Peut-on se passer de l’idéologie ? - 2011 Saul Karsz

La prèsentation du thème

« PEUT-ON SE PASSER DES IDEOLOGIES ? »

 

SALLE DU TEMPS LIBRE DE COLOMBIERS

 

VENDREDI 1er AVRIL 18H30

 

Le Café Philo Sophia, en collaboration avec la communauté des communes La Domitienne et la mairie de Colombiers, organise cette année une conférence sur le thème « Peut-on se passer des idéologies ? » avec Saül Karsz, philosophe et sociologue (cf . encadré).

 

Question très « actuelle » : nombreux sont les intellectuels qui ont développé la thèse de « la fin des idéologies » à partir des années soixante, prédiction qui aurait été confirmée avec la chute du Mur de Berlin, relayée par la théorie non moins fameuse de « la fin de l’histoire » de Fukuyama : l’implosion du camp communiste et la disparition des dictatures de la zone ibérique (Espagne, Portugal) et des pays d’Amérique latine inaugureraient le triomphe définitif de la démocratie libérale et du capitalisme… Mais qu’entend-on ici par « fin des idéologies » ? Peut-on assimiler l’idéologie aux grandes « religions séculières » du XXème siècle qui ont portées les totalitarismes que l’on a connus ? A l’évidence, le recours à l’idéologie est toujours délicat, tant il est rare que ce terme soit explicité, arraché au stade d’une évidence supposée aller de soi. C’est pourquoi il paraît indiscutable ! On en parle beaucoup, on en explique trop peu. Il n’est pas rare de dénoncer les excès –odieux, malsains, pervers- que les idéologies provoquent chez autrui, exclusivement chez autrui… Soi-même, en revanche, on serait quitte de pareils dérèglements : l’idéologie, c’est toujours l’idée de l’Autre ! Il est pour cela difficile de définir l’idéologie de façon non idéologique, sans se poser en maître de vérité dévoilant aux égarés les leurres dont ils sont dupes : ceci est la vérité, cela est l’idéologie ! Pourtant, il est d’autant plus nécessaire de pouvoir différencier les différentes acceptions de ce terme, que les réponses à notre question de départ en dépendent… Qu’entend-on par « idéologies » ? Quelle fonction jouent-elles dans notre vie sociale ? Pouvons-nous vivre sans elles, alors que nous constatons  des oppositions quotidiennes entre des personnes ou des groupes sur des idéaux, des modes de vie, des projets ? Sont-elles utiles et quels dangers représentent-elles ? Peut-on s’en prémunir ? Ces questions sont à la fois personnelles, professionnelles et politiques. Nous y réfléchirons ensemble le 1er avril.

 

Saül Karsz est philosophe, sociologue, consultant en clinique de l'intervention sociale ;ancien professeur de sociologie, Université Paris V ; actuellement directeur scientifique du Réseau Pratiques Sociales.

Il a publié de nombreux articles ; Ses ouvrages : "Théorie et politique : Louis Althusser" (Fayard) ; "L'exclusion : définir pour en finir" (Dunod) ; « Pourquoi le travail social : définition, figures, clinique" (Dunod).

site : www.pratiques-sociales.org

 

 

 

Résumé de la conférence

Notes et rédaction Isabelle Hanquart

 

« Peut-on se passer de l’idéologie ? »

 

Remerciements pour cette invitation hautement piégée car la question est difficile, pas compliquée mais complexe. Elle est belle, redondante, et démesurée… Belle : parce que c’est une bonne question, et non une réponse ; elle permet de retarder le moment d’une réponse comportant le moins de préjugés possibles ; Vraie, au sens où elle pose la question de savoir de quelles idéologies nous pouvons nous passer… ou à quelles idéologies je peux adhérer ou pas, en fonction de mon temps historique, culturel, social …etc.

Première remarque : parle-t-on d’idéologie au singulier ou d’idéologies au pluriel ? Il n’y a pas d’idéologie au singulier ; il s’agit d’un concept, donc quelque chose de désincarné, qui n’a pas de corps, mais permet de rendre compte de certains phénomènes.

Il ne faut pas confondre le concept et les idéologies concrètes, historiques, politiques, de droite ou de gauche, machistes etc. Le terme d’idéologie n’est pas péjoratif ; on ne quitte pas l’Idéologie, on n’en « sort » pas, on peut juste quitter certaines idéologies ; il faut avoir une oreille très fine, et ne pas confondre par exemple « idéologies » et idéologies politiques, qui ne sont  qu’une des déclinaisons des idéologies. Idéologie éducative, vie domestique et répartition des activités ménagères, idéologie médicale … Pour chacune d’entre elles, il y a des arguments pour démontrer une chose et son contraire.

