" Le don et la reconnaissance " 

 

CAFE PHILO VENDREDI 13 DECEMBRE 2024 MEDIATHEQUE DE COLOMBIERS

Texte de Daniel Mercier.

« Le don et la reconnaissance »

Le don étant généralement considéré comme une forme spécifique de reconnaissance – étudiée principalement par des anthropologues et des ethnologues, car existant sous forme de rituels organisés dans beaucoup de sociétés dites « archaïques »[1]- , nous commencerons par explorer l’idée de reconnaissance, qui a donné lieu à une réflexion philosophique approfondie chez Hegel, mais qui a surtout était reprise pour devenir l’objet d’une théorie par un philosophe de l’Ecole de Francfort, Axel Honneth. En particulier dans des livres comme « La lutte pour la reconnaissance » et « La société du mépris » (ouvrage collectif). Nous nous demanderons ensuite avec Paul Ricoeur en quoi le don est une forme de reconnaissance  qualitativement différente de la précédente, mais aussi dans quelle mesure il n’échappe pas lui non plus à la problématique de la lutte et du conflit, contrairement peut-être à la vision un peu trop « idéaliste » développée par ce philosophe, qui semble opposer « le mauvais infini » de la lutte pour la reconnaissance, à la mutualité et la réciprocité qui semble caractériser la pratique du don…

Première partie : la lutte pour la reconnaissance

Le besoin ou le désir de reconnaissance (les deux expressions sont utilisées), lorsqu’il apparaît dans la littérature française, semble associé à une nature humaine soucieuse du regard des autres.Rousseau dans «  Le discours sur l’origine des inégalités parmi les hommes » écrit :« Chacun commença à regarder les autres et à vouloir être regardé soi-même ». Bien avant, La Rochefoucauld, selon son habitude, fait preuve d’une grande perspicacité également :   « Si l’aiguillon principal de la vie humaine n’est pas le désir de biens matériels, de la satisfaction égoïste, mais l’aspiration à la gloire et aux honneurs, comment pourrait-on se passer des autres, qui sont leurs seuls pourvoyeurs possibles ? ».Tzvetan  Todorov[2] dira à peu près la même chose : la motivation principale de l’existence humaine réside dans le désir d’être reconnu par autrui : « Les hommes aspirent à des reconnaissances symboliques beaucoup plus qu’ils ne recherchent la satisfaction des sens ».On trouve également dans les ouvrages sur la psychologie de la communication des indications précieuses, en particulier chez Watzlawick[3] : selon lui, dans toute communication humaine, quel que soit le contenu du message, il y a une demande de « validation » ou de « confirmation » de soi (ici ce qui importe, ce n’est pas ce qui est échangé, mais ce qui se joue dans la relation). Le pire de ce point de vue – tous les manuels de psychosociologie l’affirment -  serait la négation ou le déni de soi (qui renvoient le message suivant : « je n’existe pas »). La communication humaine apparaît dans ce cadre comme le principal vecteur de la construction de soi, et l’on parle à ce sujet de « nature transactionnelle de l’identité » pour bien montrer que la personne se construit à travers les innombrables interactions (feed-back ») qu’elle entretient avec les personnes qui l’entourent. Nous pourrions citer aussi l’insistance d’un psychanalyste comme J.Lévine, qui travaille de manière privilégiée sur les problèmes de l’Ecole, à propos de la « prise en compte du moi de l’élève » à l’école, allant même jusqu’à revendiquer « un smic de reconnaissance du moi à l’école » !  Mais ces approches psychologiques sont sans doute insuffisantes pour prendre toute la mesure et l’ampleur d’un tel phénomène.

