrain de l’histoire. Nous avons vu comment pour des raisons de structure (l’insistance du passéisme hétéronome au sein du futurisme autonome) nos sociétés étaient privées de la possibilité d’une juste appréciation de leur nature et de leur position, prises entre l’illusoire philosophie synthétique de l’histoire et les philosophies analytiques, intéressantes pour la critique des précédentes, mais qui ne proposent pas d’alternative consistante. Cette hypothèque est levée avec la dissipation de ce qui persistait comme « ombre de la tradition ». Cette détraditionnalisation radicale débouche sur l’ambigüité actuelle = d’un côté, évanouissement de l’idée même d’histoire dans le dispositif présentiste ; de l’autre côté, possibilité de la reconstruction d’une pensée de l’Histoire réflexive et critique (à saisir ou non). Cette pensée de l’Histoire obéit à l’exigence d’autoréflexion. Qu’’est-ce qui a rendu possible l’idée même d’Histoire. Telle que nous la voyons se constituer dans les dernières décennies du XVII, entraînant avec elle l’idée de société ? La réponse à cette question réside dans l’orientation historique. Réorientation pratique des activités collectives vers la production de l’avenir qui se déploie à la mi-XVIII siècle, dont la révolution industrielle et l’essor du capitalisme seront l’expression par excellence. C’est la troisième dimension de la structuration autonome, caractérisée par le principe de légitimité des « droits de l’homme ». Auto-construction de la loi et autoconstitution du monde humain ; Possibilité de nous penser dans l’histoire, avec ce que cela ouvre comme possibilité réflexive immense ; Dés lors que cet ancrage de notre concept d’histoire dans une disposition structurelle de nos sociétés a été repéré, nous sommes sortis des philos classiques de l’histoire. Nous avons le levier d’Archimède pour reprendre le problème sous d’autres bases. Ce n’est pas que nos ancêtres ignoraient l’Histoire. Ils avaient une compréhension très différente de l’organisation temporelle de nos sociétés. Successivité des affaires humaines qu’ils connaissaient autant que nous et qu’ils savaient relater éventuellement. Mais principe d’organisation différent de leurs sociétés : le principe de légitimité hétéronome. Il ne s’agit plus de raisonner en termes d’opposition simpliste entre un âge de la spontanéité et un âge de la réflexion, entre un âge de l’inconscience et un âge de la conscience. Mais nous avons à faire à deux façons également cohérentes pour nos sociétés humaines de se poser et de se déterminer. On est en présence d’un rapport à soi dans les deux cas et non d’une éventuelle immédiateté. D’un côté, l’idée « nous sommes produits » par plus haut que nous ; l’ordre de notre monde relève d’une instauration antérieure et supérieure qui l’a substantiellement défini une fois pour toute ; de l’autre côté, « nous avons à nous produire nous-mêmes », à construire l’organisation de notre monde, dans une relation dynamique et ouverte, ce qui ne signifie pas que nous savons ce que nous faisons mais qui ouvre la possibilité de le savoir. A partir du moment où nous avons la compréhension de cette orientation historique, nous cessons de regarder l’émergence de la conscience de l’histoire comme la clé de l’Histoire universelle, le point d’aboutissement de la totalité de l’Histoire qui précède. Nous pouvons avoir une compréhension de la modernité dans sa spécificité ; elle représente une discontinuité structurelle par rapport au parcours humain antérieur ; deux autres points à partir de ce premier point : nous pouvons la caractériser à partir de ce que nous apprend l’orientation historique comme recherche de l’autonomie. L’objet propre de l’orientation historique devient mieux discernable. Cette visée de l’orientation historique est précisément définie ; le coeur est constituée par la raison, organe central et guide de l’autonomie. Mais rationalité c’est encore trop général ; la rationalité, c’est la production de normes permettant d’encadrer les rapports sociaux (principe de légitimité moderne comme base). Rationalité, c’est l’application de la science et des techniques à l’environnement matériel et au cadre d’existence de la vie collective. C’est aussi fixer les règles d’efficacité de l’action humaine, notamment avec l’instrument d’évaluation de la monnaie qui permet de mesurer le rapport entre coût et résultat. L’objet de l’orientation historique, c’est la concrétisation de l’universalité abstrait. L’universel abstrait des règles de droit, désormais pourvu d’une capacité de rayonnement illimitée au sein de l’existence collective, de haut en bas. Universel abstrait de l’explication scientifique désormais orienté massivement vers ses applications techniques (révolution culturelle discrète au sein des sciences dont la priorité est passée de l’explication théorique de l’univers naturel à la transformation pratique de la nature et à la maîtrise technique de ses processus. La monétarisation de la vie sociale, avec l’étalon monétaire (long processus, déjà bien analysé par les spécialistes), connaît une étape importante avec le développement du capitalisme mais franchit encore une étape décisive dans la période récente avec la prise de pouvoir de l’abstraction monétaire : ex du développement de la société de services qui est marchandisation des rapports sociaux. Il n’est rien qui ne puisse être transformé en un service qui se vend et s’achète (promener son chien par ex). Par exemple : dans une logique purement gestionnaire, l’évaluation utilise le langage monétaire : ce que çà coûte et ce que çà rapporte. Cette concrétisation de l’universel abstrait s’opère en vue d’un but qui est l’optimisation de l’existence individuelle et collective : davantage de droits pour chacun, davantage de puissance technique, élévation du niveau de richesses, ce que résume la notion de croissance, telle qu’elle a pris le dessus sur la notion de progrès (substitution insensible comme signe de la clarification de la structuration autonome. Hypothèse à partir de cet objet de l’orientation historique : concrétisation de l’universel abstrait comme symétrique inverse de la négativité religieuse (noyau énigmatique du phénomène religieux qu’est le déni de la créativité humaine ; le monde est reçu de part en part). Affirmation de dépossession que l’on doit mettre en parallèle avec ce que nous pourrions appeler la négativité rationnelle à l’œuvre dans l’orientation historique. L’image trompeuse de la raison comme faculté de l’esprit, désimpliquée de la réalité, qui nous permet de nous fournir des représentations de la réalité. C’est une image en partie exacte mais qui trompe et que l’on peut corriger à la lumière du parcours de la modernité. La raison moderne du sujet moderne est action sur la réalité ; négation en acte du donné réel par son explication ; en vue de sa transformation. La science est toujours engagée dans la réalité. Entreprise qui est problématique : aussi problématique dans son ordre que pouvait l’être le déni religieux dans le sien. L’espèce humaine a un problème avec la réalité du fait qu’elle en a des représentations.
