"Spiritualité, religion, philosophie "

 

Spiritualité, religion, philosophie...

Ce texte est une synthèse d’un texte écrit à l’occasion du café philo sur le sujet en janvier 2017

Histoire d’un désenchantement...

Michel Foucault, « Herméneutique du sujet » ; Gaëlle Janmard, article Internet « Spiritualité et Philosophie aujourd’hui, Marcel Gauchet, « Ce que peut la philosophie » (conférence).

L’idée est de montrer qu’en ce qui concerne le monde occidental, ces domaines sont confondus dans une sorte de tronc commun d’une spiritualité ancestrale et pré-philosophique à base d’exercices spirituels de purification, de concentration, et de retraite, exercices qui seront d’après Pierre Hadot le coeur également des exercices spirituels de la philosophie antique, autour d’une question centrale : « Que faire de ma vie ? », donc avec une dimension éthique ou morale très affirmée, ceci dans le cadre d’une connaissance qui affirme pouvoir avoir accès et connaître le Tout cosmique en ne s’appuyant que sur une démarche autonome et rationnelle qui ne tire rien que de son propre fond : articulation organique de la connaissance et de la sagesse (autre nom de la spiritualité à l’époque de la philo gréco-latine). Exercice de la vertu et contemplation d’une vérité supérieure marchent ensemble... Non seulement une doctrine abstraite mais joue le rôle de direction spirituelle visant à transformer l’apprenti philosophe

La séparation de la philosophie et de la spiritualité, relative et progressive – le souci de sagesse est loin d’être absent de Descartes ou Spinoza - mais non moins perceptible, doit être rattachée à deux facteurs essentiels : le premier est l’assimilation par le christianisme de la philosophie antique et platonicienne en particulier et de ses exercices spirituels (même si l’héritage n’est pas assumé) qui vont être recyclés dans la pensée chrétienne et la discipline monastique. Désormais la finalité ultime de la vie humaine, la guérison de l’homme et l’accès à la béatitude doit passer par les formes de la vie chrétienne, et ne peuvent être atteinte par les moyens de la simple raison naturelle. La philosophie va bien sûr continuer de concurrencer la théologie chrétienne, mais surtout en montrant qu’à côté de la révélation et de la foi, il y avait aussi une métaphysique rationnelle qui était imparable et qui pouvait fonder en raison un certain nombre de vérités éternelles, dont l’existence de Dieu (cf. Descartes). Mais les exercices spirituels proprement dit passent du côté de la théologie. « Les directeurs de conscience ont mis les philosophes  au chômage spirituel ». Le second est intimement lié aux bouleversements anthropologiques introduits par l’avènement de la Modernité, et notamment sur le plan de la pensée : cette séparation d’une spiritualité religieuse reliée à l’idée de surnaturel, et d’une philosophie qui ne s’autorise que de l’exercice de la simple raison, devient une évidence à partir du moment où se constituent les sciences véritables (la physique galiléenne étant à ce titre un repère très important). Dans le prolongement de ce mouvement, deux philosophes vont revêtir une importance considérable : Descartes et son cogito, peut-être premier grand penseur de la Modernité, qui montre que le fondement du savoir se trouve non plus dans la tradition mais dans la certitude du sujet pensant qui ne peut s’autoriser que de lui-même, et Kant ensuite qui va montrer que la métaphysique est impossible en définissant quelles sont les conditions de possibilité de toute connaissance véritable. Dire qu’il y a un avant et un après Descartes et Kant signifie qu’avec eux nous entrons dans l’âge de la connaissance moderne, et que la philosophie perd du même coup la place royale qui était la sienne. Il y a même eu, et c’est l’expérience intellectuelle peut-être la plus significative du XXème siècle, la tentative de  substituer la science positive à la philosophie et à la métaphysique (le positivisme logique, sous l’impulsion au départ de Wittgenstein). Cette expérience a échoué et on doit désormais faire le deuil de toute connaissance ultime du Tout de l’univers, de toute possibilité d’avoir accès à l’absolu du monde. La philosophie aura le choix entre : 1) suivre la voie d’une ligne critique et épistémologique à la suite de Kant. C’est le cas de la philosophie analytique anglo-saxonne ; 2) se poser en réaction contre le scientisme et restaurer l’ancien statut de la philo, « réenchanter » la philo (certaines philosophies pouvant être considérées à ce titre, selon M. Gauchet, comme « le dernier surgeon de l’ancienne ambition philosophique »). La Métaphysique qui constitue leur axe central (sous une forme ou sous une autre), peut être compatible avec certaines spiritualités (même s’il s’agit de deux ordres distincts) ; 3) se proposer de philosopher à « hauteur d’homme » : investir ce qui de toute façon restera toujours la spécificité de la philo : l’intelligibilité globale, la globalité de l’expérience humaine, que ce soit la question politique de la vie collective, ou la conduite de nos vie personnelles (éthique), mais ne pas s’engager trop avant sur les questions ontologiques ou métaphysiques... 