C’est chez le jeune Hegel, et surtout aujourd’hui à travers l’œuvre d’Axel Honneth, qui s’inscrit explicitement dans l’héritage hegelien, que s’élabore une théorie de la lutte pour la reconnaissance. Hegel distinguait déjà trois niveaux de reconnaissance[4] : celui des rapports affectifs liés à la transmission de la vie, à la sexualité et à la filiation ; celui du plan juridique des droits civiques, centré sur les idées de liberté, de justice et de solidarité…. Celui enfin de l’estime sociale. Ce niveau excède celui des droits ; il s’adresse à la valeur personnelle et à la capacité de poursuivre le bonheur selon sa conception de la vie bonne. Axel Honneth a comme projet de se réapproprier la philosophie du jeune Hegel qui déjà, notons-le, développe une dialectique dans laquelle le « négatif » est le moteur de l’histoire ; nous découvrons notre désir de reconnaissance par la « disfaction » ou insatisfaction des expériences négatives de mépris. Autrement dit l’idée de reconnaissance est étroitement couplée avec celle de mépris. Nous retrouvons les trois niveaux évoqués : le niveau des rapports érotiques, familiaux, amicaux (pré-juridique) avec les sentiments négatifs d’abandon ou de détresse qu’il comporte, et donc le besoin d’être rassuré, la peur de ne pas être confirmé ou approuvé, mais aussi « l’acquisition de la capacité de la solitude » (Ricoeur). L’amour et les liens affectifs entre proches seraient la condition de la confiance en soi. Le second niveau est proprement juridico-politique et concerne la reconnaissance de l’égalité des droits qui conditionne le respect de soi. Centré sur les idées de liberté, de justice et de solidarité, il va concerner des conflits liés à l’exclusion par les inégalités sociales, ou des discriminations frappant des minorités diverses (comme par exemple les femmes, les homosexuels, les personnes queer etc.). Le troisième niveau est celui de la reconnaissance sociale, de la façon dont nous apportons notre contribution personnelle à l’œuvre commune, et où nous pouvons faire valoir nos capacités ; il conditionne l’estime de soi.Ces luttes ont pour cadre différents lieux de vie ; l’entreprise, l’accès au logement, les relations de voisinage et les multiples rencontres (associatives par exemple) de la vie quotidienne. Ce niveau excède celui des droits.

On voit bien comment la lutte pour la reconnaissance est devenue, par l’intermédiaire de cette réflexion, un ressort historique et anthropologique fondamental. Elle opère donc aussi bien dans la sphère des relations intimes que dans celle de l’estime sociale et de l’accomplissement personnel, ou encore sur le niveau proprement juridique de la reconnaissance des droits.

L’apport de Tzvetan Todorov est également intéressant[5] : il distingue notamment deux sortes de reconnaissance : la reconnaissance de conformité, qui s’apparente au vécu subjectif d’appartenance à un groupe, et la reconnaissance de distinction, qui désigne la demande d’être perçu et compris dans son individualité propre. Il privilégie la reconnaissance personnelle et affirme que le besoin d’appartenance est d’autant plus fort que celui de la précédente est peu satisfait : « Si je n’ai rien dont je puisse être fier dans ma vie à moi, je m’attache avec d’autant plus d’acharnement à prouver ou à défendre la bonne renommée de ma nation ou de ma famille religieuse ». Des« reconnaissances de substitution » peuvent se développer alors, qui peuvent aussi se décliner en termes de fanatismes, et/ou de mythomanie et de victimisation. L’apport de Cynthia Fleury sur « l’homme ressentimiste » peut éclairer singulièrement cette dérive. Une certaine forme d’obsession identitaire présente dans le wokismepeut également mieux se comprendre à partir d’une telle perspective…

Pour terminer cette présentation du désir de reconnaissance, il faut noter également que toute demande de reconnaissance (adressée à autrui) implique nécessairement une forme de reconnaissance envers celui à qui elle est adressée : pour que la reconnaissance dont l’autre me crédite soit effective, il est nécessaire que je reconnaisse moi-même celui à qui je demande cette reconnaissance.Une conscience de soi a besoin pour s’affirmer comme telle d’une autre conscience de soi qui la reconnaisse, tel est un des apports fondamentaux de Hegel[6]. Enfin notons, sans s’y attarder pour le moment, que les sociétés démocratiques, en plaçant au centre de la vie sociale la valeur de l’égalité, ne peuvent que faire croître ou même exacerber dans certaines conditions le désir de reconnaissance… 

Nous pouvons ici faire une pause avec Ricoeur et se demander avec lui si ce désir de reconnaissance ne se traduit pas par une lutte ou un conflit indéfinis, c’est-à-dire sans fin ? Hérité de la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel –avec cette idée du travail du négatif comme moteur de l’Histoire –,  qui s’inscrit elle-même dans le droit filde la philosophie du contrat social de Hobbes - la lutte permanente que se livre les êtres humains dans cet état de nature ou proto-social, luttes et conflits incessants pour la défense de leurs intérêts, entrechoquement de libertés rivales qui conduisent à « la guerre de tous contre tous » -, la lutte pour la reconnaissance crée, « à l’horizon de cette lutte » (Ricoeur), une demande insatiable, « une sorte de nouvelle conscience malheureuse, une revendication sans fin ». Autrement dit, l’objection de Ricoeur, ou plutôt son questionnement, est le suivant : « l’ « être reconnu » de la lutte pour la reconnaissance n’est-il pas l’enjeu d’une demande indéfinie, faisant figure de « mauvais infini » (négation insatiable ou revendication sans limite) ? Peut-on envisager que la reconnaissance prenne une autre forme que celle d’une lutte face au déni de reconnaissance, une forme qui ne relèverait pas obligatoirement d’une logique de conflit telle qu’elle est mise en œuvre par Hegel et son principe de négativité comme moteur du progrès ?Cette lutte est-elle d’une certaine manière indépassable en tant qu’elle se confondrait avec le destin de l’humanité, ou bien doit-on envisager des formes positives de reconnaissance qui s’appuient sur une mutualité ou une réciprocité qui attesterait en quelque sorte d’une sorte de « bienveillance naturelle » entre semblables ?