La raison n’est pas que cela : elle est aussi depuis Kant ce qui permet la critique de la raison. La distingue irréductiblement de la religion. Nous n’en sommes plus aux problèmes des divagations métaphysiques de la raison, mais face au problème posé par la raison comme action, par l’action rationnelle projetée dans une dynamique que nous lui devons de pouvoir appeler appelé histoire. En ce sens c’est sur la Critique de la raison historique sur laquelle nous butons. La raison comme âme qui fait qu’il y a de l’histoire pour nous. Critique parce que cette raison en acte se déploie sous le signe de la méconnaissance des conditions de possibilité de sa concrétisation et de ses limites. Mais qu’elle est la seule capable de penser.... Car seule la raison peut nous sauver de la raison dans ce que sa projection dans la réalité comporte d’aveugle. Pas d’autre nom que la raison pour ce retournement de l’esprit sur lui-même. Non. C’est bien la même raison qui produit une connaissance aveugle à ses propres conditions de possibilités et qui est capable de revenir sur son fonctionnement spontané pour interroger ces conditions. C’est ce dédoublement qui constitue l’énigme de la raison. Cette autocritique de la raison est le troisième point que nous avons à explorer, après la détermination de la spécificité de l’orientation historique et la circonscription de son objet. L’orientation historique n’est pas l’Histoire c’est ce qui donne son sens à l’éclipse de la notion d’Histoire, qui est évacué par le poids de l’orientation historique ; Nous passons d’une illusion de perspective à une autre : l’idée d’Histoire permise par l’orientation historique nous a caché celle-ci dans sa spécificité, tellement le besoin d’inscrire le présent dans la continuité du passé restait puissant. La nouveauté du présent ne pouvant être comprise que comme développement de l’Histoire, accélération du rythme du passé, promesse de son accomplissement. Nous avons basculé dans l’illusion inverse : l’orientation historique nous cache l’Histoire ; indifférence des acteurs au fait de s’inscrire dans un avenir plus vaste. Enfermement dans la bulle d’un Présent perpétuel. L’orientation historique règne, elle n’a plus besoin de référence au passé, ni à l’avenir. Elle ne se pense pas, bien qu’elle soit faite de pensée en acte. Irréflexion. Cette mise à l’écart de l’Histoire comme articulation censée du présent par rapport au passé et à l’avenir, n’empêche pas l’Histoire d’exister, le passé qu’on veut ignorer d’insister dans le présent sans en être compris, en provoquant un grand trouble dans l’identité des acteurs (qui sommes-nous au juste ?) ; elle n’empêche pas davantage la perspective de cet avenir réduit à un « plus de droit, plus de moyens techniques, et plus de richesse » d’interpeller les consciences. Ce n’est plus simplement que, selon la formule éprouvée, les hommes font l’histoire sans savoir l’histoire qu’ils font, c’est qu’ils savent qu’ils ne savent pas, certes de façon confuse, mais fortement, ils savent que la signification de ce qu’ils font à l’intérieur du système d’action où ils sont pris leur échappe ; sentiment de dépossession renforcée par le fait que cette universalité abstraite en marche induit par ailleurs un renforcement du sens de la particularité concrète. Que ce soit dans le rapport de chaque individualité à elle-même, dans le rapport à l’environnement naturel ou dans la mesure de la valeur des choses. Plus il y a d’échange, plus le problème de l’inéchangeable apparaît. D’où une expérience des acteurs placée sous le signe de la dissociation et de l’ambivalence. Sans parler du discernement fort confus mais installé, que cette dynamique globale d’artificialisation de découplage d’avec les données naturelles, est en forme d’impasse ; c’est dans cette brèche que la critique est possible. Elle est très étroite car la logique de ce dispositif est prégnante grâce à son pluralisme : ceux qui s’oppose à un aspect adhère plus volontiers à un autre aspect. Pluralité cacophonique qui fait que le dispositif ne laisse rien en dehors de lui ; mais brèche il y a de par le sentiment d’un possible qui hante cette absence d’alternative. Cette brèche suffit à autoriser la remise en question critique (pas la pseudo radicalité des opposants qui ne dérangent personne) ; Je ne parle pas non plus de jugement personnels éclairés, la question est celle de l’impact collectif de ceux-ci ; les bases de ce changement existe à la faveur de cette brèche ; l’irréflexion constitutive de la société de la connaissance est susceptible de se retourner en faisant place à une réflexivité critique prenant en compte ses conditions de possibilité et de ses limites (je parle d’un mode d’organisation et de fonctionnement qui doit avoir sa consistance propre, indépendamment de ce que la théorie peut raconter). La réflexivité critique en l’occurrence consiste dans une interrogation pratique sur ce qui permet le déploiement de ce processus de concrétisation de l’universalité abstraite, à la fois historiquement et opérationnellement, au présent ; il est rendu possible par une certaine mise en forme des communautés politiques particulières, celle de la forme Etat nation moderne, et suppose leur pluralité. Elles sont les creusets concrets à l’intérieur desquels, et grâce à l’échange entre elles, le travail d’inscription de l’universel abstrait dans le réel a pu prendre son essor. Construction au second degré qui ne peut éliminer le premier degré particulier qui lui sert de substrat ; il reproduit le premier degré concret et en accroît le relief, loin de le réduire. Il ne s’agit évidemment pas de rejeter le projet moderne de concrétisation du droit, des sciences et des techniques, ou des échanges monétaires ; comme s’il y avait une alternative entre l’universalité abstraite et la particularité concrète. Il s’agit d’instaurer une articulation limitative entre les deux moyennant la maîtrise réfléchie de la signification de l’entreprise. Il faudrait montrer comment la pensée, sous le régime hétéronome fusionne l’universel et le particulier, le concret et l’abstrait. Celui qui l’a approché de plus près cette propriété au niveau des mythologies est Levi Strauss (« La pensée sauvage »). Alors que la pensée sous le signe autonome disjoint ces deux dimensions (universel et particulier). Ce qui conduit à notre problème mais ouvre aussi la possibilité d’un troisième terme, le terme de réflexif », qui permet au troisième degré d’articuler les deux précédents. C’est ce que nous sommes entrain de chercher à tâtons, ce qui fournirait la formule structurelle complètement développée de l’autonomie. Récupérer le politique derrière la politique (la fonction de la politique étant de traduire les impératifs du politique à l’usage des citoyens et les rendre appropriables à leurs yeux, là où millénairement il s’imposait sans discussion). Réinscrire l’indépendance des personnes à l’intérieur de l’appartenance qui leur confère l’effectivité. Réinsérer l’orientation historique dans l’Histoire, de façon à en appréhender la signification et les limites. Une seule opération en réalité, qui définit le régime mixte des modernes, en mesure de faire fonctionner ensemble les éléments de la structuration autonome. Avant d’entrer dans l’analyse, je voudrai revenir sur ce qui fait la difficulté majeure de l’entreprise, à savoir l’opacité de l’élément historique, la difficulté qu’il y a à appréhender sa signification ; la difficulté est générale, elle porte sur l’ensemble des éléments. La contribution de l’Etat nation à la production de l’autonomie est loin d’être évidente ; la dimension structurelle du droit des individus comme principe de composition de l’être ensemble combinant indépendance et appartenance se dérobe derrière son résultat, en débouchant sur le droit de désappartenance. Mais il est exact qu’il y a une difficulté particulière avec la dimension historique, portée à son comble avec l’économicisation de l’avenir. L’incompréhension reste la règle. En fait d’autoproduction du monde humain-social, ce qui est perçu, c’est la dépossession, l’aliénation à une force d’entraînement étrangère à laquelle on se résigne, en la subissant. Une manière d’hétéronomie. Capitalisme : force hostile, face sombre de l’univers démocratique, qui continue pour beaucoup d’ne dénoncer le mensonge (mais à bas bruit). Pourquoi donc l’existence historique est-elle à ce point perturbatrice de l’idée d’autonomie alors qu’elle en est une composante majeure, mais hautement problématique à reconnaître pour telle et à intégrer ; il est commode de partir de cette idée d’autonomie telle qu’elle a trouvé (sans le nom) son expression quasi parfaite chez Rousseau au terme de la trajectoire du droit naturel moderne, dans l’explicitation radicale du schème contractualiste : autodétermination des lois constitutives du corps politique au travers de l’union des volontés de citoyens, au sein d’une volonté générale au travers de laquelle se réalise l’accord sur le seuls fondements admissibles en fonction de l’existence et du fonctionnement du corps politique. Va fixer l’idéal du « sujet politique » ; Fonctionnement d’une communauté politique comme sujet. Le « sujet » opère la réunion de ses membres sur la définition des règles qu’il se donne en commun. Se comprendre et se gouverner en commun = idée directrice à laquelle obéissent nos régimes démocratiques. Nous sommes à la poursuite de cet idéal, sauf que sa réalisation encore très incomplète emprunte des voies opposées à celles qui semblaient s’imposer. Est apparu sur le chemin avec l’orientation historique un facteur réfractaire à l’intégration dans ce dessein d’ensemble. Et pourtant il en fait partie. Dans un premier temps, l’orientation historique, au titre de la perspective du progrès, tend à favoriser l’entrée de l’idéal, le progrès consistant dans la réalisation du droit. Pessimisme de Rousseau → Optimisme révolutionnaire. La révolution française. Qui néanmoins apporte un premier