La famille contre l’éducation
Comment l’alliance apparemment naturelle de la famille et de l’école s’est rompue ?
L’éducation scolaire devient de plus en plus problématique : rejet, absentéisme, stigmatisation des bons élèves, transmission de plus en plus difficile. Et surtout de plus en plus de temps pour établir les conditions nécessaires à l’étude : l’éducation à la civilité devient prioritaire. Il s’agit notamment de la « socialisation primaire » autour du contrôle de soi, de l’incorporation de normes et de codes, de la reconnaissance d’autrui.
En quoi les évolutions actuelles de la famille rendent difficiles cette coordination école / famille ?
Quelles évolutions ?
Elles sont la conséquences de la dynamique d’émancipation et d’égalisation des individus : passage d’un modèle ancien où la famille est une institution sociale, un rouage de l’ordre social, c'est-à-dire un lieu de construction et d’entretien du lien social, subordonné à un chef (de famille) qui protège, interdit et autorise, à un groupement privé entre personnes dont la finalité est l’épanouissement de l’enfant ainsi que de ses membres. La famille se désinstitutionnalise, c'est-à-dire devient une affaire privée. La famille est longtemps restée, malgré la logique individualiste, un îlot où « le lien continuait de précéder les éléments liés, le groupe de dicter sa loi à ses membres, et les rôles de dominer les personnes, avec son lot d’inégalité et de dépendance concernant en particulier les femmes » (Marcel Gauchet) De ce point de vue, l’émancipation féminine a été déterminante dans le changement anthropologique qu’a connu la famille. La figure du père dans ce contexte ne peut que s’effacer, avec le cadre institutionnel qui lui procurait nécessité et consistance : pourquoi un représentant de la Loi ou de l’Autorité, alors que rien ne justifie plus « l’existence d’un gouvernement domestique ». On peut désormais se rapporter aux autres en général, et à son conjoint en particulier, d’une manière non symbolique, d’une manière purement personnelle, psychologique. Et si vous vous engagez vis à vis d’un enfant, c’est sur le même mode psychologique et privé. La famille devient un regroupement volontaire qui se fait sur des fins affectives, et la procréation également doit être comprise en termes affectifs. Ces évolutions ont également changer les conditions de venue au monde et d’entrée dans la vie
Des nouvelles conditions de venue au monde et de l’entrée dans la vie. « L’enfant du désir » (Marcel Gauchet) ne signifie surtout pas l’enfant du désir sexuel, puisque précisément la séparation aujourd’hui entre le sexe et la procréation n’a jamais été aussi forte. L’enfant du désir est l’enfant de cette famille privée dont on vient de parler, qui n’a d’autre sens que celui de l’épanouissement affectif de ses membres : on fait un enfant pour soi et pour lui-même. La venue de l’enfant na de sens que si elle est voulue et désirée, l’horreur étant la contrainte ou le hasard. La sexualité est entièrement à la disposition des individus. A l’inverse, l’enfant était auparavant le fruit de la nécessité de la vie qui se poursuit, et non essentiellement le fruit du désir personnel de ses parents. La famille institutionnelle, au croisement du biologique et du social, avait en effet pour fonction sociale de reproduire l’espèce et la société. L’essence de la société, dit Gauchet, c’est la perpétuation dans le temps. La contrainte de reproduction à la fois biologique et sociale est inscrite dans la mission de la famille en tant que rouage de l’ordre social. Chaque existence peut ainsi être considérée comme le maillon d’une chaîne ; la question existentielle du « sens de la vie » ne concerne en réalité que l’individu qui n’existe que pour lui-même… Le sens de la vie était auparavant dans la perpétuation de la vie. Un des signes les plus visibles de ce changement de paradigme est le changement de statut du prénom (préciser). Par ailleurs, la place centrale du désir d’enfant introduit une inégalité entre le masculin et le féminin. : « La procréation n’a plus de sens du point de vue masculin ; elle n’en a que par association au désir féminin ». D’où, selon Gauchet, un effondrement du principe patriarcal. L’autorité du chef de famille, jusque dans les années soixante, se traduisait en particulier à son sommet par le pouvoir de faire des enfants à une femme. Avec les changements déjà indiqués et surtout l’émancipation féminine par le travail et la contraception, ce pouvoir a complètement disparu. Il y a un « matriarcat psychique » du côté de la femme qui porterait désormais à la fois le désir d’enfant et l’autorité
Les conséquences de ces mutations anthropologiques concernant la famille dans son rapport avec l’école sont au moins de deux ordres :