Avant d’aborder ces dernièresquestions à partir de « l’Essai sur le Don » de Marcel Mauss, arrêtons-nous un instant sur l’actualité et même l’exacerbation de ces conflits de reconnaissance dans la société contemporaine. C’est en effet une bonne illustration de cette dialectique mépris/reconnaissance dans une société démocratique où la sensibilité au mépris, dans un environnement social où l’égalité devient la valeur centrale, est d’autant plus aigüe. L’exacerbation du désir de reconnaissance peut en effet avoir deux sources : une source psychologique selon laquelle une soif inassouvie (et insatiable) de reconnaissance peut avoir comme origine une grande insécurité intérieure ou fragilité narcissique rattachées souvent à des carences qui remontent à la petite enfance. Dans ce cas, celui qui est en mal de reconnaissance attend et parfois exige beaucoup des autres, jamais satisfait de ce qu’il reçoit. Ou bien refuse de recevoir quoi que ce soit. Nous sommes alors dans une sorte de pathologie de la reconnaissance. Mais l’exaspération du désir de reconnaissance peut également avoir une source sociale ou sociale-historique, entrenue par le contexte anthropologique de ce que Marcel Gauchet appelle l’ère démocratique, et notamment avec la « décantation ultime » de cette modernité démocratique, ce qu’il nomme « le nouveau monde » : nous vivons dans « une société des individus » dans laquelle le marché règle l’ensemble des activités sociales ;l’individu se vit comme une entité indépendante et séparée de l’ensemble, un peu comme si la société se produisait hors de nous, et que réciproquement elle était indifférente aux existences individuelles.Dans l’ancienne société au contraire, les liens précédaient les éléments liés (sentiment d’appartenance), et chacun tenait la place qui lui était assignée, en lien avec tous les autres. Une telle société « holiste » (où le tout prévaut sur les parties), n’alimente pas de la même manière le besoin de reconnaissance… L’individu subjectivement détaché de la société moderne est au contraire avide de reconnaissance, d’autant plus qu’il a de la difficulté à se faire reconnaître au sein d’une existence collective, sinon pour certains par le biais de la célébrité (qui n’est pas par hasard une valeur phare aujourd’hui…). Dans la société des individus en effet, l’articulation entre l’individuel et le collectif est problématique. « Du point de vue de l’équation psychique des personnes, l’articulation de l’individuel et du collectif est porteuse du message suivant : « Tu es toi –même, tant que tu veux, dans ton coin privé, c’est ton droit irréfragable, mais tu n’es rien aux yeux de cette société, elle peut se passer de toi ». Dans l’ancienne société, le message était le suivant : « tu es ta société, tu n’es rien par toi-même en dehors d’elle. Tu n’as à être que ce qu’elle te demande d’être » » (Marcel Gauchet). L’individu contemporain est souvent à la recherche d’une hyper-socialisation privée (relations interpersonnelles), à défaut de compter pour quelque chose dans le mécanisme collectif.

Mais cette approche « critique » de Marcel Gauchet peut être rapprochée ou complétée par une version plus positive : paradoxalement, la démocratie, dont une des valeurs centrales est l’égalité des conditions, et dont l’histoire est effectivement marquée par la réduction des inégalités à travers de nouveaux droits (les droits civiques et surtout les droits sociaux), est un terrain propice au développement du besoin de reconnaissance :  les analyses de Pierre Rosanvallon[7] montrent que l’aspiration « à être important aux yeux d’autrui » est un sentiment grandissant dans ce qu’il appelle nos « sociétés de semblables ». De telles sociétés, qui érigent en effet en valeur centrale l’égalisation des droits individuels, exacerbent le besoin de reconnaissance de l’autre, qui devient essentielle dans le processus d’estime de soi. Cette demande devient vite colère lorsque les acteurs ressentent (à tord ou à raison) du mépris, de l’injustice ou de la discrimination. Nos sociétés démocratiques, qui développent un « individualisme de singularité », sont donc des terrains propices pour l’expression de ces désirs.