démenti dramatique cependant à cette vision idéale. Elle (l’autonomie) propose de résorber le politique à la faveur de la volonté générale, hors le politique ressurgit brutalement sous l’aspect de la dictature militaire et de l’Etat napoléonien. Il va être possible cependant de réintégrer cet Etat séparé (impossible à dissoudre) à l’intérieur de l’idéal d’autonomie grâce au concept d’Histoire pleinement clarifiée : opération hégélienne, dans le sillage de la Révolution Française. L’histoire est histoire de la liberté comme conquête de la conscience de l’Esprit sur lui-même au travers de ces incarnations pratiques (il s’y aliène puis se déprend); l’autonomie c’est le savoir absolu de la fin de l’histoire ; L’esprit en pleine possession de lui-même, du sens de son parcours et des instruments dont il a besoin. L’Etat prête corps à l’esprit en procurant à la collectivité le moyen d’un gouvernement pleinement rationnel. Cette nouvelle version de l’autonomie inscrite dans l’élément historique va être battue en brèche à son tour par le déploiement même de l’orientation historique ; paraît ruiner à tout jamais ces visions naïves de l’union de la communauté politique avec ses fondements en droit et son savoir d’elle-même. Pour commencer l’orientation historique change la structure de l’existence collective en dissociant la société civile et l’Etat, ce qui légitime la représentation, mais installe une séparation de principe entre le lieu de la politique et le lieu d’existence des citoyens. Elle semble ruiner la perspective d’un autogouvernement ; de plus, le gouvernement représentatif paraît indissociable d’une division des opinions. En plus de cette séparation, la société de l’histoire est le théâtre d’une séparation de la sphère économique de la société civile ; Dynamisme tel qu’il apparaît comme le moteur de l’ensemble. Que peut vouloir dire encore autogouvernement ? Le démenti va plus loin : à l’intérieur de cette sphère économique indépendante se recompose un système de domination qui paraît s’inscrire dans la droite ligne des anciens systèmes d’exploitation (servage, esclavage). La seule différence du salariat moderne est son hypocrisie : accord sur des droits formels du travailleur mais en pratique à la merci de son patron. Le salariat réinstaure l’utilisation d’individus par d’autres, et un régime radicalement inégalitaire avec la division des classes sociales (qui se substitut à la hiérarchie des ordres et des états). D’où le diagnostic de Marx : nous sommes avec ce mode de production capitaliste basée sur la propriété privée des moyens de production et avec le rapport salarial, au comble de l’aliénation ; dépossession du producteur du fruit de son travail, statut de sujétion des plus nombreux, les possédants sont esclaves de la loi du capital qui pousse inexorablement vers sa reproduction élargie, aux mépris des acteurs. Nous vivons dans un monde à l’envers où l’économie qui devrait être un moyen, est devenue une fin en soi asservissant l’humanité à des règles dans lesquelles elle ne peut se reconnaître. En même temps, Marx a le sens de la contribution de cette économie dévoyée au plan général de l’autonomie, à l’autoproduction du monde humain. D’où le caractère dialectique de cette situation. Contradictions révolutionnaires, situation qui doit être dépassée. L’aliénation capitaliste doit être dépassée par la société prolétarienne et le communisme qui sera le dernier mot de l’autonomie humaine ; Grâce à l’appropriation collective des moyens de production : abolition de la société en classes (plus de fondement pratique). Etablissement de l’égalité et de la liberté réelles sans plus de droits formels pour les garantir. Avec la domination de classe, disparaîtra l’instrument coercitif qui servait à la préserver, à savoir l’Etat. S’effaceront les séparations à l’intérieur de la communauté universelle du genre humain, au premier chef les Nations. « Les prolétaires n’ont pas de patrie ». La démocratie des producteurs associés sans plus de droit ni de politique voilà la formule développée de ce que nous pouvons penser comme société autonome. Rousseau Hegel Marx : l’histoire du déploiement de l’autonomie. On y a rien ajouté au plan théorique de fondamental depuis 1883. Le XX aura été moins celui de l’approfondissement théorique que des tentatives de passage à la pratique, avec les résultats que l’on sait. Le choc en retour des expériences totalitaires a singulièrement refroidi les ardeurs révolutionnaires, et d’ailleurs la perspective de révolution s’est évanouie sous l’effet d’un nouvel approfondissement de l’orientation historique ; mais l’économicisation libérale de l’avenir a redonné une actualité brûlante au diagnostic d’aliénation, avec des expressions renouvelées : la manière dont se présente l’autoproduction du monde humain dans le temps brouille sa signification, même si c’est pour d’autres raisons que par le passé ; En même temps, nous avons appris beaucoup sur les voies de la démocraties et les façons de civiliser la condition salariale et d’organiser l’égalité. La question est de savoir si sur la base de ces acquis nous avons les moyens d’affronter ce nouveau cours du capitalisme et cette nouvelle orientation historique, et d’en faire pour de bon une dimension maîtrisée de l’économie.
20ème séance (20/05/15)
Le temps nous est compté... Il faut presser le pas, au péril d’une certaine abstraction... Je ne voulais pas m’arrêter sur le diagnostic d’une crise sans considérer son issue possible ; Il peut se résumer en disant que la décantation de la structuration autonome.... n’est pas l’autonomie. Elle nous en éloigne puisqu’elle débouche sur les traits de la société de la connaissance et de l’expansion du complexe juridico-technico-marchand, sur un fonctionnement irréfléchi, immaîtrisé, et suicidaire. Méconnaissance du politique, du droit, de l’Histoire. Méconnaissance de ce qui est en vérité la structuration autonome. Elle débouche sur sa propre occultation, nous rend aveugle sur les contraintes qu’elle nous créé et sur les possibilités qu’elle nous ouvre. Nous avons à apprendre le maniement de la structuration autonome. Illusion du moment : chacun fait ce qu’il veut et çà s’harmonise automatiquement. L’autonomie ne peut pas être quelque chose qui nous est donné ; c’est quelque chose que l’on doit se donner. Nous sommes les premiers à disposer de ces instruments. Somme-nous en mesure de nous en servir ? J‘examinerais aujourd’hui ce qui constitue l’obstacle principal sur le chemin : l’économie et le capitalisme. La fois prochaine : ce que pourrait être la formule générale de l’autonomie véritable : un fonctionnement autonome de la structuration autonome. Le problème majeur de la modernité autonome : l’explication avec la troisième dimension, l’orientation historique : L’autoproduction intellectuelle et matérielle du monde humain social au travers de sa projection pratique dans l’avenir. L’étrange de la configuration actuelle, c’est d’avoir d’un côté liquidé la façon dont le problème avait été posé dans la période antérieure, comme question sociale (avec le mouvement ouvrier socialiste et son développement), et d’un autre côté de porter le problème à son comble, en en renouvelant les termes, sous le signe de la vague néolibérale. La dernière fois, j’ai esquissé la façon dont le problème s’est formulé dans l’enchaînement Rousseau, Hegel, Marx ; nous avons vu comment l’irruption et le déploiement de l’orientation historique ont été déstabilisateurs pour la pensée classique de l’autonomie, tel qu’elle trouve son expression rigoureuse chez Rousseau. Que devient la puissance collective de se donner sa propre loi quand se déploie une puissance pratique de se faire collectivement, qui s’impose à cette loi et qui échappe à ses acteurs ? Le préalable au traitement de cette question est sinon l’abandon de la notion du capitalisme, du moins sa déconstruction méthodique. Sauf de quoi son emploi incontrôlé nous mène à une impasse. Ce qui pose problème dans l’orientation historique par rapport à l’idéal de l’autogouvernement : la contradiction entre les fins et les moyens. Finalité d’ensemble sous le nom de progrès = constitution d’un monde meilleur et des conditions d’existences améliorées grâce à plus de raison dans les règles collectives et une maîtrise rationnelle plus grande de l’environnement naturel ; or en pratique, les moyens échappent au contrôle de tous, et sont détournés au profit de quelques uns. L’orientation historique entraîne un changement de structure de l’existence collective : renversement libéral (dissociation de la société civile et de l’Etat). Priorité de la société par rapport à l’Etat, en tant que foyer du dynamisme historique, ce qui donne le gouvernement représentatif ; l’invention historique passe par l’initiative indépendante des individus nouant contractuellement des accords entre eux, ce qui fondent l’indépendance de la société civile. Au commencement reste suffisamment discrète et limitée. Hegel est le premier à justifier cette indépendance, et n’y voit pas de difficulté : indépendance sous la tutelle de l’Etat. Mais l’échelle de cette indépendance change du tout ou tout avec la révolution industrielle et l’entrée en grand dans l’univers de la production : non seulement la société civile construite autour de la propriété privée des moyens de production et de la liberté d’entreprise, échappe à la tutelle de l’Etat, mais son dynamisme créateur de richesses apporte de tels moyens de puissance aux propriétaires qu’elle les met en position de dicter leur loi à l’égard de l’Etat. La propriété est le levier de telles inégalités qu’elle génère une nouvelle féodalité financière et industrielle. Appropriation privée du pouvoir politique, à l’instar des anciennes féodalités terriennes. A ce premier scandale de la confiscation du pouvoir commun, s’en ajoute un second : division de la société entre propriétaires et non propriétaires ; la question de l’antagonisme des classes sociales. L’appropriation