Religion, spiritualité, philosophie : ce qui les rapproche ? Ce qui les distingue ou les oppose ?

→Une source commune ? Elle irrigue sans doute les trois. A l’origine sans doute le questionnement humain universel sur le sens de l’existence...

RELIGION ET PHILOSOPHIE

→Une proximité historique indéniable. Des préoccupations spirituelles communes. Certains discours religieux ont des connotations philo très fortes et inversement.... est-ce à-dire pour autant qu’il n’y a pas de différence radicale ?

→Pour Pierre Hadot, la distinction repose sur le fait que la religion est  un phénomène « qui comporte des images, des personnes, des offrandes, des fêtes, des lieux, consacré à Dieu ou aux dieux ». Si l’on débarrasse la religion de ses aspects sociologiques et rituels, elle est selon lui « de l’ordre de la sagesse et de la philosophie ». La philosophie, est simplement une critique purificatrice de la religion qui consiste en particulier à rationaliser les mythes religieux... Distinction insuffisante

→La philosophie se distingue radicalement sur deux points inséparables :

▪ Elle est possibilité d’une connaissance et d’une saisie de la totalité au moyen d’une démarche autonome et rationnelle qui ne tire rien que de son propre fond (contrairement à la religion). Mis à l’écart de tout recours au surnaturel dans sa démarche. Opposé en cela à la « croyance-foi ».

▪ Opposition aussi quant au rapport à la vérité : vérité possession contre vérité horizon. D’un côté la vérité est derrière soi comme révélation (c’est ce qu’on appelle le dogme), de l’autre elle est devant soi comme horizon jamais atteint. La vérité est édictée par une autorité transcendante d’un côté, alors qu’elle est l’objet d’une quête jamais achevée de l’autre. Cf. ce que dit le catéchisme  de l’Eglise catholique... Mais la philo n’est pas à l’abri du dogmatisme. La « déesse raison », dont parle Cioran et qui est selon lui responsable de tous les excès, « contre-façon de Dieu », peut aboutir au même résultat : cf. le mythe de la caverne de Platon. Le processus de désenchantement qui a été décrit (« critique » au sens kantien de la raison) et qui interdit désormais de penser que notre raison peut saisir la réalité ultime et suprasensible de l’univers, doit nous prémunir contre ces excès. Différenciation nécessaire entre croyance et savoir absolu (sinon « barbarie des fanatiques »)

RELIGION ET SPIRITUALITE

Très souvent la spiritualité est une dimension de la religion mais pas nécessairement. Nous pouvons avoir des pratiques religieuses en dehors de pratiques spirituelles, et inversement la spiritualité dépasse de beaucoup les religions. Existence de « spiritualité sans Dieu », d’autant plus qu’il y a des religions sans Dieu. En termes logique, ni implication, ni incompatibilité logiques entre les deux.

→La religion se manifeste  par des rites, des mythes et souvent des dogmes. Elle est une forme d'assentiment à une tradition, à un enseignement et à une représentation du monde. Alors que la spiritualité est individuelle. On pourrait dire aussi qu’elle concerne l’intériorité du moi alors que la religion concerne l’extériorité faite de gestes, de comportements et de conventions. Mais cette distinction classique a tendance à s’estomper avec les nouvelles conditions d’une croyance de plus en plus intime et privée, déconnectée des normes prescrites par l’Eglise.