La question que nous devons maintenant aborder est celle de se demander en quoi le don tel qu’il est pratiqué, dans ces sociétés mais aussi dans les nôtres[8], est-il une pratique de reconnaissance, et qu’elle est sa véritable proximité - ou sa réelle différence -   avec les autres formes de reconnaissances plus classiques que nous avons déjà abordées.

Deuxième partie : les pratiques du don, une reconnaissance non conflictuelle ?

Une autre forme de reconnaissance

Se référant à l’œuvre de Marcel Mauss[9], Paul Ricoeur pense qu’il existe une autre forme de reconnaissance qui fait l’économie du conflit et de la violence, celle qui est lié à l’économie du don. Il évoque à ce sujet la mutualité et la réciprocité qui la caractériseraient, et qui s’éloigneraient également de l’idée d’un calcul utilitariste fondé sur l’intérêt. Avec les contractualistes comme Hobbes ou Locke par exemple, l’obligation mutuelle de reconnaissance de  l’égalité des droits reposent sur un tel calcul. Mauss nous montrerait que l’homme n’est pas seulement mu par la défense de ses intérêts, qu’il est capable de générosité. Capable donc de s’engager dans une relation qui ne soit pas médiatisée par ses intérêts personnels, mais qui relève de la reconnaissance réciproque[10]. Au sein de la grande famille humaine qui fait de nous des semblables, Paul Ricoeur aimerait au fond penser qu’il y a à l’origine une forme de bienveillance qui serait à l’œuvre dans ces formes de reconnaissance pacifiée que sont les pratiques cérémonielles de dons dans les sociétés archaïques, à l’opposé d’une forme « d’insatiabilité » des luttes modernes pour la reconnaissance (qui peuvent aussi faire penser à la course à l’argent (que par exemple le grand sociologue allemand Simmel dénonce avec force)

Si nous nous intéressons de plus près aux pratiques du don entre acteurs collectifs[11] dans les « sociétés archaïques »[12], en quoi consiste la valeur que les acteurs de l’échange cérémoniel (en particulier dans le cas du « potlach » ou du « kula »[13]) veulent voir reconnue ? Ils désirent que l’on reconnaisse leur générosité, leur capacité à donner et leur générativité. Ils veulent être reconnus comme sujets ayant fait des dons ou susceptibles d’en faire, et valant, très précisément, au prorata de ces dons, effectifs ou potentiels.Les dons faits sont en lien avec leur propre don, leur capacité à donner telle ou telle chose (le gibier qui manque, la santé, la pluie qui ne vient pas, la voyance etc.). La valeur des personnes et des groupes dépend de la valeur des dons qu’ils sont censés devoir faire, et réciproquement. Comme le dit très bien Wikipedia, Le but principal de ces échanges n'est pas l'accumulation de richesse mais la conquête et la confirmation du prestige et de l'honneur. 

Ces échanges relient les groupes entre eux et portent principalement sur des biens symboliques : « des politesses, des festins, des rites, des services militaires, des femmes, des enfants, des danses, des fêtes, des foires dont le marché n'est qu'un des moments et où la circulation des richesses n'est qu'un des termes d'un contrat beaucoup plus général et beaucoup plus permanent»[14].Ce modèle ne se confond pas avec l’échange marchand consistant à acheter et à vendre selon un contrat d’échange. La logique de l’échange de dons est une logique de réciprocité qui créé de la mutualité ; elle consiste dans l’appel à « rendre en retour » contenu dans l’acte de donner. Echange de reconnaissance de l’un par l’autre symbolisé par l’échange de dons. C’est la contrepartie pacifique de la lutte pour la reconnaissance. Le geste de donner est une invitation à une générosité semblable. Le fondement du lien social de nos sociétés ne reposerait pas uniquement sur le souci de sécurité et de la défense de nos intérêts particuliers dans un contexte de lutte généralisée, mais aussi de quelque chose comme « une amitié politique » essentiellement pacifique. Donner reste un geste répandu dans nos sociétés, et semble échapper au calcul intéressé tel qu’on l’entend généralement.Il dépend de celui qui reçoit de répondre à celui qui donne par une générosité semblable. Fêtes, célébrations familiales et amicales, en sont les expressions publiques. Elles interrompent le marché ou du moins le tempère en y apportant la paix. Cet entremêlement entre la lutte et la fête est peut-être l’indice d’un rapport absolument primitif à la source du lien social entre la défiance de la guerre de tous contre tous (Hobbes) et la bienveillance que suscite la rencontre de l’autre humain, mon semblable. 