privée des moyens de production fait disparaître la vision utopique de la République des petits propriétaires. Reconstitution d’un système de domination entre propriétaires et non propriétaires, possédants et prolétaires, sous la forme du rapport salarial, mettant à la merci des employeurs ceux qui n’ont que leur bras pour vivre... N’ont comme moyens que la lutte... Spectre de la guerre civile ; grand débat entre réforme et révolution qui va emplir le siècle à suivre : soit réformer les aspects les plus choquants de ce système d’exploitation, corriger les abus de positions dominantes grâce à l’intervention publique de l’Etat, sa puissance arbitrale, et l’encadrement de la Loi ; ou bien renverser par une nouvelle révolution (prolétarienne cette fois-ci, venant après la révolution juridique et politique bourgeoise) ce système de domination impossible à changer de l’intérieur. Une révolution destinée non pas à remettre l’Etat au poste de commandement (illusoire puisqu’il est au service des possédants) mais à abolir l’Etat. En même temps que la division entre la société civile et l’Etat, grâce à l’appropriation collective des moyens de production qui rétablira l’unité de la collectivité, et mettra fin à sa division en classe. Débat archi connu. Rappel de l’argument central de Marx qui a joué un rôle déterminant et introduit une dimension du problème qui reste avec nous : le Capital et le capitalisme. Le mécanisme de la reproduction élargie du capital tire en avant le développement des forces productives, mais il butte sur une limite qui rend son explosion inévitable : baisse tendancielle du taux de profit qui pousse par réaction la concentration du capital et l’accentuation de l’exploitation. Paupérisation absolue du prolétariat et nombre de capitalistes de plus en plus restreints. Contradiction insurmontable qui rend inévitable la révolution. Si nous regardons le cours réel de nos sociétés depuis deux siècles : c’est la tutelle de l’Etat qui fonctionne comme correcteur de trajectoire, y compris et surtout là où il y a eu appropriation collective des moyens de production, qui n’a nullement débouché sur la disparition de cette tutelle de l’Etat, mais sur son renforcement ; version totalitaire : absorption de la société civile dans l’Etat. Version libérale : le pilotage public et l’encadrement légal se sont efforcés de remédier aux maux du capitalisme. Lénine d’un côté, Keynes de l’autre. C’est qu’il s’est produit fin XIX début XX siècle un évènement imprévu (au même titre que la dissociation de la société civile) : la recomposition de l’Etat sur de nouvelles bases. Clé du XX siècle pour le meilleur et pour le pire. Il a rendu possible les totalitarismes. Il a été aussi l’appareil qui a permis de libérer la société libérale de ses défauts les plus criants en passant du libéralisme démocratisé à la démocratie libérale au sens plein du terme : moment hegelien renouvelé entre 1965 et 1975 ; Espoir d’un changement rationnel du changement social. Alexandre Kojève et ses fluctuations entre Staline et Jean Monet. Le tournant des années 70 nous a sorti de ce rêve, en contestant la tutelle de l’Etat et en relançant un nouveau cycle libéral, en relançant aussi la critique de la société capitaliste. A propos de cette révolution néolibérale, une dimension doit être estimée à sa juste valeur : dimension philosophique d’une mutation dans le concept de rationalité ; la tutelle publique telle qu’elle s’incarnait dans la bureaucratie planificatrice avait comme argument sa rationalité. La rationalité du fonctionnement collectif ne pouvait se concrétiser que par un gouvernement de l’ensemble et une coordination des diverses activités, ce qui semblait condamner la société libérale, c’était son irrationalité. Formule polémique du monde ouvrier « le despotisme de l’atelier et l’anarchisme des marchés ». Cette révolution néolibérale consiste dans le renversement de cet argument en sa faveur ; la gestion publique en vient à être taxée d’irrationalité intrinsèque. Article de foi qui ne demande même pas à être discuté. Authentique point de droit touchant à la manière dont la rationalité est susceptible de s’incarner dans la pratique sociale. Confluence de thèses puissantes qui ont convergées pour accréditer un tournant qui s’est joué dans l’arrière fond de l’esprit de nos sociétés. A la racine de notre société de la connaissance et de la consécration des logiques de marché. Est réputé rationnel la coordination extrinsèque entre des acteurs individuels (y compris les grands groupes, atomicité des marchés) par des mécanismes automatiques d’arbitrages fondés sur des calculs d’utilité. Nous retrouvons derrière la configuration juridico-technico-marchande. Faiblesse des oppositions qui n’a plus à sa disposition que la figure de l’Etat rationnel comme antidote contre les dérives libérales. Il est temps de tirer les leçons fondamentales de l’expérience accumulée... Ce contexte redonne une sorte de crédibilité à la critique la plus traditionnelle du capitalisme, en fonction de ces dernières évolutions : financiarisation, mondialisation. Avantage démesuré du capital par rapport au travail qui se traduit en dynamique inégalitaire. De l’autre côté institutionnalisation du contournement des règles édictées dans le cadre national. Cela dans un moment où les solutions socialistes sont totalement disqualifiées et répudiées (au sens marxiste de ces solutions). L’idée de révolution s’est vidée de sens. L’idée de voir dans le prolétariat un agent de l’Histoire n’est plus plausible, sans parler de l’idée de prolétariat de substitution (peuples anticoloniaux). Absence de base intellectuelle et sociale. En dépit de cela, il faut avancer... Trois leçons de cette expérience : 1) Il n’ya aucune contradiction fatale qui promet le capitalisme à son dépassement, ni la contradiction entre forces productives ou rapport de production ou une autre... le capitalisme génère de grandes tensions mais est destiné à leur survivre ; le capital n’est qu’un moyen, il s’adapte aux circonstances quoiqu’il arrive... Il faut le démystifier jusqu’à remettre en question la notion de capitalisme. Elle égare lorsqu’elle conduit à prêter une cohérence à un système dont la domination du capital serait la clé de voûte. Repartons de sa réalité élémentaire : il est aussi vieux que la monnaie. A partir du moment où il existe une unité de compte abstraite permettant de stoker de la valeur, apparaît à l’opposé de la thésaurisation, la possibilité d’un comportement d’investissement visant à l’augmentation du capital ainsi disponible ; que ce soit dans la production ou dans le prêt d’argent. Le capital comme expression concrète de l’abstraction monétaire ; il pousse à son propre accroissement (« il ne faut pas laisser l’argent dormir »). Il comporte un principe dynamique. De là à en faire le moteur de l’activité économique, il y a un pas impossible à franchir. Des capitalistes, il y en a eu à toutes époques, notamment sous forme de marchands, de banquiers... Mais l’activité de ces capitalistes aurait pu rester dans les marges de l’organisation collective. Ce n’est pas en fonction de la dynamique interne de celui-ci que les capitalistes sont allés vers le pouvoir. C’est la transformation de l’organisation collective qui les a catapultés au premier plan (avènement de l’orientation historique, dont le capital est un adjuvant majeur). Nous retrouvons ici la thèse weberienne sur les origines du capitalisme, dans son noyau théorique. Peu importe ici la théorie de la destination relative au calvinisme et à la Réforme. Ce qu’il faut garder, c’est que l’impulsion du capitalisme ne peut être que culturelle et dépendre de l’orientation de la société. Par rapport à un mécanisme bien en place, mais qui de lui-même ne comportait pas le principe de sa systématisation. L’orientation historique n’a pas inventé le mécanisme mais lui a donné une importance démultipliée en mettant à la disposition des acteurs un mode de raisonnement pratique adapté à son horizon d’ensemble. La mobilisation des ressources du capital en vue de l’obtention d’un surcroît de ressources. L’orientation historique sortant elle-même du progrès des sciences et des techniques, la conjonction se fait d’elle-même en engendrant un capitalisme industriel. Le mécanisme capitaliste est devenu l’un des moyens privilégié du travail de production du monde humain social, avec le risque permanent que le moyen devienne une fin... Sacrifier par ex des activités utiles mais insuffisamment rentables, ou l’inverse. Ou encore risque que le but global qui donne sons sens collectif à l’activité soit perdu de vue au profit de tel ou tel acteur, parmi les plus puissants d’entre eux ; De là à conclure qu’il s’agit non d’un risque mais d’un système de commandement entièrement régi par la loi d’élargissement du capital, il y a un pas qu’une analyse rigoureuse ne permet pas de franchir. Le but collectif reste déterminant et organisateur, au milieu de tensions de tous les instants.. Elles sont la propriété générale de l’organisation autonome. L’harmonie n’est pas son fort. Le poids de la démocratie politique est décisif pour balancer cette propension à l’accaparement privé de ces ressources. On ne peut réduire la politique démocratique à un instrument du capitalisme. Le capitalisme comme clé explicative d’ensemble de la nature et de la dynamique de nos sociétés n’existe pas. Il n’a inventé ni la science moderne, ni la démocratie qui lui permet d’exister, avec la liberté privée des acteurs individuels, mais qui représente un contre poids majeur ; il y a de plus une sorte de ruse redistributrice au sein même de cette dynamique d’accumulation du capital, qui a façonné le XX siècle. La dynamique de ce secteur particulier est une dynamique de transformation de la vie collective dans son ensemble. Les choses sont subtiles : cette dynamique exige pour se poursuivre de gigantesques investissements en termes d’infrastructures (remodelage complet de l’espace