→Spiritualité interconfessionnelle et aconfessionnelle aujourd’hui. Veut dépasser tous les clivages et tous les « clochers », dans la perspective d’un changement personnel et/ou collectif (cf. Fredéric Lenoir ou Abdennour Bidar, parmi d’autres). Se présente souvent comme le plus petit dénominateur commun des religions et sagesses traditionnelles... Syncrétisme de la pensée. Ce ppdc est-il encore consistant ? Peut-on négliger ainsi la profondeur de courants spirituels qui ont des millénaires d’existence ? Mise en garde à ce sujet du Dali Lama lors de son passage sur le plateau du Larzac il y a maintenant de nombreuses années... François Jullien aussi : risques de synthèses superficielles et de truismes sans intérêt.

→L’appel vers un « ailleurs » peut-il rapprocher spiritualité et religion ?

La façon dont le Pasteur Alain Houziaux (conférence sur Internet « Peut-il y avoir une spiritualité sans Dieu ? », docteur en théologie et en philosophie) parle de la spiritualité la situe explicitement du côté du manque à être, de l’espoir en direction du Tout Autre, de la quête de l’absolu et de la plénitude comme réponse à sa propre finitude...etc. Nul doute qu’ici la spiritualité se rapproche de la prière en direction du « Très haut ». D’autres, comme Comte-Sponville, revendique une spiritualité « laïque » qui prétend faire l’économie de la transcendance. L’expérience fondatrice d’une telle spiritualité est, comme d’ailleurs chez Pierre Hadot qui explique que celle-ci a été déterminante dans son choix pour la philosophie, celle du « sentiment océanique » (Romain Rolland). Présence du Tout du monde, et sentiment d’en faire partie. Il y aurait une forme de « mystique sauvage » (titre d’un livre qui répertorie ces expériences) qui ne s’embarrasse pas d’un Sauveur ou d’un Juge suprême, ou même d’un quelconque au-delà : une spiritualité de la pure immanence s’opposerait à une spiritualité de la transcendance. Reconnaissons cependant qu’à la lecture du chapitre III de son livre, nous sommes profondément troublés à ce sujet : Comte-Sponville ne ménage pas ses efforts pour rapprocher cette spiritualité sans dieu de celles qui sont en lien avec la tradition chrétienne, notamment les expériences mystiques ; par ailleurs, il reconnaît à ses expériences leur caractère exceptionnel, disant qu’elles expriment une « visée » idéale et non figurable... Ce qu’il appelle l’athéisme mystique ou le mysticisme athée semble rapprocher tous types d’expériences, et il est difficile de situer la limite entre une spiritualité immanente et une spiritualité transcendante... Lui-même semble considérer qu’il s’agit presque de la même chose...

→Un objet de croyance toujours un peu évanescent...et une expérience subjective difficilement partageable semble réunir l’une et l’autre.

Cette indiscrimination entre ces deux types d’expérience tient peut-être à leurs caractères très « vague » et difficilement communicables. Ce que dit Clément Rosset est valable pour la croyance religieuse autant que spirituelle : le fait de croire est l’essentiel, et l’on est généralement très évasif sur son objet. En simplifiant à l’excès, nous pourrions dire : peu importe le contenu pourvu qu’on ait le contenant, et la croyance néglige volontiers son complément d’objet. Un athée (comme moi) pourra penser qu’une telle espérance en un absolu aussi lointain qu’indéfini, et sur lequel on ne peut rien dire (la théologie négative nous a montré que l’on ne pouvait rien dire de Dieu, de l’infini ou de l’absolu sinon ce qu’il n’était pas ; nous ne pouvons le définir que par son absence), ne peut être que le fruit de cet être fini lorsqu’il pense l’infini (fruit de l’imagination en quelque sorte)... Mais faute de donner un contenu concret à la croyance, nul autre que celui qui le vit peut en dire quelque chose... On peut témoigner personnellement de sa foi ou de sa croyance, mais il s’agit d’une expérience subjective sur laquelle un observateur extérieur ne peut rien dire, faute de critères objectifs qui montreraient la réalité de l’objet de cette croyance. A la base de la croyance ou de la quête spirituelle, il y a toujours l’idée d’un secret à trouver. Certains prétendent l’avoir découvert, mais  cette affirmation s’accompagne généralement d’un vague et d’une imprécision remarquable. Cf. les romans initiatiques comme l’Alchimiste. Cette tendance au flou et à l’abstraction est un trait caractéristique d’un certain type de spiritualité, mais elle est également encore plus présente aujourd’hui dans les phénomènes de croyance à partir du moment où ils correspondent à une désolidarisation massive de l’institution religieuse et une interrogation incessante du dogme et de la théologie : l’identité de Dieu est de plus en plus indéfinissable, assimilable à l’idée de « quelque chose de plus haut que soi » dont on ne sait rien