Cette dimension « totale » des échanges, qui « obligent » mutuellement les communautés, et créent un état complexe d'endettement et d'interdépendance autorisant la recréation permanente du lien social, conduit Marcel Mauss à qualifier ces pratiques de « fait social total »

Un fait social total

Selon Marcel Mauss, le don est un phénomène commun à toutes les sociétés humaines passées et présentes sur la terre. « C’est une morale universelle et éternelle », associée à notre condition d’animal politique. Contrairement à l’économie classique qui voit dans le troc la forme d’économie naturelle qui serait la version simplifiée des échanges marchands, le système de « prestations totales » constitue le plus ancien système d’économie et de droit que nous puissions constater. « Prestations totales » parce que la spécificité de l’échange-don est d’être un « fait social total », contrairement à l’échange marchand. « Pour nous faire une idée de la cohérence systémique du don archaïque et de sa spécificité, la première chose à faire est de prendre pleinement au sérieux la dimension de phénomène social total que M. Mauss voyait en lui et, par voie de conséquence, de cesser de le penser dans l'espace de l'ombre projetée de l'économique moderne»[15].Dons et contre-dons, articulés autour de la triple obligation de « donner-recevoir-rendre », sont une forme de contrat social basé sur la réciprocité. Ils engagent toutes les institutions de la société. Ils nous invitent ainsi à analyser les faits économiques des sociétés modernes de manière plus générale et à se rendre compte que les faits en question débordent du carcan de l'utilitarisme et des lois du marché.Mauss met ainsi en évidence que la logique du don se démarque radicalement de celle du marché en rappelant que « dans le don, il ne s'agit pas d'avoir pour avoir mais [...] d'avoir pour être».

Dans la perspective maussienne, le don est posé comme une propriété invariante de l’action humaine. Le don est ainsi « un fait anthropologique universel », car « à la vérité, donner et recevoir[…] forment le tissu même de toute vie »[16]. On le retrouverait ainsi dans les formes contemporaines de l’échange cérémoniel de cadeaux, mais aussi les manifestations festives.Contrairement à ce que l’avancée irrésistible de la logique marchande pourrait laisser penser, le don dans nos sociétés ne doit pas être réduit à une simple survivance, comme le témoin d’un passé dépassé, un phénomène résiduel en voie de disparition, ou tout du moins de marginalisation poussée. Ce qui rend difficile la mise en évidence de l’importance de ces pratiques encore aujourd’hui, c’est  l’enchevêtrement fréquent des pratiques de don et de diverses formes de l’échange marchand. Qu’il s’agisse de la parenté, ou de la sphère de l’amitié, le don continue d’être une médiation majeure pour tout un ensemble de relations interpersonnelles. Mais au-delà, y compris dans notre relation avec l’étranger, des actions de bénévolat ou d’aide humanitaire doivent être considérées comme d’authentiques pratiques de don, même quand la relation entre donneurs et receveurs passe par diverses médiations tierces comme des instances gouvernementales, des entreprises ou des associations.

La relation de don est essentiellement une relation de reconnaissance mutuelle. Elle est ni un simple acte moral accompli par obligation (mais elle l’est aussi !), ni seulement un acte calculé et intéressé. L’être individuel aspire à être reconnu et traité comme une personne, veut affirmer en toute liberté son être dans ses nécessaires relations avec autrui, à la fois son estime de soi et son respect d’autrui. Mais cela dans un cadre collectif très prescriptif qui définit des obligations, des règles, des rites, des principes, sur fond d’une logique de l’échange. Dans ce double mouvement, les pratiques de don symbolisent la commune humanité des uns et des autres. Les dons, au-delà de leur possible utilité, sont là pour tenir ensemble les membres d’une même société… Dans l’action économique, le rapport entre les individus n’est qu’un moyen (rapport instrumental) pour accéder aux biens et aux services marchands, alors que dans l’action du don, c’est la relation elle-même, en tant qu’elle permet la reconnaissance mutuelle en même temps que l’entretien du lien social, qui est véritablement l’enjeu.

L’économie du don fait-elle vraiment faire l’économie du conflit[17] ?