collectif) ; elle appelle une immense intervention publique, dans laquelle vont une partie des ressources dégagées dans l’activité productive. De la même façon au-delà de l’exploitation bestiale des premiers temps, on en vient à découvrir que l’accroissement de la productivité du travail est un facteur déterminant de la rentabilité du capital, dont l’éducation et la santé de la population sont des facteurs essentiels. L’accumulation privée du capital existe la mise à disposition publique d’une part conséquente de ses profits. L’accroissement de la production ne peut aller sans un accroissement concomitant de la consommation... C’est ce qu’on va appeler le fordisme, du nom du premier patron qui le comprend : pour écouler ses autos, il faut permettre à ses ouvriers de les acheter. . D’elle-même l’augmentation de richesses produites par le circuit de la reproduction élargie tend à se répartir entre sa propre poursuite, le développement d’un secteur public, et l’accroissement des ressources des acteurs salariés ; Le réglage de cette répartition est l’objet d’une âpre négociation. Autant de raisons qui conduisent à se demander s’il ne fait pas mettre à l’écart la notion confuse de capitalisme qui confond un mécanisme avec la domination d’ensemble de ce mécanisme supposé expliquer l’organisation de la société. Il vaudrait mieux parler de système économique. Même si la centralité du mécanisme tend à imposer la notion. Cela dit, la question demeure de savoir si cette fonction collective ne gagnerait pas à être remplie directement par la collectivité sur la base de la souveraineté populaire, au lieu d’emprunter le détour de la propriété privée et de l’intérêt personnel. Ne serait-ce pas le moyen d’une gestion plus rationnelle et plus pacifiée ? Cette perspective de rationalisation de l’économie par le politique a dominé le XX siècle européen ; Ame de la dominance idéologie du socialisme. Mais rien à voir avec ce qu’était la perspective révolutionnaire chez Marx. La propriété collective pour Marx signifie ipso facto la fin de la séparation de la société civile et de l’Etat, par résorption de l’Etat dans la société civile. Ce qui se développe avec Lénine (marxisme léninisme) c’est un étatisme, débouchant sur l’absorption totalitaire de la société civile dans l’Etat. L’étatisme est assumé dans le socialisme démocratique par les nationalisations et le contrôle de l’Etat. Limitation de la société civile ; le plus important est la conviction commune qui unifie ces versions du socialisme : la marche de nos sociétés va vers une socialisation et une rationalisation de l’économie. Années 60 : idée d’une convergence des économies occidentales et soviétiques, d’où le concept de sociétés industrielles. Cette conviction est liquidée à partir des années 70. Donnée centrale qui porte la réorientation néolibérale : autonomisation radicale de la société civile. Dissociation longtemps sous-estimée entre elle et l’Etat, et entre l’économie et la société civile. La lecture de Marx réduisant cette dissociation à la propriété privée en est une illustration exemplaire. C’est la deuxième leçon de notre expérience de deux siècles d’orientation historique. La dissociation n’est pas une donnée contingente dictée par la domination capitaliste, mais une articulation, et une donnée structurelle de la structuration autonome sous l’orientation historique. Je propose de parler de « fait libéral » pour donner l’idée de la consistance de cette donnée de structure, et pour la distinguer de sa lecture idéologique. La dominance idéologique du néolibéralisme n’aura qu’un temps, mais le fait libéral demeurera. Nous retrouvons ici une application d’une propriété générale de la structuration autonome : la structuration religieuse fonctionne à l’unité ; celle-là fonctionne à la séparation ou division, condition de la relation entre les termes ainsi disjoint ; ce qui permet une réflexivité structurelle à l’intérieur de laquelle vient se loger la réflexion des individus. Les conséquences à tirer de cette décantation du fait libéral sont considérables : nous ne reviendrons pas vers la gestion publique de l’économie ; Cà n’est pas le rôle de l’Etat et il l’exerce mal. Raison fondamentale de la liberté de la société civile : la raison fondamentale est son inventivité grâce à l’initiative des acteurs. Capacité d’innovation qui ne peut appartenir qu’aux acteurs individuels, et non à la gestion publique ; Nous assistons d’ailleurs au désengagement des appareils publics de la gestion de la vie économique. Son rôle se situe du côté de la réflexion : définition du cadre collectif à l’intérieur de laquelle cette libre activité s’insère. Par elle-même, cette invention historique est incomplète. Hors de ce travail de réflexion à l’échelle collective et politique, qui permet son appropriation comme un bien commun ; nous assistons avec la mondialisation à une extériorisation de l’économie. Mais loin d’assister à un affaiblissement des Etats nations, c’est d’un renforcement de ceux-ci dont nous avons besoin pour se situer stratégiquement vis-à-vis de cette extériorité de l’économie pour en contrôler l’impact et en contrôler les conséquences. D’où le monde le comprend, sauf l’Europe et son apathie démissionnaire. De manière générale la socialisation de l’économie, qui demeure un objectif défendable, n’est pas à chercher en amont, en termes de levier de commande sur l’économie, mais en aval du côté du travail collectif pour définir le cadre et les conditions de cette activité économique. Car celle-ci ne définit pas ces derniers ; elles cherchent éventuellement à en exploiter les ressources. Il n’y aura pas de réappropriation de l’économie dans une unité collective soit politique soit sociale. Elle est destinée à former un système à part : organisé autour du double mécanisme qui vérifie l’efficacité rationnelle : la rentabilité du capital et le mécanisme des offres et des demandes. En revanche, en ce qui concerne la détermination du cadre dans lequel fonctionne ce système, tout est à repenser : la monnaie, les règles comptables, les droits de propriété, le statut des entreprises... nous n’en sommes qu’aux balbutiements. La clé est dans les aménagements des détails. C’est là que se loge le diable... De ce point de vue, remarquons que le défi, écologique est une chance car il oblige à penser en même temps la nature propre de l’orientation historique (la dynamique d’artificialisation du monde) et ses limites. Troisième leçon de l’expérience : elle regarde le salariat. Il soulève une question essentielle. Il a cessé de constituer une cause brûlante (cf ; Chartes d’Amiens et abolition du salariat). La question posée sur le fond est la question de l’instrumentalisation humaine. Historiquement elle se manifeste au sein de la structuration hétéronome par des liens de domination et de hiérarchie (esclavage comme figure limite). Dans le salariat moderne, cela prend la forme d’un achat de travail entre des personnes théoriquement libres et égales. Mettre son travail au service des fins de l’entreprise. C’est l’exercice néanmoins (en pratique) d’un rapport de force, d’exploitation et de domination. S’ajoute à cela l’aliénation du producteur du fruit de son travail. D’où le projet d’une société désaliénée par l’abolition du salariat : société d’échanges entre libres producteurs, communauté de libres individus associés... Vision irréelle de la société. La société humaine est par essence autre chose. En tant qu’elle est capable d’agir sur elle-même, elle est une société où il y a des rapports de forces, de commandements, de pouvoirs. La volonté d’un individu met d’autres individus au service de buts qu’il définit et que ses subordonnées ont à servir. C’est une société d’action qui suppose une organisation contrairement aux sociétés animales (ligne de partage entre les deux). Toute la question pour les sociétés modernes est de concilier cette donnée constitutive avec leurs principes de droit (égale liberté des individus). Ne peut se passer sans tensions. Ce qui s’est passé à propos du salariat : le salariat a fini de faire figure de scandale, moyennant l’aménagement de ses conditions légales, mais devient la forme normale du rapport de travail, en tant que contribution individuelle à une oeuvre collective. Cette oeuvre collective implique, dans les conditions modernes, la séparation des moyens de production et d’administration sur fond d’une certaine dépersonnalisation de ses moyens. Elle se déploie dans le cadre d’organisations fonctionnellement hiérarchisées où le commandement est accepté car il n’est pas une domination personnelle. Domination qui s’exerce par représentation au nom d’une finalité collective. Généralisation, pacification du rapport salarial. Amorce d’une pénétration du sens de l’orientation historique dans les esprits. La vérité est que nous ne savons pas ce que nous poursuivons avec l’économie. Si son objet était plus clair dans l’esprit commun de nos sociétés comme dimension de notre autonomie, beaucoup de difficultés deviendraient plus abordables. Pour résumer l’esprit de la démarche proposée, il faut dédiaboliser le capitalisme et pour le maîtriser. Entretenant la figure d’un ennemi imaginaire avec lequel on est conduit à pactiser, cet imaginaire nous désarme en nous empêchant de comprendre ce que nous faisons ; je ne dirai pas que le capitalisme n’existe pas, mais cette notion est à déconstruire de façon à en faire un usage mesuré ; toute économie constituée au sens moderne est capitaliste (y compris capitaliste d’Etat). Nous pouvons raisonnablement tenir qu’il n’y aura pas d’abolition du capitalisme, de l’Etat, des classes...etc. Mais nous pouvons en faire un bon usage si nous sommes capables de comprendre à quoi ils servent ; pourquoi il y a de l’économie ? Premier moyen d’en relativiser l’emprise. Nous n’avons fait que subir l’organisation profonde qui a fait ce que nous sommes ; apprendre l’usage des moyens qui font que nous sommes ce que nous sommes.