Les idéologies ne sont pas que collectives ; il suffit d’être vivant pour qu’il y ait une expression idéologique ; Le fait de dire « c’est normal » est le signe de la présence d’une idéologie.

Il n’y a pas de lieu « a-idéologique » ; mon intimité est aussi le lieu d’idéologies… La vie privée est envahie d’idéologies. Il n’y a pas de normalité en soi, sans référentiel ou paradigme.

Il n’est pas nécessaire d’adhérer à un parti pour avoir des idéologies, ni possible de poser ses idéologies à l’entrée de chez soi. Les termes utilisés habituellement comme « éducatif », « normal  (ou anormal) », sont des indices de la présence des idéologies. Par exemple un adulte dit : « c’est bizarre comme cet enfant parle des adultes » : l’observation de l’adulte correspond à ses représentations des capacités réflexives d’un enfant. Autre exemple : « cette femme qui passe est très féminine » ; l’appréciation de la féminité se fait par rapport à mes représentations. Autre exemple : des étudiantes à la fac qui parlent d’une absente « qui pue le savon » : il y a dans ces paroles une identification du savon à un milieu sans marque et sans prestige. Autre exemple : la majesté du Palais de Justice et la hauteur de ses plafonds, l’architecture des églises, sont là pour rappeler aux humains comme ils sont petits par rapport à la Loi et à Dieu.

En résumé, il n’y a pas de neutralité possible, on obéit à certains principes. La « neutralité » de la Suisse pendant la guerre avait ses limites : elle n’a  pas commercer avec tous les pays. Pas de neutralité dans mes affects comme dans mes jugements. La neutralité est une prise de position par rapport à d’autres. L’idéologie est toujours une prise de parti dont le groupe n’est pas toujours au courant. Derrière le conflit entre l’hypothèse héliocentriste de Copernic, et le point de vue de l’Eglise qui défend celle du géocentrisme (la terre est au centre du système solaire), les enjeux sont en réalité d’ordre idéologique : c’est la sagesse infinie de Dieu qui est implicitement en cause. Autre exemple : les différentes façons d’aborder l’autisme renvoient à différentes façons d’interroger la cause de cette pathologie, qui renvoient elles –mêmes à des conceptions différentes du monde.

 

Nouvelle question : comment se débarrasser d’une idéologie ? Les idées nous font tenir, supporter des choses invraisemblables. Comment fait-on pour supporter son conjoint quand on est une femme battue ? Façon de se raconter quelque chose qui permet de s’en faire un destin, et « d’encaisser les coups », au sens propre et figuré.

Les idéologies sont matérielles : Jeanne d’Arc  entend Dieu, se sent invertie d’une mission divine (imaginaire) mais cela produit des effets réels. Elle a sacrifié sa vie au nom de cette idéologie. Ma croyance n’est pas que mentale, c’est aussi un certain rapport aux autres ; Les idéologies sont matérielles et consistantes.

Que penser du discours selon lequel il n’y aurait plus d’idéologies ? … Sauf la mienne ! On parle souvent de jeunes sans repères … Si c’était vrai, il suffirait que le travailleur social leur en donne pour régler les problèmes… En réalité, ils en ont…que je désapprouve ! Leurs repères ne correspondent pas à ceux que je pense bon. Dans notre manière de penser l’humain, nous allons nous référer à une conception du monde et une manière de se tenir dans celui-ci (façon de dire bonjour aux collègues et au patron).

 

Ce qui passe pour un comportement « spontané » (et sous-entendu non idéologique) n’est que le signe de l’ignorance de l’idéologie qui le sous-tend. Tout propos est nécessairement orienté, soutenant une opinion contre d’autres. Caractériser une pensée d’idéologique n’est pas une insulte, bien que souvent je pense que pour moi il s’agit d’éthique ; je nomme par contre « idéologie » l’éthique de l’autre à laquelle je n’adhère pas. Les « éthiques » au pluriel se différencient par leurs orientations respectives (alors que l’éthique au singulier est une discipline). Ce sont les valeurs des différents individus qui s’opposent à travers les orientations idéologiques. 

Pourquoi s’entêter à penser qu’il n’y a plus d’idéologies, sinon parce que le cadavre est encore vivant ? Exprimer qu’il n’y a plus de valeurs aujourd’hui, signifie plutôt que je ne crois plus en rien sauf en moi et les miennes.

Il n’y a pas de « Livre » sur l’idéologie. La question de l’idéologie ne peut se penser sans la question de l’inconscient. Comment une domination reste et tient ? Le nombre de policiers n’est pas important, il faut savoir en quoi je collabore, je contribue au système existant. Aucune domination tient sans coopération des dominés (cf. La notion de « servitude volontaire » chez La Boétie). A qui obéissons-nous sans être persécutés ?