Des pratiques compétitives où l’enjeu est souvent le pouvoir

Comme nous l’avons dit, l’économie du don n’est pas assimilable à l’économie au sens moderne ; cependant, certains traits sont communs : elle est la plupart du temps très compétitive : lorsque les prestations de don et contre-don prennent un caractère compétitif, on dit qu'elles sont de type agonistique. Le principal exemple de ce type d'échange étant celui du potlatch pratiqué par les populations de la côte Pacifique en Amérique du Nord, Marcel Mauss propose d'utiliser le terme « potlatch » comme concept anthropologique pour définir les prestations totales de type agonistique en général11. Les notions de dette et de crédit y sont très présentes : « Rendre immédiatement signifierait qu'on se dérobe au poids de la dette, qu'on redoute de ne pas pouvoir l'assumer, qu'on tente d'échapper à l'obligation, à l'obligeance qui vous oblige, et qu'on renonce à l'établissement du lien social par crainte de ne pouvoir être assez munificent à son tour». Ce laps de temps nécessaire est celui de la dette qui maintient le lien social actif. Ainsi la dette augmente avec le temps, comme pour n’importe quel crédit usuraire. La dette est ce qui maintient le donataire dans un état de dépendance par rapport à son donateur.L’impossibilité de rendre au moins à la hauteur de ce qui a été donné (et si possible plus) met le groupe dans un état d’infériorité par rapport à son donateur. Mais dans des pratiques très compétitives comme le potlatch, la logique de l’échange vise à toujours donner plus de façon à rompre la réciprocité du don et retourner ainsi la situation à son avantage. « La pérennisation d’un tel déséquilibre est au source même du pouvoir ». À l’encontre de certaines versions normativistes et « idéalistes » de la théorie du don, rien ne permet de supposer que ces désirs de reconnaissance puissent facilement et nécessairement parvenir à s’harmoniser.

Nous retrouvons facilement ces rapports de pouvoir ou de domination dans certaines pratiques de don contemporaines. Nous voyons bien là que les questions d’intérêts sont présentes, même si en l’occurrence on peut parler « d’intérêts sublimés » : celui qui donne beaucoup s’inscrit souvent dans une relation de domination en visant sa propre reconnaissance comme « puissant » ou  « supérieur » ? Qui n’a pas assisté à ces scènes où un des protagonistes vise à « en mettre plein la vue » en « arrosant » de pourboires les employés dans un hôtel, ou en payant le champagne à une nombreuse assistance ? La réciprocité de l’échange n’est pas ici à l’ordre du jour…  Certes, il faut un donateur et un donataire qui « reconnaisse » ce qui a été donné, mais la relation demeure foncièrement asymétrique.  Dans ce cas, l’estime de soi (du donateur) et le seul retour attendu par lui ; cette dernière est comme « achetée » à travers le don, alors qu’elle est censée être, comme le disait les grecs, « sans prix »…  Il ne faut donc pas idéaliser ces pratiques du don, et reconnaître qu’elles peuvent aussi être instrumentalisées pour affermir ou consolider une domination, comme cela transparaît par exemple dans l’expression « habitudes de seigneur » utilisée parfois pour décrire certaines de ces pratiques sociales… On peut remarquer que beaucoup de manifestations festives – mariages, baptêmes, anniversaires etc. - ne sont pas étrangères à de tels buts ; mais  il est vrai également qu’il est dans la nature du don d’être voué à la dépense et à la « consumation », la démesure ou l’hubris dirait sans doute Edgar Morin, étant le propre de « l’homo demens ».

Gratuité et réciprocité ?

L’idée de gratuité semble coextensive à celle du don. En réalité, la question est complexe. Le fait de donner n’implique pas en effet de contrepartie, et il y a manifestement une dimension inconditionnelle du don. Des termes comme « cadeau », « présent », « offrande » ne semblent pas introduire une quelconque contrepartie... Mais si je donne « pour » quelque chose ou « contre » autre chose, le don n’est plus à titre gracieux et n’est pas complètement étranger à un échange… Est-ce que je donne pour recevoir ? N’y-a-t-il pas une illusion dans le don sans contrepartie ?  Derrière des pratiques de générosité et de liberté  en quelque sorte « gratuites » se cachent en réalité un cadre très strict de règles et de codes sociaux qui oblige à donner, à recevoir et à rendre (re-donner). Chacun de ses moments recouvre des enjeux importants, et leurs refus signifieraient une rupture des rapports sociaux. Comme nous l’avons évoqué, ne pas rendre ou pas suffisamment maintient le donataire dans un état d’infériorité vis-à-vis du donateur ; de la même façon, ne pas pouvoir donner suffisamment, c’est risquer de perdre son rang et tout le prestige qui y est associé. Ni gratuité dans cette entreprise, ni d’ailleurs une nécessaire réciprocité du donner/rendre : la pratique du don n’est pas conditionné à l’existence d’une telle réciprocité, mais elle met cependant celui qui reçoit en position de débiteur. C’est toute la nature paradoxale de cette pratique : gratuité de l’acte de donner, et en même temps obligation de rendre. La réciprocité est donc un élément constitutif de la reconnaissance, mais n’en est pas pour autant un élément garanti. Pour être l’enjeu de cette relation, elle n’en est pas moins incertaine par principe ; comme dans l’amour que l’on porte à quelqu’un (qui est bien une forme de don), cette réciprocité est incertaine par principe. 

