« Qu’est-ce qu’un être humain ? »
QU’EST- CE QU’UN ÊTRE HUMAIN ?
CONFERENCE DE FRANCIS WOLFF VENDREDI 15 JANVIER 2016
SALLE DU TEMPS LIBRE COLOMBIERS 18H30
Présentation du sujet
Dans l’Antiquité, les hommes étaient définis par deux grandes oppositions. Au-dessus d’eux, il y avait des dieux ; au-dessous d’eux, il y avait des animaux. Ce que les hommes avaient en commun avec les uns les opposait aux autres ; et ce qui les distinguait des uns les liait aux autres. Les hommes avaient en commun avec les dieux d’être rationnels — ce qui les opposait aux animaux, qui ne peuvent pas argumenter ou raisonner. Mais les hommes avaient en commun avec les animaux d’être des vivants mortels, ce qui les opposait aux dieux, qui, eux, sont des vivants immortels. Il y avait donc trois sortes de vivants (zôa); pour ainsi dire trois « faunes » : les vivants immortels rationnels ; les vivants mortels sans raison ; et l’homme, entre ses deux « Autres » : ni irrationnel comme les bêtes, ni immortel comme les dieux.
Aujourd’hui, tout se passe comme si nous avions perdu les deux repères qui nous définissaient : nos limites supérieure et inférieure. Incertains sur notre nature, et doutant même d’en avoir une, nous rêvons pour l’homme d’un destin animal ou divin. Les théories évolutionnistes nous ont appris, et nous confirment tous les jours, que nous sommes, comme les autres animaux, le fruit de l’évolution naturelle, et que ce qui nous différencie des bêtes, ce n’est ni une différence absolue ni une opposition de nature. Nous savons aujourd’hui qu’il y a de la conscience chez la plupart des animaux supérieurs ; qu’il y a des modes de communication chez de nombreuses espèces sociales ; de l’intelligence chez les primates ; qu’il y a même des modes de transmission des acquis culturels chez certaines espèces de chimpanzés, etc. Mais alors qu’est-ce qui nous distingue des animaux ? Y a-t-il un « propre » de l’homme ? Peut-on encore définir l’être humain comme « un animal rationnel ? ». C’est le défi que nous prétendons relever.
Remerciements et présentation du conférencier.
Bonjour à toutes et tous. Nous avons donc le plaisir d’accueillir aujourd’hui Mr Francis Wolff pour nous parler de ce qu’est un être humain. Nous remercions une nouvelle fois chaleureusement la communauté des Communes de La Domitienne, en la personne de Alain Caralp, président de la communauté et maire de Maureilhan, qui nous soutiennent maintenant depuis 18 ans dans notre entreprise. Je parle ici du Café Philo Sophia qui cette année encore vous propose un programme de discussions choisis à partir des propositions de ses participants, et qui ont lieu chaque mois (en principe le deuxième samedi) sur le territoire, désormais de façon itinérante puisque ces séances ont lieu à la Maison du Malpas, à Sortie Ouest, mais aussi dans trois médiathèques du territoire (Maureilhan, Maraussan et Lespignan cette année).
Donc ce soir nous avons invité Mr Wolff qui a eu la gentillesse de répondre tout de suite favorablement. Mr Wolff est Professeur de philosophie à l’Ecole normale supérieure (Paris, rue d’Ulm). Il a enseigné la philosophie dans diverses universités françaises (dont Aix en Provence, Reims ou Paris-Sorbonne) et étrangères (dont São Paulo, Brésil). Il a publié de nombreux articles et ouvrages sur l’histoire de la philosophie grecque (notamment Socrate ou Aristote) ou la philosophie contemporaine. Parmi ses ouvrages philosophiques personnels, toujours animés d’un souci de reprendre les grands problèmes métaphysiques traditionnels en les recentrant sur la question de l’homme, il faut citer Dire le monde (Paris, PUF, rééd. « Quadrige » 2004), Notre Humanité. D’Aristote aux neurosciences (Fayard, 2010), et Pourquoi la musique ? (Fayard, 2015), dernier ouvrage proposant une approche philosophique de la musique qui a été unanimement salué par la critique[1]. Notons enfin qu’il est un défenseur de la tauromachie, et qu’il a écrit plusieurs ouvrages sur la corrida, notamment L'appel de Séville. Discours de philosophie taurine à l'usage de tous (Diable Vauvert, 2011).