21ème séance (27/05/2015)
La dernière fois nous avons vu la première condition d’une sortie de crise de la démocratie : se délivrer de l’hypnose de l’économicisme, et considérer l’économie pour ce qu’elle est, la branche principale de l’orientation historique, composante elle-même de la structuration autonome, sous l’aspect de l’autoproduction matérielle et intellectuelle du monde humain social ; Hypnose qui n’est pas moins trompeuse sous son visage orthodoxe d’apologie de la société de la connaissance que sous son aspect hérétique de la dénonciation de l’asservissement du fonctionnement collectif par le capitalisme. La dénonciation peut être un piège qui mythifie l’objet qu’elle voue à la vindicte. Il faut au contraire démythifier en déconstruisant ce pseudo concept de capitalisme et voir les réalités qu’il recouvre, aborder dans les termes appropriés la limite sur laquelle bute l’expansion de la prétendue société de la connaissance et de son complexe juridico-technico-marchand, qui n’est pas qu’écologique : c’est la limite de l’artificialisation du monde humain social et de son fonctionnement irréfléchi ; recommandation de la lecture d’un livre exemplaire de la bonne démarche : François Morin, « L’hydre mondiale. L’oligopole bancaire ». Second volet, donc, du problème de cet issue possible à la crise de la démocratie : la décantation de la structure autonome débouche sur une irréflexion essentielle, une manière d’hétéronomie non plus substantielle mais fonctionnelle. Ces règles et ses principes déterminent un mode de fonctionnement automatique et aveugle qui échappe à tous. Nous tournons le dos à l’autogouvernement. Quelles sont les chances de l’autonomie véritable ? C’est le problème d’un fonctionnement autonome de la structuration autonome. Peut-être la chose la plus difficile qui soit... Ce qui peut apparaître comme paradoxal est en réalité parfaitement logique : que serait une autonomie qui se laisserait porter par une machinerie qui fonctionne toute seule ? Autonomie, c’est l’inverse d’automatisme ; nous devons assumer en conscience nos conditions d’existence ; plus nous avons de moyens de liberté, plus l’utilisation de ces moyens devient exigeant. La démocratie des Modernes, différente de la démocratie des Anciens, est un régime mixte d’un genre inédit, dont le problème constitutif est de maîtriser trois composantes (comme l’ancien régime mixte avec la monarchie, l’aristocratie, la démocratie), les trois composantes de la structuration autonome : le politique qui lui procure son cadre d’exercice, le droit qui lui fournit son principe de légitimité (les droits de l’homme) l’orientation historique qui lui procure son horizon pratique (autoconstitution matérielle et intellectuelle) ; Solidaires en dernier ressort, et problématiques à faire tenir ensemble, étant donné leur prétention à l’autosuffisance. Traduction directe dans l’espace démocratique : partage irréductible entre un parti conservateur du politique, un parti libéral du droit et un parti progressiste du social-historique (en schématisant à outrance). A la racine du pluralisme idéologique de nos régimes, il y a leur pluralité primordiale de composantes. Pareille articulation équilibrée entre politique, droit et histoire, s’est ébauchée durant la phase de stabilisation des démocraties (à partir de 1945). Cette articulation constitue l’arrière-fond de la formule des démocraties libérales dans la plénitude des termes ; Entrelacement de la dynamique libérale et de la puissance démocratique qui se libère à ce moment-là. Conjonction favorable sous la forme d’un Etat nation dans sa double dimension de l’exigence de citoyenneté et de l’autorité publique ; de la logique du droit sous l’aspect des droits sociaux, et de l’orientation historique sous le visage de la société d’organisation et de l’économie fordiste. Conjonction mise à mal dans les années 70. Cette révolution silencieuse a mise en place un nouveau régime mixte, mais perverti, dévoyé. Ce régime peut être dit mixte puisqu’il fonctionne selon une combinaison des trois éléments. Fonctionnellement très efficace et puissant, mais trompeur et tronqué, car escamote ce que sont en vérité ces trois éléments. Combinaison où le politique est réduit à son rôle infrastructurel, dans l’ignorance de ce qu’il implique de souveraineté des citoyens et de puissance collective sur soi, où le droit occupe le devant de la scène sous l’aspect de l’indépendance des individus mais qui en oublie l’appartenance, une combinaison où l’orientation historique règne comme jamais mais dans un présentisme qui refoule l’histoire dans laquelle elle s’insère. Soit le dispositif de la société qui fonctionne à la connaissance. Méconnaissance massive qui constitue l’envers de la connaissance du droit (méconnaissance de ses conditions d’inscription dans la vie collective), de la connaissance des sciences et des techniques, du calcul économique ( quelle signification historique de ce déploiement contemporain à l’intérieur de l’aventure humaine ?). Soit le dispositif qui assure l’hégémonie néolibérale sur le plan idéologique dans sa double dimension d’individualisme juridique et économique ; l’individu de droit est aussi un individu d’intérêt (calculateur égoïste). Même si ces deux dimensions sont indissociables sur le fond, ne font pas toujours bon ménage en pratique. Il faut rappeler aux vieux marxistes qui dénoncent le règne des intérêts individuels qu’ils escamotent les droits qui vont avec ces intérêts, et aux jeunes « droit-de-l’hommistes » qu’ils oublient trop facilement les intérêts qui forment la contrepartie de ces droits. Dispositif qui a pour lui le système des apparences secrétées par la structuration sous-jacente. Doit sa force à son ancrage intellectuel dans la tête des acteurs, pas du tout sous la forme d’une adhésion à l’idéologie néolibérale (il n’a pas besoin de cela), mais sous la forme minimale et pragmatique des connaissances mobilisées par les différentes catégories de professionnels qualifiés. Peut donner l’impression d’une société post-idéologique... Economie apparente de l’adhésion idéologique... Situation pascalienne où la ligne de partage passe entre les simples qui ne comprennent pas grand-chose, mais qui voient bien que çà ne marche pas et qui subissent le gros des dégâts, et les demi-habiles, les initiés, qui font tourner la boutique, qui savent comment ça marche, mais incapables de comprendre pour quoi çà marche mal ; C’est le sens de la fracture du niveau d’éducation et du diplôme comme variable incontournable des options politiques. Meut les phénomènes dits populistes. Ce qui veut dire que les élites ne comprennent rien à ce qui se passent dans la tête des peuples. Cafouillage général qui accompagne cette fonctionnalité relative : déshérence de la politique, frustration démocratique, gouvernance irresponsable, malaise identitaire, sentiment d’impuissance et d’inintelligibilité, et catastrophe finale qui s’impose comme la seule figure de l’avenir. La difficulté très inattendue devant laquelle nous nous trouvons, qui rend problématique la sortie de cette situation, c’est que nous n’avons plus affaire à l’ignorance et aux préjugés (comme aux beaux temps des Lumières), mais à la connaissance elle-même. Demi-connaissance qui cependant ne doute pas d’elle-même ; nous sommes dans des sociétés qui ne veulent rien savoir par ce qu’elles croient savoir (cette bonne conscience est le principal obstacle) ; c’est le lieu de revenir aux Lumières et à la philosophie critique, qui en fut son sommet ; non pas la philosophie militante qui veut mettre la raison au poste de commande face à l’obscurantisme (c’est déjà fait) ; mais la philosophie qui met la raison au service de sa propre critique. Connaissance supérieure sur ses possibilités et ses limites. Notre contexte de crise redonne une actualité saisissante à la démarche kantienne dans un tout autre registre. C’est par rapport au processus de l’entreprise de concrétisation historique de la raison qui s’est accomplit depuis deux siècles que le criticisme acquiert un emploi décisif de planche de salut ; nous n’avons plus rien à redouter des divagations des métaphysiciens (et même nous les regrettons parfois...) ; mais nous avons besoin d’une critique du droit, de la politique, de l’artificialisme technique ou du calcul économique. Critique de la raison projetée dans l’Histoire, constituée comme moteur pratique de cette histoire. L’autonomie sera autoréflexive ou ne sera pas. Mais nous pouvons rester indéfiniment dans le désert en vue de la Terre Promise sans l’atteindre. Autrement dit, il y a une possibilité de sortir de cet état, mais nullement une nécessité. Concrètement, en regard de notre régime mixte perverti, la tâche, définie dans l’abstrait, est de rendre chacun de ses éléments à sa vérité complète. En réintégrant sa face repoussée dans l’ombre ; En réarticulant le politique et la