Une telle dialectique rejoue l’alternative entre la possibilité toujours présente du conflit et le postulat d’une communion naturellement harmonieuse. La définition de ces pratiques de don proposée par Godbout et Caillé citée par Chanial[18] est à ce titre très juste : « prestationde biens et de services effectuée sans garantie de retour en vue de créer, nourrir ou recréer le lien social entre les personnes ». Le don est bien sûr une invitation à rendre, mais à la différence d’une échange, la relation à une valeur intrinsèque et n’est pas seulement un moyen de maximiser son utilité personnelle. Le don réciproque lui-même ne signifie pas l’arrêt de la relation, mais au contraire il exprime la volonté de poursuivre et d’approfondir la relation[19].

La médiation d’autrui et l’importance du « tiers »

Cette forme de reconnaissance qu’est le don (mais cela est vrai dans toute reconnaissance), met en jeu la question du sujet dans son rapport à autrui. Celui qui donne reconnait par là-même l’importance que revêt l’autre (le donataire) à ses propres yeux. En donnant, il exprime l’intérêt qu’il lui porte et son désir d’entrer en relation avec lui. Les autres sont reconnus à travers mon don, mais c’est aussi ma propre estime qui est en jeu. Le don est en lui-même (indépendamment de la réponse éventuelle qui le suit) une forme de reconnaissance. Il s’agit en quelque sorte d’une double reconnaissance, indépendamment de la réciprocité du don (celle-ci n’est pas nécessaire pour cette double reconnaissance). Il y a toujours au centre du désir de reconnaissance la finitude d’un sujet qui doute de la valeur de son existence et de la validité de son jugement, et qui a besoin de la reconnaissance des autres. Nous avons tous besoin en tant qu’humains de cette confrontation avec cette épreuve de l’altérité qui va  nous permettre de nous reconnaître et de nous valider pour ce que nous sommes.  Le rapport du sujet à lui-même est toujours médiatisé par le rapport aux autres. Le domaine des relations entre proches est privilégié dans nos sociétés pour cette raison : la reconnaissance par le don est d’autant plus efficace qu’elle vient de ceux qui comptent pour moi, ceux que j’estime le plus. 

Il est également nécessaire de comprendre qu’il n’y a pas de relation Je/Tu sans « Il ». Explication : la relation de soi avec soi et avec les autres est médiatisé par un « nous », c’est-à-dire un tiers circonscrit par un ensemble de règles et d’obligations. Aucune relation interpersonnelle ne peut se réduire à l’apparence phénoménologique d’un simple vis-à-vis ou d’un pur face à face. Cette médiation du « nous » renvoie, en dernière instance « à un tiers invisible comme un ensemble partagé de croyances et de valeurs constitutives d’une cosmologie, d’une vision du monde, d’un « grand récit », ou encore d’une culture au sens anthropologique »[20].

Conclusion

La distinction opérée par Ricoeur lorsqu’il parle « d’effectuations non violentes et heureuses de la reconnaissance » à propos des pratiques du don, en opposition aux formes indéfiniment conflictuelles de la lutte pour la reconnaissance au sens de AxelHonneth, doit être grandement relativisée. La pratique du don ne garantit pas inconditionnellement des relations humanisantes et bienfaisantes ; et peut donner lieu à des tensions et des violences, comme par exemple pour le receveur considérer qu’il en a jamais assez, ou pour le donneur utiliser le don pour affermir sa domination. Rien ne permet de penser que ces désirs de reconnaissance puissent facilement et nécessairement parvenir à s’harmoniser. Nous devons aussi nous demander qui a le pouvoir de donner (pas tout le monde), d’où proviennent les biens donnés et reçus (lorsqu’il s’agit de biens matériels), et que deviennent ceux qui n'ont rien à donner…

Le don au sens hyperbolique du terme apparaît selon Derrida comme « humainement inatteignable »[21]. Pourquoi ? Pour qu’il y ait don, « il faut qu’il n’y ait pas de réciprocité, de retour, d’échange, de contre-don ni de dette ». Ou encore: « il faut, à la limite, qu’il [le donataire] ne reconnaisse pas le don comme don. S’il le reconnaît comme don, si le don lui apparaît comme tel, […] cette simple reconnaissance suffit pour annuler le don ».En bref, le don serait « la figure même de l’impossible ». Cela montre à la fois les limites humaines à la pratique du don qui est toujours en quelque sorte « impure », mais aussi l’intérêt d’actions qui tendent vers ce but même inatteignable. Bourdieu a beau poser le postulat que « toutes les actions apparemment désintéresséescachent des intentions de maximiser une forme quelconque de profit »[22], il y a une vérité du don irréductible à tout échange basé sur l’intérêt particulier.  