→ En conclusion, la spiritualité est-elle nécessairement vouée à scruter l’invisible ou le surnaturel ? L’appel vers l’au-delà, l’invisible, l’inexprimable semble bien inséparable de l’expérience spirituelle, quelque soit son rapport à Dieu et aux pratiques de la foi traditionnelles . Saint Bernard écrit : « Nous cherchons ce que l'oeil ne voit pas, ce que l'oreille n'entend pas, ce qui n'est pas monté jusqu'au coeur de l'homme. C'est cette chose là, quelle qu'elle soit, qui nous plaît, nous attire et que nous désirons atteindre ». Traverser le voile des apparences au profit de ce qui constituerait une « surréalité » non moins visible qu’elle serait plus fondamentale.... En vérité, la spiritualité est la quête d'une forme d'enchantement intérieur : il y a dans l’expérience spirituelle un « plus » irréductible qui fait « décoller » d’une réalité prosaïque pour atteindre quelque chose de l’ordre de la transcendance. Que nous soyons dans une perspective religieuse ou athée, l’expérience de la spiritualité est marquée par la structure du désir. Et que l’objet du désir soit Dieu ou n’importe quoi d’autre.

→L’expérience de la vie spirituelle s’est exprimée dans le moule et le langage de la religion chrétienne (en Occident). Depuis les premiers siècles de notre ère jusqu'au XIXe siècle, la religion chrétienne a été en situation de monopole pour tout ce qui concerne la vie de l'esprit. Et c'est ainsi que l'expérience de la vie spirituelle s'est exprimée dans le moule et le langage de la religion chrétienne. Cela n’a pas empêché à la spiritualité de s’exprimer suivant ses voies propres, et il faut bien reconnaître que le polysémisme de la notion de Dieu peut autant déboucher sur un Dieu personnel, tout puissant et extérieur à l’homme, qu’un Dieu impersonnel, mystique, intérieur, en un mot purement spirituel. Cette dernière conception n’est pas en tant que telle incompatible avec le monde religieux (la réflexion de saint Augustin –un chemin vers Dieu qui passe par l’intériorité et le coeur du moi – en est la preuve), même si les tensions ont été très fréquentes entre l’orthodoxie religieuse et l’expérience spirituelle ou mystique.

→Spiritualité et croyances traditionnelles

Dans la société traditionnelle, pas vraiment d’interrogations existentielles sur Dieu, mais le principe divin structure  l’organisation de la vie collective au quotidien. A l’inverse, la spiritualité aujourd’hui (religieuse ou non, avec ou sans Dieu) est totalement déconnectée de cette organisation sociale. Nous assumons notre existence comme si Dieu n’existait pas. Notre existence ici-bàs a-t-elle encore un rapport avec son existence ou non ? Nous pouvons nourrir une expérience spirituelle de Dieu (que l’on appelle parfois avec des noms différents, l’Ouvert, l’Infini, l’Absolu...) en dehors de toute confession de Dieu.

SPIRITUALITE ET PHILOSOPHIE

Expérience personnelle ou activité intellectuelle. Des « mots-clé » peuvent nous permettre ici de préciser. D’un côté : expérience subjective singulière, ressenti, globalité corps/esprit, sensibilité, intuition, méditation. De l’autre : discours rationnel, recherche d’universalité, raison, réflexion, explication, compréhension. Cela n’empêche pas que la philosophie essaie de penser pour mieux la comprendre l’expérience spirituelle (nous verrons plus loin quelles sont les limites d’une telle entreprise). La force de l’expérience (d’une certaine façon indiscutable) constitue également sa principale faiblesse (enfermement dans une sorte de solipsisme du « vécu » personnel). Cette distinction qui peut apparaitre première aujourd’hui entre expérience spirituelle et discours philosophique est en réalité seconde : cf. philosophie antique comme « manière de vivre ».