1) Dans la famille institutionnelle, il fallait que l’enfant fasse son chemin pour être bien armé pour son entrée dans la vie sociale. Aujourd’hui, le bonheur idéal, c’est le bonheur intime par la protection contre la société. Le raisonnement repose sur une fiction psychologique : l’enfant en étant épanoui, sera de fait armé pour faire son chemin. Par ailleurs, il y a une difficulté constitutive d’accepter la règle de base de toute vie sociale, qui est l’impersonnalité ou l’interchangeabilité. A l’intérieur de la famille aujourd’hui, il y a une relation « contentieuse » avec la société qui serait incapable de délivrer la reconnaissance qui est due à chaque enfant dans sa singularité absolue. C’est en particulier le point d’achoppement le plus sensible des relations de la famille avec l’école, qui est accusé de ne pas reconnaître la singularité de leur rejeton et de ses besoins. Il faut ici faire une différence entre les milieux privilégiés et les milieux populaires (expliquer). Ces derniers sont plus désarmés face à ce mouvement d’individualisation, alors que les premiers savent mieux user de la contrainte ; c’est peut-être « la racine de l’inégalité telle qu’elle incube dans le laboratoire des familles » Marcel Gauchet. Mais plus globalement, la société démocratique porte en germe l’exacerbation du souci de soi et le déni du collectif. Il s’agit d’un réel danger pour l’éducation, car un être conçu « pour être lui-même », indépendamment d’une communauté qui le dépasse, et dont l’autonomie n’est pas à conquérir mais postulée dès la naissance comme indépendance radicale, un tel être n’a sans doute pas besoin d’éducation, mais seulement de soins et de protection…
2) Cette disparition de l’institution famille a des conséquences décisives sur l’éducation, au sens de « l’institution des êtres » : la famille « socialise » de plus en plus difficilement, c’est l’affirmation d’un illustre historien de l’éducation (Antoine Prost), que M Gauchet reprend. C'est-à-dire ? Elle reporte sur l’école cette fonction qu’elle assurait auparavant (on peut ici soulever une contradiction : la famille demande à l’école de faire ce qu’elle a du mal à faire elle-même, mais est éventuellement prête à critiquer cette mission de socialisation s’il lui semble qu’elle contrarie l’individualisation maximum recherchée). Or celle-ci, on vient de le voir, est également singulièrement corrodée comme institution. De plus on demande à l’école en quelque sorte le double de ce qu’on lui demandait autrefois (instruction), sans compter qu’il est difficile d’instruire sans un minimum de socialisation. En réalité la famille socialise à sa façon, mais il ne s’agit plus du même mode de socialisation. Qu’est-ce que la socialisation ? Si nous nous accordons sur la notion minimale d’apprentissage adaptatif, désignant ainsi le processus d’incorporation des usages et règles qui assurent la coexistence collective, on peut considérer que la famille continue de socialiser, même si c’est inégal suivant les milieux sociaux. En revanche, la famille d’aujourd’hui, en tant qu’elle est avant tout un refuge contre la société, ne remplit plus le même rôle que la famille qui avait en charge la production d’un être pour la société (car tel était le rôle de la famille en tant que rouage de l’ordre social). Pour comprendre le changement, il est nécessaire de se référer à un autre sens du mot socialisation : cela ne signifie pas seulement apprendre à coexister avec d’autres, mais à se considérer comme « un parmi d’autres ». L’apprentissage de cette distance à soi-même est ainsi décrite : « Apprentissage de l’abstraction de soi, qui créé le sens du public, de l’objectivité, de l’universalité, apprentissage qui vous permet de vous placer au point de vue du collectif, abstractions faites de vos implications immédiates ». C’est cet apprentissage du détachement qui est fondamentalement remis en cause. Un des traits de la personnalité contemporaine (nous allons l’aborder plus loin) est au contraire ce qu’on peut appeler « l’adhérence à soi ». Le déclin du public, la difficulté à dissocier l’élément public de l’élément personnel.
Il ne sert à rien de se désoler de cet état de choses ou, pire, de rêver nostalgiquement au retour à l’institution traditionnelle de la famille … Nous aurions pu aussi noter à quel point cette évolution vers toujours plus d’individualisation démocratique était responsable de la reconnaissance des droits des enfants, de la réduction spectaculaire de formes d’éducation répressives produisant des personnalités pathologiques (l’analyse des dégâts psychologiques de l’autoritarisme n’est plus à faire), du déclin de rôles rigides dont l’individu était prisonnier, l’émancipation des femmes que ce mouvement a permis …etc. Mais il s’agit de mesurer l’aspect problématique de cette réalité du point de vue de l’éducation, scolaire en particulier.