Il s’agit bien d’un véritable modèle alternatif à ce qui est trop souvent admis comme le seul modèle crédible d’une société moderne qui serait organisée sur les principes de l’intérêt économique individuel et de l’échange marchand (homo oeconomicus) comme seules motivations de l’action[23]. Les pratiques du don ne sont pas de simples survivances d’un état soi-disant dépassé de l’histoire de l’humanité, mais s’avèrent au contraire universelles. La permanence de la relation de don est reconnue aujourd’hui comme socialité fondamentale, mode primordial de reconnaissance mutuelle entre soi et autrui,  même si leur visibilité est rendue difficile parce qu’elles sont souvent enchevêtrées avec diverses formes de l’échange marchand. Dans beaucoup de gestes, de paroles, de regards de la vie quotidienne, la civilité, la politesse, la confiance mutuelle, la bienséance, sont autant de marques de considération et de respect pour autrui héritées de l’économie du don.

 

 

 

 

 

 

 

 



[1] Marcel Mauss et son « Essai sur l’économie du don » est l’ouvrage le plus célèbre et reconnu comme exemplaire. La réflexion sur ce sujet est marquée par un « avant » et un « après » la parution de ce livre.

[2] Critique littéraire, essayiste et philosophe. Lire : « La vie commune »

[3] Principal représentant de l’école de Palo Alto.

[4] Commentaires de Hegel dans la Conférence de Ricoeur à l’UNESCO en 2002 « La lutte pour la reconnaissance  et l’économie du don », et le texte écrit en 2005 « Etre capable, être reconnu »

[5]« La Vie Commune » (Seuil 95

[6] Texte intitulé « La dialectique du maître et de l’esclave » inséré dans La Phénoménologie de l’Esprit

[7] « Les épreuves de la vie », 2021

[8] Nous pouvons faire un rapprochement opportun entre ces pratiques ritualisées dans les sociétés archaïques  et un certain nombre de pratiques occidentales (cadeaux, fêtes, mais peut-être aussi un certain nombre de pratiques sociales, en particulier dans le domaine associatif). 

[9]Sociologue et anthropologie français, né le 10 mai 1872 et mort en 1950. Généralement considéré comme le « père de l'anthropologie française ». Parmi ses ouvrages célèbres : « Essai sur l’économie du  don », « Sociologie et anthropologie », « Manuel d’ethnographie ».

[10]L’approche hegelienne est ici toujours précieuse au sens où la conscience de soi passe par l’interaction sociale, contrairement à un modèle autocentré et autosuffisant qui prévalait jusque-là. Mais d’autres références semble pouvoir être convoquées, celle Des Lumières écossaises[10], qui montrent la capacité humaine à « se mettre à la place d’autrui » (sentiment de sympathie ou d’empathie) ; JJ Rousseau également, avec cette aptitude humaine à s’identifier à autrui à travers ce qu’il appelle encore la pitié.

 

[11]Bien que l'acte d'échange soit réalisé par des chefs, ce ne sont pas des individus qui échangent mais des collectivités toutes entières.

[12]CAIRN INFO La lutte pour la reconnaissance par le don entre acteurs collectifs Alain Caillé et Thomas Lindemann

 

[13] Les deux formes de don les plus connues et « étudiées. La première sur la côte ouest de l’Amérique du Nord ; la seconde dans les îles Trobriand de l’océan pacifique.

[14] Marcel Mauss

[17] Nous nous sommes inspirés pour cette partie de deux textes qui sont des commentaires de la pensée de Marcel Mauss dans son « Essai sur le don » : « L’univers du don. Reconnaissance d’autrui, estime de soi et gratitude » de Gérald Berthoud. Et « Philosophiques. De la reconnaissance au don et réciproquement. Philippe Chanial, La sociologie comme philosophie politique etréciproquement », Paris, La Découverte, 2011.Laurent de Briey

 

[18]Philosophiques. De la reconnaissance au don et réciproquement. Philippe Chanial, La sociologie comme philosophie politique etréciproquement, Paris, La Découverte, 2011. Laurent de Briey

[19]Ibid

[20] « L’univers du don. Reconnaissance d’autrui, estime de soi et gratitude » de Gérald Berthoud.

[21]Derrida, Jacques, 1991, Donner le temps. 1. La fausse monnaie. Paris, Galilée.Derrida dit la même chose du pardon…

[22]Bourdieu, Pierre, 1994, Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action, Paris, Seuil.

1997, « La double vérité du don », in Méditations pascaliennes. Paris, Seuil (collection Liber), p. 229-240.

 

[23]Les figures emblématiques du contrat social de Hobbes et du marché chez Adam Smith sont généralement convoquées ici.