Diversification des figures de la spiritualité : la spiritualité comme souci de nature spécifiquement éthique, figure de la spiritualité antique, est loin d’être actuellement la seule. L’idée d’un cheminement ou d’une quête personnelle, source d’évolution et de transformation de soi est sans doute le point commun des figures anciennes et nouvelles de la spiritualité. Mais avec « l’extase hors de soi », « l’exploration des possibles » (Georges Bataille), la recherche d’intensité, le « voyage intérieur », nous sommes loin d’une orientation spécifiquement éthique, celle de la recherche de perfection. Il s’agit plutôt d’une expérience intime d’exploration de l’invisible, de recherche d’un secret caché. Cf. C. Bobin et ses descriptions qui décèlent, derrière le presque rien – par exemple celui d’« une petite feuille verte » - la présence de « Quelqu’un d’Autre que soi».... Le mythe du Graal peut illustrer ce genre de spiritualité.

Des dispositions communes mises en avant par la spiritualité comme la philosophie : l’attention à soi-même, l’étonnement, la présence. Michel Foucault reprenant pour soi-même les exercices spirituels de la philosophie antique dans la dernière partie de sa vie et de son œuvre, leur attribue une fonction de vigilance, de concentration, d’attention vis-à-vis de soi-même. Non pas un dédoublement rétrospectif où il s’agirait de mieux connaître son identité secrète (le « connais-toi toi-même » socratique est souvent très mal interprété), mais une concentration en soi pour éviter de faire le moins de choses possibles de façon machinale : il est question « d’intensifier son rapport à soi, son immanence à soi », de manière à toujours essayer de mettre en adéquation ce que je dis, les principes que je me suis donné,  et ce que je fais. On peut penser au « Deviens ce que tu es » nietzschéen. Nous ne sommes pas très éloigner de cette notion d’étonnement philosophique qui caractériserait la posture philosophique, et qui désigne cette capacité à pouvoir voir quelque chose pour la première fois alors qu’on a l'habitude de la voir régulièrement. Cependant elle n’est pas synonyme d’ « émerveillement » (vocabulaire souvent présent dans la littérature spirituelle) : l’étonnement peut aussi signifier une forme de déréliction, de nausée, d’insignifiance... L’étonnement devant le monde ne signifie pas forcément d’adjoindre à cette réalité du monde une valeur ajoutée poétique qui a tendance à sacraliser son objet.

La philosophie peut-elle encore se définir comme sculpture de soi ?

Sans doute trop naïf de considérer ce rapport de soi à soi-même sur le seul plan de l’instrumentalisation ou de la création, ce qui suppose une primauté absolue de l’activité intellectuelle sur le façonnage de sa propre vie (cf. à ce sujet texte : « Penser sa vie est-ce la réussir ? »). De plus, la figure idéale du sage qui faisait courir les Anciens est désormais plus que brouillée ; qu’est-ce que le bonheur, qu’est-ce que la sagesse aujourd’hui ? Nous ne disposons plus de réponses simples à ces questions... Leur connaissance est passée à la trappe avec l’ensemble des connaissances qui prétendaient saisir l’absolu. Le pluralisme et le relativisme de la Modernité sont passés par là... Kant est encore celui qui nous montre que la raison a un champ de validité restreint, et cela s’applique en particulier à la question du bonheur : la philosophie n’a pas vocation à s’en préoccuper, parce qu’il n’y a pas de savoir possible à son sujet, une vérité le concernant : « Le bonheur est un idéal non de la raison mais de l’imagination. »

Désenchantement de la philosophie, enchantement de la spiritualité ? Retour au paragraphe précédent sur « l’histoire du désenchantement » : nous avons vu que la philosophie ne devait sans doute pas persister à vouloir rester sur son piédestal, mais revendiquer cependant toujours aussi fort sa vocation à penser l’intelligibilité globale des phénomènes humains et nous aider à nous orienter dans l’existence. Dans cette configuration, le champ libre est laissé à une spiritualité toujours plus ou moins « spiritualiste » (nous ne parlons pas ici bien sûr des préoccupations éthiques, mais de la spiritualité au second sens), comme d’ailleurs à la métaphysique, pour qu’elles puissent faire leur chemin en dehors de la philosophie, en tant qu’elles lui sont foncièrement étrangères. Le besoin de religiosité existe sans doute malgré le processus de sortie de la religion analysé par M. Gauchet, mais il est désormais « hors champ » par rapport à la philosophie. Cependant, pas d’incompatibilité interne : quand certaines philosophies résistent à cette limitation et s’inscrivent toujours dans une perspective métaphysique, elles peuvent être accompagnées d’une spiritualité qui leur corresponde...