Conférence
La question que vous allez aborder ce soir est donc « Qu’est-ce qu’un être humain ? ». Une fidèle participante du café philo me faisait remarquer récemment que notre premier café philo il y a près de 18 ans portait sur une question très proche : « Qu’est-ce que l’humain ? »... Mais la question de ce soir n’est pas tout à fait la même : l’idée d’humanité contient une ambiguïté : l’humanité c’est d’une part l’ensemble des hommes qui la composent, indépendamment de toute référence à des valeurs spécifiques ; c’est le sens de « être un humain » ; mais c’est aussi l’humanité dans un sens normatif, c’est-à-dire en un sens qui confère une qualité morale au fait d’être un homme : c’est le sens de l’expression « être humain ». Ceci dit, ces deux conceptions de l’humanité se rejoignent au sens où nous sommes la seule espèce qui est régie par les normes et des valeurs.
Nous pouvons penser avec Kant que le domaine de la philosophie peut se ramener aux quatre questions fondamentales : Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? Qu’est-ce que l’homme ?
Mais au fond, précise Kant, on peut tout ramener à la question anthropologique « Qu’est-ce que l’homme ? »... C’est finalement la tâche que vous vous proposez de mener à bien avec votre livre écrit en 2010 « Notre humanité, de l’Antiquité aux neuro-sciences », livre majeur dans lequel vous nous expliquez comment l’histoire de la pensée occidentale répond à cette question... et vous déclinez et isolez quatre grandes figures philosophiques de l’humanité. L’être humain comme « animal rationnel » (Aristote), comme « substance pensante » unie à un corps (Descartes), l’homme structural et assujetti (celui des sciences humaines des années 70, avec Claude Levi Strauss ou Foucault), et enfin le dernier né, l’homme neuronal qui serait « un animal comme les autres », en ayant le souci de relier ces grandes conceptions philosophiques d’une part au projet scientifique dont elles sont déduites, et d’autre part à leurs conséquences morales. Votre réflexion aboutit au final à interroger fortement cette dernière figure dominante de « l’homme animal comme un autre », héritée des nouvelles sciences naturelles qui tendent à vouloir prendre la place des sciences humaines, et qui peut aussi être regardée comme la dernière tentative pour faire disparaître toute unité et spécificité humaine. Et qu’en est-il au juste de cet « animal rationnel » aristotélicien, intermédiaire entre la divinité et l’animalité ? Cette figure de l’humain n’est-elle pas toujours défendable ?
Mais il est temps que je vous laisse la parole et entrer dans le vif du sujet de ces grandes figures de l’homme... Comment peut-on au final identifier ce qui constitue « le propre de l’homme » ?
[1] « Un des ouvrages les plus clairs, les plus pertinents, les plus enthousiasmants sur le sujet » (dans Libération)
Compte rendu de la conférence
FRANCIS WOLFF « Qu’est-ce qu’un être humain ? » CONFERENCE 15/02/16
Qu’est-ce que le propre de l’homme ? Francis Wolff va faire un parcours historique pour rechercher les figures de l’homme qui ont prévalu dans notre monde occidental :
Dans la vision antique, les hommes étaient l’une des trois faunes possibles (Les Dieux, au-dessus, les hommes qui peuplent la terre, et au-dessous, les animaux). La faune divine étaient aussi variée que celle des animaux. Il n’y avait pas de guerre des Dieux dans cette conception des choses. Les hommes sont à la fois rationnels (dotés de raison), et mortels ; ce qui leur survit, c’est l’espèce. Au-dessus, les dieux sont à la fois rationnels, et immortels. Les animaux eux, sont à la fois irrationnels, et mortels. Ce schéma est clair et rassurant : être homme, c’est savoir quelle est sa place, ni éternel, ni irrationnel.
Aujourd’hui, nous ne croyons plus à ces dieux, à cette faune divine. Et ceux qui croient en une divinité la pensent très au-dessus de nous. « Dieu est caché » tellement il est éloigné de nous et infini...Le fossé s’est creusé de ce côté-là, et nous avons moins de repères que dans l’Antiquité. Par ailleurs, depuis Darwin, nous savons que nous ne sommes pas très loin des autres animaux ; de ce côté ci, le fossé s’amoindrit : L’homme est un animal comme un autre ; il y a eu plusieurs espèces humaines et la plupart ont disparu : il ne reste aujourd’hui que l’Homo Sapiens. Nous ne sommes que le fruit d’une évolution naturelle des animaux.
QU’EST-CE DONC QU’UN HUMAIN ? N’y aurait-il pas de propre de l’homme ? Quelles seraient ces particularités humaines ?
Dire que la science prouve que l’homme est un animal comme les autres, c’est dire en même temps que l’homme possède la science...et dans ce cas, il n’est pas un animal comme les autres !
Si on renoue avec la vision antique, on peut dire que le propre de l’homme est le « Logos », qu’on peut traduire à la fois par raison, et langage. L’homme est un animal rationnel.
QUANT AU LANGAGE :
Il y a aujourd’hui des formes de communication animales. Mais elles sont différentes du langage humain. Même si on peut faire apprendre quelques rudiments du langage humain aux bonobos, on sait que la communication humaine se fait naturellement dans son milieu, ce qui n’est pas le cas pour les animaux.