politique, l’appartenance et l’indépendance de droit, l’orientation historique et l’Histoire ; sur la base d’une démarche réfléchie élaborant les raisons de cette duplication. Qui se ramène chaque fois à l’articulation de l’universalité rationnelle abstraite à la singularité concrète associée aux conditions d’existence de l’être soi et de l’être ensemble. Belle formule mais impraticable ? Sauf advenu de peuples de philosophes et leurs assemblées délibérantes ? Premier motif de doute, auquel il faut en ajouter un second : la vie habituelle des peuples, excepté les moments constituants, fondateurs (d’explicitation des principes), doit pouvoir se dérouler selon des procédures qui matérialisent ses principes sans avoir besoin à chaque fois d’en refaire la théorie complète ou d’en avoir une conscience claire. Heureusement pour nous, les choses ne se passent pas ainsi. Il ne s’agit pas de mettre les philosophes au pouvoir, évènement aussi peu probable que souhaitable ! La philosophie est là pour jouer un rôle inspirateur, signaler des obstacles, encourager des évolutions, contribuer à « l’élévation du niveau de conscience des acteurs» (pour reprendre une formule qui a fait de mauvais usages), et non pour commander ou déterminer la conscience des acteurs. Cette conscience chemine sans elle, au moins jusqu’à un certain point ; elle peut en amplifier les effets, mais la philosophie n’en est pas la détentrice exclusive ; les acteurs ne pensent pas dans le vide, ils ont une expérience enracinée dans la structuration collective et tirent des leçons plus ou moins claires de ce qu’ils éprouvent de ces fonctionnements... qu’il s’agisse de progrès ou de dysfonctionnement : dans ce cas présent, ils vivent la frustration de l’évanescence du politique, ils mesurent les abus du droit, l’absurdité destructrice d’un certain fonctionnement économique ou la folie de la dynamique de l’artificialisme technique, mais cela ne signifie pas qu’ils en saisissent les raisons, ce qui ne les empêche pas de voir que les choses ne tournent pas rond et d’apercevoir intuitivement les grandes lignes d’un autre mode de fonctionnement. C’est sur ce fond que la pensée critique peut être un adjuvant efficace. « Fondation transcendantale du sens commun », telle est la définition de la philosophie selon Kant ; Nous pourrions parler ici d’une justification incitative à l’action en commun ; Ce que je voudrai montrer, c’est que nous avons les prémisses de la transformation qui rendrait les démocraties capables de dépasser l’impasse actuelle. L’évolution de l’esprit du fonctionnement démocratique dans la durée témoigne d’un progrès dans la conscience de ce que les démocraties sont en vérité ; progrès encore confus, obscur, implicite, mais qui, mieux élaboré, explicité, fournirait les bases d’un pas en avant en vue d’une réflexivité procédurale indispensable au redressement de trajectoire que notre situation appelle. Premier progrès : consentement aux mécanismes représentatifs ; supériorité de la démocratie représentative sur la démocratie directe ; Point qui repose sur un sentiment obscur mais qui est en passe de s’imposer (le fantôme de l’autogestion n’est pas si loin). La consécration de la dissociation de la société civile et de l’Etat donne raison à l’argumentaire de Benjamin Constant lorsqu’il dit sa préférence de la liberté des Modernes sur la liberté des Anciens. La priorité de citoyen d’aujourd’hui est à leur jouissance privée plus qu’à la participation aux affaires publiques. Mais ce constat, si juste soit-il, ne touche qu’à la surface des choses ; il y a derrière plus important : le fait que le mécanisme de la représentation avec ce qu’il implique de choix de ces représentants (et donc de campagne électorale, de confrontation des programmes...etc.), permet la figuration des problèmes qui se posent à un pays à un moment donné. Le mécanisme de la représentation permet de faire le point de la situation (au sens maritime) au milieu du flux des évènements, un point qui n’aurait aucune chance d’émerger dans le cadre des discussions permanentes de la démocratie directe (en la supposant praticable). En un mot la supériorité de la démocratie représentative réside dans sa dimension cognitive ; elle autorise au-delà de la désignation, la formation d’une représentation au sens intellectuel de ce qu’est le moment collectif qu’ils nous aient donné de vivre ; mais représentation aussi de la place de chacun dans ce processus complexe ; ce qui permet aux individus de se situer dans un espace collectif. La séparation des représentants par rapport aux représentés, tant dénoncée depuis Rousseau, fonctionne en réalité comme une médiation réflexive permettant une appréhension de la vie collective dans l’élément de la représentation et donc une participation qui va infiniment plus loin que l’acte électoral. C’est ici qu’on peut donner toute sa signification au trait énigmatique de la dimension aristocratique du régime représentatif ; mais quelle aristocratie ? La réponse n’est pas celle de la naissance, ni même du mérite, mais est à chercher du côté de ce rôle médiateur qui donne une place à part aux représentants dans l’existence collective. Cette notion de participation est indispensable pour la compréhension de toute une série de phénomènes de la vie sociale. Sur le plan politique, la participation est loin de se réduire à la participation électorale ; Canaux autrement plus subtils et profonds. Nous participons à ce qu’il faut regarder comme un processus représentatif qui ne s’arrête jamais, contrairement à ce que disait Rousseau ; l’élection n’est pas une dévolution du pouvoir à des gens dont nous n’entendrions plus parlé ; car elle débouche toujours sur la formation d’une majorité contrebalancée par la présence d’une opposition ; fait qui en vient à être reconnu comme dimension constitutive du régime représentatif ; la figuration de cette division est l’objet même du processus représentatif ; autant que le fait de dégager une majorité. La démocratie représentative c’est le contraire de l’unanimité de la volonté générale. Cette division entre majorité et opposition fonctionne d’abord comme une limite. Contre l’image infantile d’une majorité qui peut tout se permettre, l’existence de l’opposition est là pour rappeler à la majorité en place la relativité de sa position. Le pouvoir en place ne peut s’exprimer au nom du tout qu’en procédant à des compromis avec l’opposition ; la division vaut rappel de ce que l’alternance demeure une éventualité ouverte. Une autre ligne de conduite serait possible. La majorité doit établir en permanence la raison d’être de sa politique ; Tension interne qui a pour effet de maintenir la source de la référence qui se situe dans le peuple. Il est traversé de contradictions qui interdisent de le représenter dans une unité mythique. Il n’a de sens à être représenté que dans ses partages et ses oppositions internes ; ce fut la chose la plus difficile à digérer dans l’histoire du gouvernement représentatif ; quand le mouvement ouvrier instaure la lutte des classes au cœur même de l’instance politique. Trouble introduit dans la doctrine classique de la démocratie et de la citoyenneté. Est « classiquement » citoyen celui qui se déprend de ses appartenances pour ne considérer en raison que l’intérêt commun, dans le silence des passions. Pour finir, le processus représentatif s’est stabilisé autour de la représentation des divisions de la société. L’intérêt commun demeure la référence dernière, mais ne peut être visé qu’à partir de la considération des partages qui travaillent la société. La lutte des classes n’est plus ce qu’elle était, les clivages sociaux ont profondément évolués, la manière de se les représenter aussi. Mais les divisions du corps électoral ne se sont nullement estompées ; il y a plus profond que les antagonismes de classe derrière le pluralisme démocratique. C’est ce déplacement que nous sommes entrain de vivre ; le roc ultime sur lequel s’ancre les partages c’est la pluralité des composantes structurelles de l’univers autonome ; nous nous contentons souvent d’une explication paresseuse du pluralisme démocratique : expression de la liberté individuelle, application du principe de tolérance (devoir du respect de la diversité des convictions). Tout cela est vrai... Mais en réalité, dans l’espace politique, ces opinions dispersées s’agrègent et s’’organisent autour d’options fondamentales qui renvoient aux constituants primordiaux : leur cadre politique, leur ordre juridique, leur contenu social-historique. Ils ne font signe vers aucun dépassement, et leur ajustement est un problème de tous les instants. Faites discuter des citoyens un moment : trois options fondamentales ressurgissent : le désir d’ordre, le besoin de liberté, le souci de la transformation des conditions d’existence collective ; la pacification démocratique de la période récente (apaisement pluraliste) va