« Ce qui ne peut se dire, il faut le taire »

La critique du langage développée par Wittgenstein dans le Tractatus Logico-philosophicus montre que l’expérience mystique ou spirituelle ne peut qu’exister en dehors du langage. Pourquoi ? En tant que le langage représente (ou pense, c’est la même chose ici) le monde, il y a une coïncidence quasi parfaite entre les deux, et nous sommes pris dedans (dans le monde et dans le langage). Les limites internes de notre dire sont tracées par les limites du langage. L’essence des choses est inexprimable, la forme logique même du langage qui rend possible son exercice ne peut s’analyser elle-même, car il faudrait sortir du langage pour l’observer de l’extérieur. Nous sommes ainsi rivés à un solipsisme qui nous contraint aux limites de mon langage : «Les limites de mon langage représentent les limites de mon univers ».Conclusion : impossibilité pour la philosophie de pouvoir dire quoi que ce soit sur ce registre de la mystique ou de la spiritualité. Cela donnerait tord par exemple à une entreprise comme celle de Comte-Sponville dans « Une spiritualité sans Dieu ».Celui-ci nous parle pendant tout le chapitre III, à partir de cette fameuse expérience du sentiment océanique, de la communion avec le « Grand Tout » de l’univers, de l’expérience de l’Un avec lui, de l’expérimentation de l’éternité ici-maintenant, de la dilation et de la dispersion du moi perdu dans l’Etre...etc. Il fait de nombreux rapprochements entre ces expériences  et celles du mysticisme rattachées à la tradition chrétienne, reconnaît leur caractère « rare et exceptionnel », qu’elles s’inscrivent dans une visée spirituelle idéale, mais surtout il reconnaît qu’elles sont de l’ordre de l’inexprimable et de l’irremplaçable, en particulier par les mots... Mais alors, pourquoi écrire un livre de philosophie qui prétend en rendre compte ? Il avoue même qu’ « elles n’appartiennent à aucune religion et aucune philosophie », mais que la philo se doit de les « penser »... Mais est-ce possible ?  Peut-on le faire tout en maintenant l’exigence rationnelle qui est une des conditions de légitimité de celle-ci ?  La théologie négative nous a appris que seul le silence  pouvait répondre à la question de Dieu (quelque soit le nom que nous lui donnons). L’apport de W est incontournable : c’est la limite du langage qui trace la frontière de l’indicible et de toute proposition philosophique si elle veut préserver son sens (ne pas être un « non-sens », comme dit W...).

L’exemple d’une spiritualité de l’immanence. La question se pose en effet de savoir si toute spiritualité a nécessairement recours à la transcendance, ou dit autrement si toute spiritualité doit nécessairement s’inscrire dans une sorte d’extase où il s’agit de percer le voile des apparences au profit d’une « sur-réalité » derrière la réalité triviale ? Existe-t il aussi une spiritualité radicalement immanente à « l’expérience nue du réel » ? Et si une telle spiritualité existe, qu’est-ce qui la distingue alors de l’exercice philosophique ? Rien sans doute, et l’œuvre de Clément Rosset est sans doute un bon exemple à ce sujet... Que nous dit-il ? Ily a une « grâce » mystérieuse de l’existence qui nous fait choisir « to be » or « not to be » malgré son caractère quelconque et insignifiant, malgré surtout sa dimension tragique. Miracle d’un enchantement, d’une jubilation, d’une séduction qui nous fait aimer le réel. La grâce est ce quelque chose qui nous est donné par surcroît, « comme disent les évangélistes », et qui fait de la vie un paradoxe : d’une part la conscience de son insignifiance et de sa cruauté, avec « l’inespoir » (ce terme n’est pas de Clément Rosset) qui y est associé, d’autre part notre indéfectible attachement à cette vie. Mais cette grâce porte en réalité un nom, qui évacue le moindre soupçon d’intervention « surnaturelle » : ce nom désigne un sentiment, celui de l’allégresse ou de la joie, c’est-à-dire au fond toujours l’amour du réel. Là réside le « secret » ou le « mystère »... Ce qui est remarquable et assez jouissif dans ce texte, c’est la manière dont un vocabulaire volontairement et systématiquement religieux parvient à être détourné au service d’une orientation d’où est expurgée tout  « saut » vers une transcendance quelconque, « à raz le réel » pourrait-on dire... 

 

 

                                                                               Daniel Mercier, le 12/01/2017