Il y a trois fonctions dans la communication animale- qui est un propre d’une espèce- : la reproduction, l’alimentation, la protection contre les prédateurs. Le message est invariable, intransmissible, et il détermine l’action.
Ce qu’on appelle langage animal est sans rapport avec le langage humain, qui se caractérise par : une puissance infinie, permettant la compréhension immédiate de phrases jamais entendues, par la possibilité infinie de produire des phrases nouvelles. Ce langage comprend la possibilité de dialoguer, de parler d’un même sujet et d’en dire toujours des choses nouvelles. On peut parler de choses qui n’existent pas, de choses imaginaires....
Le langage humain est propre à l’homme.
QUANT A LA RAISON :
En quoi les aptitudes intellectuelles de l’homme seraient –elles supérieures à celles des animaux ? Elles ne sont pas différentes par la complexité des problèmes à résoudre, qui le sont autant pour les animaux que pour les humains.
Pour être humain, il n’est pas utile d’être forcément intelligent : il suffit de communiquer en langage humain. Les êtres humains ne se comportent pas toujours et ne pensent pas toujours de façon rationnelle. On dit même qu’ils sont irrationnels...justement parce que leur propre est d’être rationnel. On ne dit pas d’un animal qu’il est irrationnel.
On oppose généralement rationalité théorique (penser rationnellement), et rationalité pratique (agir raisonnablement). Il peut exister un système très rationnel, et très déraisonnable : ex : les systèmes totalitaires. Inversement, il peut y avoir des personnes raisonnables pas forcément logiques...
QU’EST-CE QU’UN ANIMAL ?
Un animal est un organisme qui reçoit des informations de l’extérieur, qui va produire des réponses. L’animal reproduit sa propre substance à partir de l’absorption de substances extérieures. On sait aujourd’hui que l’homme n’est pas le seul à « avoir conscience » : Quand un être a une conscience, et qu’il perçoit l’environnement, « ça lui fait quelque chose ». Certains animaux (mammifères, oiseaux, poissons...) perçoivent l’environnement, « ça leur fait quelque chose », et donc ça produit des effets. En ce sens, ils sont conscients. C’est le premier degré de la connaissance.
POUR L’HOMME :
Nous avons tous ces facultés de recevoir, de sentir (au premier degré, comme un animal).
-Mais nous avons en plus un second degré de connaissance, qui n’est plus seulement une croyance sur quelque chose d’extérieur qui va pousser à l’action : nous avons une métacognition, une connaissance sur notre propre croyance, sur laquelle nous pouvons produire un jugement (une croyance sur la croyance). Il s’agit d’une structure prédicative.
- Les humains peuvent aller jusqu’à un troisième degré : Il s’agit de l’idée de vérité. Il y a des croyances qui peuvent être justes, ou fausses, avec un jugement à porter qui peut être vérifié. Il s’agit d’une déduction, je peux dire « parce que ». C’est une croyance sur une croyance, sur une croyance...
- Peut-on arriver à un 4ième degré, qui aurait portée universelle ? Dans laquelle on utiliserait des procédures universalisables de justification des jugements....C’est ce qu’on nomme la science.
DU COTE DE L’ACTION :
Les animaux conscients agissent selon des désirs (mobiles) qui les meuvent : chercher de la nourriture, fuir le prédateur, se reproduire...
Et chez l’homme ?
Il y a chez l’homme des désirs sur l’action, mais aussi, un second degré, le désir du désir (volitions du sujet qui peut vouloir, ou ne pas vouloir...). Je peux désirer de boire, ou de ne pas boire. Je peux désirer ou ne pas désirer.
Et il y a des interdits de désir dans toute culture humaine.
C’est ce qu’on appelle la liberté humaine, laquelle est en lien avec la volonté. Cela ne parait pas possible au premier niveau.
3ième niveau : Je peux avoir des volitions justifiées, recours à des justifications, à des valeurs...Désirs sur des désirs de désir, ou volitions justifiées...Ex de valeurs : Survie de l’humanité, justice sociale, science, honneur, gloire, richesse...Je peux agir au nom de quelque chose qui est une valeur supérieure. Seuls les humains agissent au nom de valeurs.
Peut-on parler d’un 4ième degré qui serait celui de valeurs universelles ?
Il y a en effet des valeurs universellement justifiables, obéissant à des valeurs.
POUR CONCLURE :
L’humanité est la communauté de tous les êtres rationnels qui peuvent se parler les uns les autres et sont égaux en tant qu’êtres humains parlants.
Reconnaitre l’humanité en tout être humain rationnel, c’est le reconnaitre comme un interlocuteur, avec un idéal scientifique universalisable, et un idéal moral constitué de valeurs universelles.
CR Marie Pantalacci 02/16