bien plus loin que la vocation tardive à la vertu de tolérance : sorte de reconnaissance tacite de l’éclatement de la vérité politique où il est enjoint à chacun de reconnaître la vérité partielle des options rivales. Il y aura toujours une droite et une gauche, des conservateurs et des libéraux... Ils ont de bonnes raisons d’exister. Il y a une vérité du conservatisme. Une vérité du libéralisme ; Une vérité du socialisme ; mais sans qu’une synthèse supérieure soit possible. Les compromis sont obligatoires. La fusion des options antagonistes est impensable. La relativisation des options qui s’en suit explique une bonne partie du trouble politique actuel. Nous n’assumons pas encore complètement ce fait, d’où le refus d’engagement, le scepticisme, le refus de se placer... nous sommes dans un moment d’entrée dans cette logique de coexistence et ce n’est pas simple de s’y adapter ; Quoiqu’il en soit, lorsqu’on reconstitue cette trajectoire, on voit s’esquisser un mode de fonctionnement à base de médiation, de séparation ou de division des termes qu’il s’agit d’articuler, qui permette leurs mise en relation express et pousse à la réflexion sur la question de leur combinaison nécessaire. Mode de fonctionnement à base d’extériorisation cognitive des données de l’existence collective, et en prise sur ses constituants fondamentaux ; D’où l’insistance sur la délibération. Mécanisme de réflexion qui s’étend bien au-delà des arènes habituelles de discussion. Mode de fonctionnement qui contient en germe les moyens de la tâche que nous avons défini plus haut. Notre démocratie représentative, telle qu’elle fonctionne effectivement, loin de ses principes théoriques, fournit les bases du supplément de réflexivité en acte indispensable pour ce pas en avant. La confrontation éclairée des partis entre lesquels elle se divise peut en fournir le creuset... Pour conclure, je voudrai prolonger le propos sur un plan philosophique
Ce qui est en jeu, c’est l’avènement de la figure du sujet politique moderne. Inversion systématique de la figure de l’asservissement religieux. La consommation du processus de sortie de la religion débouche sur ce possible : mise en forme subjective de la communauté humaine comme pas ultime de la sortie de la structuration religieuse ; C‘est la raison pour laquelle je convoquais Rousseau au titre de noble repoussoir ; Il introduit le sujet politique sous les traits de ce corps politique qu’il appelle souverain, et qui se doit autonome. Il se sait dans ses principes fondateurs, et il agit en conformité avec ses principes fondateurs par sa volonté générale. Selon la logique des formations de compromis que nous avons abordé précédemment, Rousseau coule cette figure moderne à l’intérieur de la forme ancienne de l’Un religieux. Le sujet politique autonome suppose la fusion de toutes les volontés au sein de la volonté générale grâce à laquelle le principe du pouvoir se résorbe au sein de l’union des citoyens et ne fait plus qu’un avec eux. Nous retrouvons, transposée en langage séculier, la figure de « triple union hétéronome » : l’union des hommes entre eux dans l’union à un pouvoir qui les unit à l’invisible. Elle devient avec Rousseau l’union des citoyens également libres dans l’exercice en commun de leur raison et de leur volonté qui fait émerger un corps politique accordé à ses propres raisons. La forme est identique à l’ancien modèle. Rousseau introduit une idée qui va hanter la pensée démocratique : la liberté peut faire mieux en matière d’unité humaine que l’assujettissement religieux (ou la subordination à un principe transcendant) ; Idée qui va constituer une impasse car l’apprentissage ô combien laborieux de la démocratie effective va consister dans la lente découverte qu’elle empreinte des moyens contraires à cette unité mystique : la dissociation du pouvoir et de la société, l’opposition des opinions, la contradictions des intérêts, l’extériorisation vis-à-vis de soi, la médiation et le détour généralisé au lieu de l’immédiateté. Découverte scandaleuse au regard des repères hérités, qui ne cessera d’alimenter le rejet et la quête (révolutionnaire) ou la restauration (réactionnaire) de l’unité perdue. L’histoire de la démocratie aura gravité autour de cette tension entre la réalité des scissions qu’imposait son déploiement et le rêve de cette unité à instaurer. Rêve dont le totalitarisme aura représenté le sommet. Rêve de l’unité de l’Etat et de la société, de l’unité de la société, de l’existence collective et de sa science d’elle-même. Nous avons la chance d’être sortis de cette équation et de ces tensions formidables. Nous sommes sortis du champ d’attraction de l’hétéronomie ; et nous nous trouvons dans un état de désemparement, à la recherche de repères. Nous n’en sommes plus à vouloir faire entrer l’autonomie dans une forme ancienne. Mais de trouver une Forme moderne à l’idée moderne d’autonomie : la forme sujet telle qu’elle passe par la séparation des termes, la relation entre eux, et la réappropriation subjective des enjeux dégagés par cette mise en relation ; unité supérieure à celle qui résulte de la soumission à plus haut que soi. En même temps une disposition de soi et de ses raisons qui en représentent l’exact contraire. C’est dans cette voie qu’il faut rechercher l’autogouvernement ; Ce sujet est une forme, en aucun cas une substance ; il n’est pas destiné à s’incarner, à prendre corps dans ce qui serait un état définitif de la communauté humaine. Cette forme ouvre sur un processus sans cesse à reprendre. Elle permet un rapport à soi de la communauté politique (source de possession de soi), mais elle n’offre rien de plus qu’une simple autorisation sans garantie de résultat. Il est nécessaire de la consolider par rapport à son état inchoatif actuel, mais même en imaginant de considérables perfectionnements en ce sens (architecture institutionnelle et procédurale de nos régimes), il serait vain d’en attendre une efficacité automatique ; il ne peut s’agir que d’un possible concret, suspendu entre la possibilité d’être saisi ou manqué... Il faudrait montrer que c’est dans cette voie qu’il est possible de raccorder l’individuel et le collectif, sur le mode de la relation, à l’opposé de l’incorporation holiste mais aussi de la disjonction (dépossession en règle de l’individu du point de vue du fonctionnement collectif, il compte pour rien... jamais autant de place faite à l’individu, jamais aussi peu de poids effectif dans le mécanisme de sa société). Dernier point : c’est à l’intérieur de ce cadre de la forme sujet que prend tout son sens la démarche d’autoréflexion, à l’opposé de l’irréflexion, dont le vecteur est l’entreprise de concrétisation de l’universel abstrait (juridique, technique, ou comptable). Qui nous fabrique un monde invivable (le découplage du technocosme humain avec la nature en est le terme paroxystique). L’objet en regard de la démarche d’autoréflexion, ce sont les limites de l’artificialisation du monde humain sous tous ses aspects. La crise écologique n’est qu’un aspect (certes plus urgent que l’invasion juridique ou l’obsession marchande) du problème posé par les limites de l’artificialisation du monde humain. Le constat de ces limites ne conduirait qu’à tord à récuser l’universalité abstraite, nous ne pouvons pas nous en passer, comme donnée de l’univers autonome, ni l’améliorer de l’intérieur (rêve des scientifiques ?). Nous devons nous interroger sur sa signification, ses conditions de viabilité du monde humain. Nous avons à la réarticuler avec la particularité concrète sur laquelle elle prend appui, et qu’elle ne peut supplanter. C’est de ce point de vue que nous rejoignons la forme sujet ; nous ne pouvons nous sauver que par cette réflexion sur les fondements, les conditions, et les limites. Interrogation de la pensée sur elle-même à laquelle nous sommes conduit ; l’autonomie disjoint et met en relation ce que l’hétéronomie unit. Nous ne sommes pas au bout du déploiement de la pensée autonome ; la pensée symbolique explicite du monde caractérise la structuration hétéronome ; l’univers autonome y substitue une pensée rationnelle. Mais c’est un premier moment de son déploiement : elle rend la pensée symbolique implicite (la met dans l’ombre, mais ne supprime pas le symbolisme) ; de cet écart entre pensée rationnelle et pensée symbolique qui continue de jouer un rôle déterminant, naît une troisième dimension de la pensée qui se propose d’articuler les deux premières. Critique de ce qu’oublie en route la pensée rationnelle et l’appui qu’elle prend dans la pensée symbolique ; c’est cela la pensée selon le sujet et sous le signe de l’autoréflexion, une pensée avertie de ses propres limites, et de ce qui la rend possible. Si critique qu’elle paraisse, notre situation est loin d’être sans issue, elle est grosse de possible... Et c’est une situation philosophique parce qu’elle nous donne à penser.
FIN